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Les méditations spatiales de Michel Vernes, écrivain d’architecture

Un recueil posthume de Michel Vernes, critique d’architecture, multiplie les sources et les points de vue sur l’histoire des espaces construits. Du pavillon à la métropole, de la rue au paysage, ses articles explorent la conception et les transformations des lieux habités.

Recensé : Michel Vernes, Projets et souvenirs. Écrits sur l’art, l’architecture, la ville et le paysage, XVIIIe-XXIe siècle, Manuel Charpy et Camille Hanen (éd.), Paris, Éditions de la Villette, 2023, 590 p.

Découvrir l’œuvre singulière de Michel Vernes (1940-2013), critique d’architecture, historien et enseignant dans différentes écoles supérieures en France et à l’étranger, c’est être saisi par une plume alerte et érudite. Elle suit des chemins de traverse qui parcourent différentes époques et diverses métropoles, de part et d’autre de l’Atlantique, dont l’histoire est en partie méconnue à force d’être illustrée. Ces voies conduisent vers des rayonnages de bibliothèques peu fréquentés, croisant des auteurs que l’on connaît de nom sans les avoir lus, et d’autres dont l’œuvre a été oubliée. On y rencontre des documents d’archives tout aussi négligés : catalogues de pavillons préfabriqués du début de l’ère industrielle, où abondent les réclames d’entreprises de jardins « génériques » ; manuels de dessin industriel ou technique ; traités de fabrication du ciment et du béton. Dans ses essais au style précis et rigoureux, sans excès d’érudition, Vernes montre que ces documents peuvent devenir des sources pour l’enquête historique. Il rappelle qu’ils ont nourri des controverses esthétiques, voire éthiques et idéologiques, sur la conception et les transformations des lieux habités. La sélection de Projets et souvenirs donne la mesure des enseignements que l’on peut tirer d’une telle approche. Les textes hétérogènes de ce volume posthume, au-delà du simple recueil, composent une sorte d’opus incertum [1] de la littérature documentaire sur les villes et les paysages de l’ère industrielle.

Écrivain d’architecture

Vernes fait partie de ces auteurs qui ont laissé un grand nombre d’articles et d’essais parus dans des revues, dans la presse spécialisée et dans certains catalogues d’exposition, sans avoir publié de monographie – au risque de rester méconnus. Cet important recueil posthume, édité et préfacé par l’historien de la culture matérielle et de la culture visuelle Manuel Charpy, vient y remédier. Il rassemble plus de trente articles publiés entre 1978 et 2011, classés en six sections thématiques [2]. Ces « écrits sur l’art, l’architecture, la ville et le paysage » portent sur des objets multiples, ce dont témoignent les différents intitulés de sections, tous au pluriel : « Paysages et jardins », « Promenades urbaines », « Fabriques et pavillons », « Architectures dessinées », « Métropoles verticales » et « Modernités déroutantes ». Le pluriel indique non seulement l’hétérogénéité des situations historiques et géographiques abordées mais aussi la variété des points de vue envisagés.

Figure 1. Plan, élévation et coupe du salon et de la salle à manger du Hameau de Chantilly, dessin de Chambé, 1784

M. Vernes, Projets et souvenirs..., p. 336.

À la manière d’un kaléidoscope, chaque nouveau texte ouvre des perspectives inattendues, où se distinguent une nouvelle organisation de formes, une autre répartition des géométries et des couleurs. Cette manière d’écrire permet de renouveler le regard sur des sujets que l’on pouvait croire bien connus. Vernes cherche moins à quitter les sentiers battus qu’à retrouver, au sein de strates d’archives méconnues ou négligées par sa propre époque, des réserves de sens et de beauté. Son attention à la singularité des formes et des relations spatiales, ressaisies dans leurs contextes historiques, est saisissante. Qu’il commente le succès naissant des pavillons de banlieue ou l’esthétique des gratte-ciel new-yorkais, la mode des chalets ou celle des pagodes, la place de la mémoire dans la conception des jardins parisiens ou l’extension des chemins de fer, les changements de perception de la rue ou l’évolution implicite des règles du dessin d’architecture, la juxtaposition des objets et des références est éclairante et inspirante.

Plusieurs qualités stylistiques font de Vernes, comme l’annonce la quatrième de couverture, « un véritable écrivain d’architecture ». On peut en repérer au moins trois. En premier lieu, la précision des formulations et la qualité de la langue. Le détail de ses phrases, dont tout jargon est absent, est d’une réjouissante clarté. La description concrète occupe toujours le premier plan d’un récit dense, où une histoire critique des idées et des convictions l’emporte sur la simple collecte d’anecdotes grâce à un art de la lecture. Outre sa capacité à assembler et commenter une grande variété de références bibliographiques, Vernes fait preuve d’une extrême attention aux formes construites. Ces formes ne sont pas toujours bâties. Ce sont avant tout celles que restituent des images, telles les planches de catalogues, les affiches ou les vues en perspective commentées en détail. Mais aussi celles de certains projets (plutôt que des sites) que l’auteur invite à lire sur plan, comme un texte implicite. Ainsi, l’effort de rigueur et de précision surmonte les écueils de l’érudition inutile ou de l’éclectisme privé de conviction, pour s’apparenter à une démarche philologique. L’auteur démontre la nécessité d’un point de vue, c’est-à-dire de l’activité d’un regard posé sur des formes autrement opaques, sinon muettes.

