Le projet de l’ouvrage Ville sauvage : Marseille. Essai d’écologie urbaine est simple et astucieux : penser et expliquer les conditions générales d’une « écologie urbaine » à partir d’une étude de cas située et à fort capital symbolique, le territoire marseillais. Celui-ci, avec ses acteurs, ses différentes échelles de temps et d’espace, est envisagé comme un haut lieu à la fois de l’urbain, mais aussi d’une pensée non dualiste du territoire ancrée dans la vie sociale. Dans le fond comme dans la forme, Baptiste Lanaspeze offre un ouvrage stimulant que nous dirions volontiers d’éducation populaire, référencé, exigeant, mais aussi situé et fondé sur le compagnonnage et l’expérience des lieux par la marche. La partie la plus académique du livre est encadrée d’un cahier photographique et d’une série de témoignages d’acteurs co-écrits avec l’auteur. Ce triptyque se complète habilement et permet une lecture facile. Ce projet d’écrire l’écologie urbaine dans une langue simple et accessible, au-delà du cercle restreint des professionnels du projet urbain, participe aussi du dépassement des nouveaux moralismes écologiques comme du dualisme homme–nature. Il invite le lecteur à la réappropriation de la nature au sein même de la civilisation urbaine. Baptiste Lanaspeze est auteur, marcheur, philosophe et éditeur [1]. Il a également travaillé à Radio Grenouille – une radio associative marseillaise – puis il a créé avec un collectif d’artistes-marcheurs le sentier de randonnée urbaine GR Marseille 2013 lors de l’événement « Marseille Provence 2013 – Capitale européenne de la culture ». Le projet du livre s’inscrit donc typiquement dans une approche « glocale », où la pensée systémique s’adosse aux terrains réels de l’auteur, ici le terrain d’un investissement habitant et culturel sur la durée.
Éloge de la naturalité urbaine
Par certains de ses aspects, la ville de Marseille se présente apparemment peu soigneuse, et éloignée, des bonnes pratiques socio-environnementales. La gestion des déchets ménagers et industriels et ses clientélismes ou encore ses circulations automobiles illustrent régulièrement cet aspect. Pour de nombreux acteurs, cette ville est sûrement le contraire d’une « capitale verte ». À l’image de son introduction intitulée « Marseille, capitale européenne de la nature », l’auteur procède pourtant à une série de mises au point pour situer la ville dans sa dimension de nature, en l’occurrence de nature urbaine. Contre les « habits empesés d’une capitale européenne de la culture, ce portait de Marseille est aussi une invitation à replacer la culture dans la nature », car « même en ville, on est toujours dans la nature » (p. 70). C’est donc de « faire de Marseille le terrain d’une pensée écologiste émergente, qui, par-delà la distinction obsolète entre sciences naturelles et sciences humaines, interroge la naturalité d’Homo sapiens comme espèce urbaine » (p. 71). Ici, l’éloge de la naturalité urbaine ne peut être dissociée d’un éloge du populaire et d’une ville à l’oralité vivace, un anti-modèle métropolitain. Cette ville qui semble échouer régulièrement à la modernisation, qui est à peine sortie d’un long déficit démographique et qui a si peu de monuments, est en réalité son propre monument : « le grand monument de Marseille, c’est sa population » (p. 84).