Figure 2. Vue de la gare de l’Est et du boulevard de Strasbourg au milieu des années 1860, photographe anonyme

M. Vernes, Projets et souvenirs..., p. 104.

Deuxième élément : cette réussite stylistique permet à Vernes de combiner la libre association d’idées avec une visée argumentative originale. Il sait adopter une « forme impressionniste » et faire droit à une « puissance du flou » (Pfeiffer 2018) qui n’est pas sans rappeler, parfois, les essais esthétiques de Georg Simmel, Walter Benjamin ou Siegfried Kracauer. Affranchie du carcan des conventions académiques, sa pensée associe la description de lieux (presque toujours via des textes ou images) ou le commentaire de documents avec une réflexion sur le projet d’architecture, d’urbanisme ou de paysage, c’est-à-dire sur l’imagination réglée par le dessin. Elle n’en trouve pas moins une rigueur et une portée critique, notamment dans le montage habile de citations et références, l’une des constantes du style de Vernes. Leur enchaînement suit une logique qui n’hésite pas à bousculer la chronologie, comme dans l’article sur « Le paysage de la rue » (p. 131-144), pour mieux cibler différents points de vue et partis pris, par exemple entre celui des concepteurs, des usagers, des artistes ou écrivains. Cette double tendance de dispersion et de classement, de désordre et de réorganisation, peut évoquer l’inachevable « livre des passages » de Benjamin – qui était aussi un Baudelaire inachevé (Benjamin 1989 ; 2013).

Figure 3. Le lac des Buttes-Chaumont au début des années 1870, photographie anonyme commercialisée, 24 × 30 cm

M. Vernes, Projets et souvenirs..., p. 198.

Souvenirs de lectures

Enfin, l’écriture de Vernes se distingue par sa capacité à associer, avec cohérence, de multiples sources et références. Au-delà des travaux d’historiens, celles-ci s’étendent des catalogues d’industrie et des traités pédagogiques de dessin d’architecture aux archives et témoignages de la période révolutionnaire (presse, Mémoires, rapports, correspondances), de Rousseau à Bachelard et Sartre, de l’esthétique moderniste à l’art des jardins pittoresques, ou encore des manuels de topographie à l’histoire naturelle. Ledoux, Laugier, Viollet-le-Duc ou Le Corbusier y côtoient une foule de personnages moins illustres, voire anonymes : jardiniers, artistes, ingénieurs, architectes, critiques d’art, enseignants ou journalistes ; auteurs méconnus de dictionnaires et d’encyclopédies, de récits de voyage en Orient ou aux États-Unis. Faire sortir ces sources de l’ombre, fût-ce le temps d’une page, est une manière de rappeler l’importance d’une curiosité sans limites préétablies pour la formation intellectuelle. Mais aussi de mettre en question les hiérarchies établies et autres arguments d’autorité au nom d’une certaine liberté d’esprit. Dans le champ de l’histoire des idées, quelques citations serties dans le fil de la pensée de Vernes indiquent sa fréquentation d’auteurs plus attendus, sans devenir « centraux » pour autant. Ainsi, les noms de Georg Simmel, Gianni Vattimo, Michel Foucault ou Henri Lefebvre, au détour de certains essais, ne tiennent pas lieu d’ornement mais d’alliés critiques, habiles à décaler les points de vue établis. Vernes fait preuve d’un art de la citation qui repose sur une pratique soutenue mais aussi sélective de la lecture.

Dans Projets et souvenirs, les historiens sont moins cités que les poètes et les écrivains, dont l’influence se pressent à chaque page. Si Baudelaire, Rimbaud, Kafka, sont des passants fréquents, on croise aussi Michaux, Mallarmé, Malevitch ou Munier (et parfois plusieurs dans une même page), ainsi que des mentions plus ou moins explicites des œuvres de Mercier (auteur du célèbre Tableau de Paris paru en 1781), Balzac, Flaubert, Zola, Proust, Sand, Cendrars, Claudel, mais aussi Bataille, Simon, Réda, Roubaud, ainsi que Garcia Lorca et Dos Passos lorsqu’il est question de New York. Ces choix font valoir les vertus de condensation d’une langue guidée par l’exigence poétique. Mais au-delà des raisons formelles, le sens de cet art de la citation n’est-il pas de faire goûter aux lecteurs le plaisir esthétique et la qualité d’expression de l’art littéraire ?