Le récit du tournant hygiéniste marseillais que constitue l’aménagement du canal de la Durance en 1849, puis de l’extension urbaine et industrielle de la ville sans plan établi, avant une profonde déprise, permet de comprendre pourquoi le tissu urbain marseillais contemporain est fragmenté, enchevêtré, hétéroclite. Le tiers-paysage y occupe une place éminente, dont le cahier photographique rend compte d’une très belle manière. Comme le paysagiste Gilles Clément l’explicite, celui-ci, « fragment indécidé du Jardin planétaire, désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature ». Cet ensemble de délaissés et de territoires en réserve « apparaît comme le réservoir génétique de la planète, l’espace du futur ». En même temps, le courant excursionniste (celui des premières associations de randonneurs) et conservationniste (celui qui veut protéger les espaces de nature dite « sauvage ») a marqué l’histoire de Marseille, ville littorale, ville du dehors, ville aux nombreux commensaux [2] non humains. La création du GR 2013 renvoie en réalité à une antériorité forte : en 1913, « Marseille est, avec Berlin, la capitale de l’excursionnisme » (p. 128) et en 1910 a eu lieu la première manifestation en France pour la préservation d’un site naturel – ici, la calanque de Port‑Miou. Ce « proto-écologisme » marseillais traduit la force de la transformation urbaine, nourrit le dualisme homme–nature et le mythe virginal de la nature porté par le courant conservationniste, mais aussi un ensemble d’autres pratiques de la nature. Et c’est de cette épaisseur marseillaise dont l’auteur s’empare pour incarner et synthétiser une pensée émergente.
L’écologie urbaine : une émergence, une didactique
Ville sauvage : Marseille. Essai d’écologie urbaine semble s’inscrire d’abord dans ce que certains, à la suite des sociologues Ulrich Beck et Anthony Giddens, appellent la modernité réflexive, c’est-à-dire l’entrée dans une nouvelle période historique marquée par la prise de conscience des enjeux écologiques et la fin de l’innocence du progrès. Mais l’analyse de l’auteur corrobore en réalité le travail des nouveaux historiens de l’environnement tant il converge avec les perspectives dégagées dans L’Événement Anthropocène (Bonneuil et Fressoz 2013), ou d’Une autre histoire des « Trente Glorieuses » (Pessis et al. 2013). Il participe donc, selon nous, de la remise en cause du schéma proposé par ces chercheurs d’une « modernité » (couvrant quatre siècles de révolution industrielle, scientifique et capitaliste) suivie d’une « modernité réflexive » (depuis 1992 et la Conférence de Rio), car la critique socio-environnementale est présente tout au long de la modernité. Baptiste Lanaspeze la décrit bien en se référant notamment et très diversement au monde associatif, à Thoreau et aux promoteurs de la nature en ville de la fin du XIXe siècle comme Howard ou Olmsted, ou aux non-humains très présents dans son texte, avec le chapitre intitulé « Ratopolis », la ville du rat urbain, mais aussi la référence à Léon Ménabréa, juriste et historien, auteur en 1846 de De l’origine, la forme, et l’esprit des jugements rendus au Moyen‑Âge contre les animaux.
En s’adossant à d’autres chercheurs, tels Philippe Clergeau et Nathalie Blanc, Lanaspeze apporte une explicitation claire et accessible de l’écologie urbaine, à rebours d’un certain nombre de textes où le souci de faire commun est entravé par l’obscurité de la langue. Le concept est développé tout au long de l’ouvrage et intégré, au travers des entretiens de fin d’ouvrage, dans les formes de la vie sociale marseillaise et de questions universelles : le rapport au corps, l’enfance, la solitude, la mort. L’espace urbain est donc aussi naturel, la demande sociale de nature y est forte et dépasse l’offre publique du parc et du square ; le cadre de la ville durable offre alors peut-être des opportunités pour développer une nouvelle écologie urbaine [3]. Cet apparent oxymore (comparable à l’anthropologie de la nature de Philippe Descola) réconcilie des mondes séparés, celui des humains et celui des non-humains, au sein d’une forme sociale, la ville, inscrite dans la naturalité du monde. C’est l’ensemble de la communauté qui est ainsi invité à refaire du sens commun avec l’écologie urbaine, et chaque lecteur invité à tester ce concept sur ses propres territoires et ses propres pratiques. En ce sens, Ville sauvage : Marseille est aussi un grand livre de géographie.
Bibliographie
- Bonneuil, C. et Fressoz, J.-B. 2013. L’Événement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris : Éditions du Seuil.
- Pessis, C., Topçu, S. et Bonneuil, C. 2013. Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris : Éditions La Découverte.