Exercices du regard et de la main

Une conviction semble orienter le recueil : l’architecture, la ville et les paysages, espaces transformés et habités, pétris d’histoire, d’intentions et d’inconscient, peuvent se lire et s’apprendre. Vernes défend et illustre l’exigence d’interpréter les signes du passage du temps. Attentif à la complexité temporelle et spatiale des situations construites, le livre parcourt, par une série d’exercices du regard, les plis du temps humain. Le siècle dernier, meurtri par tant d’accélérations, de destructions et de chocs, a montré que cette durée ne pouvait être tenue pour linéaire et progressive. Sédimentation, emprunts, citations, imitations, pastiches, jugements esthétiques et idéologiques, fantaisie, effets de mode… ces termes issus de l’histoire de l’art s’appliquent aussi à celle des façons, souvent conflictuelles, dont les sociétés ont modifié et habité le monde. « [L]es temps juxtaposés ou mêlés de l’architecture » (p. 544) confèrent une visibilité saillante, pour qui veut bien apprendre à les voir, aux formes de cette complexité. Les écrits de Michel Vernes invitent à de tels exercices ; leur lecture ne manquera pas de modifier le regard de ses lecteurs, lors de leur prochaine visite de jardin ou déambulation urbaine.

Figure 4. « Sujets en ciment pour jardin », Louis Martin, sculpteur, 177, rue d’Argenteuil, Asnières, carte publicitaire, années 1911

M. Vernes, Projets et souvenirs..., p. 458-459.

L’effet didactique ou pédagogique du volume est renforcé par sa riche iconographie, chaque article intégrant plusieurs images en pleine page – parfois jusqu’à une dizaine, comme dans l’étonnant texte sur « Le chalet infidèle, ou les dérives d’une architecture vertueuse et de son paysage de rêve » (p. 242-277). Toutes ces planches d’une grande qualité graphique sont composées d’archives. Elles mêlent le dessin d’architecture, en plan ou en perspective, les croquis d’ambiance, la photographie d’époque, les extraits d’ouvrages techniques et quelques portraits photographiques, comme ceux de Jean Prouvé, de l’Italien Carlo Mollino ou du Canadien Melvin Charney (la dernière partie consacre un texte à chacun de ces architectes, celui sur Charney, en particulier, éclairant à certains égards l’ensemble de l’ouvrage). En effet, l’attention passionnée de Vernes aux représentations fournit un autre fil conducteur du recueil. Plusieurs textes livrent une réflexion approfondie sur la relation entre dessin et projet d’architecture. L’auteur souligne que le rôle du dessin s’accentue avec l’évolution du « partage de responsabilité entre ingénieur et architecte » (p. 349) à l’ère de l’industrialisation : la reconnaissance du dessin d’architecture est ainsi chargée d’ambivalence. Elle correspond à une certaine autonomisation de la conception par rapport à l’exécution proprement dite. C’est l’émergence d’une architecture de papier, à distance des enjeux pratiques et politiques de sa réalisation.

Outre le retour d’une forme d’utopie, l’âge des Lumières, épris de culture classique, voit apparaître le risque de cantonner la discipline à un rôle esthétique et ornemental, sinon académique et idéalisant. Les dessins semblent ignorer les conditions techniques, les chantiers, et les premiers effets de l’industrialisation. Au point de compromettre les ambitions de transformation culturelle et politique des rapports sociaux, selon les espoirs révolutionnaires qui animent alors une part de la conception architecturale. Cette tendance se poursuivra bien au-delà du XVIIIe siècle. De nombreuses représentations de projet, tournées vers l’utopie urbaine, voire le rêve de la société sans classes, attestent la place croissante du désir et de l’imagination dans la conception spatiale. On peut notamment l’observer dans les visions des Fantaisies architecturales du peintre et architecte soviétique Iakov Tchernikhov (1889-1951), que Vernes qualifie d’« architectures héroïques » (p. 486-497).

L’omniprésence des images dans la réflexion de Vernes rappelle que la relation entre villes et jardins, comme celle entre architecture, urbanisme et paysage, passe par l’élaboration de cultures visuelles dont l’interprétation reste ouverte. Ces articles entrent en phase avec l’essor continu, depuis une trentaine d’années, des études visuelles : de l’anthropologie à la photographie amateur, du film documentaire aux albums de famille, ou de l’histoire des médias à celle des contenus vidéo diffusés en ligne. Si la perspective historique de Vernes est si ample et variée, c’est que la richesse des matériaux et des contextes abordés nourrit une curiosité vivante et multiforme. Ce travail de l’imagination, avec ces jeux d’échelles plus ou moins savants, fantaisistes ou visionnaires, est davantage qu’un divertissement formaliste. Il soutient, en vue de transformer nos milieux de vie à partir d’expériences partagées, l’exigence d’élargir le champ des possibles face à la montée des pressions et des contraintes.

Figure 5. King’s View of New York, Four Hundred Illustrations, New York, Moses King, 1915

M. Vernes, Projets et souvenirs..., p. 416.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « Les méditations spatiales de Michel Vernes, écrivain d’architecture », Métropolitiques, 12 juin 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Les-meditations-spatiales-de-Michel-Vernes-ecrivain-d-architecture.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2050

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