En dépit de son titre, Carbon Democracy raconte l’histoire de la lutte contre la démocratie au XXe siècle. La thèse principale, désormais célèbre [1], est que les propriétés physiques différentes du charbon et du pétrole ont façonné des « formes de vies » collectives très contrastées : à la fin du XIXe siècle, dans les pays industrialisés, le charbon a permis aux ouvriers d’obtenir des avancées sociales et démocratiques majeures ; à l’inverse, au Moyen-Orient, au XXe siècle, la fluidité du pétrole a privé les ouvriers d’un point d’appui technologique essentiel pour asseoir leurs revendications. Tim Mitchell invite à lire la démocratie non comme une idée, un mouvement social ou l’histoire de luttes politiques, mais comme un ensemble de vulnérabilités technologiques des oligarchies face au sabotage.
Le livre tire sa force de son attention aux formes matérielles de la production : le charbon (contrairement au pétrole) doit être extrait des mines morceau par morceau, chargé dans des convois, transporté par voie ferrée ou fluviale, puis chargé de nouveau dans des fourneaux, fourneaux que des chauffeurs doivent alimenter, surveiller et nettoyer. La pesanteur du charbon donnait ainsi aux mineurs le pouvoir d’interrompre le flux énergétique alimentant l’économie. Leurs revendications, jusqu’alors constamment réprimées, durent enfin être prises en compte : à partir des années 1880, les grandes grèves minières contribuèrent à l’émergence de syndicats et de partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale. Une fois prise en compte l’affinité historique entre charbon, démocratisation et avancées sociales, la transition énergétique vers le pétrole prend un sens politique intéressant. Par exemple, selon l’auteur, l’un des objectifs du plan Marshall était d’affaiblir les syndicats de mineurs pour ancrer l’Europe de l’Ouest dans le camp occidental. Les fonds de l’European Recovery Program servirent ainsi à l’achat de pétrole (premier poste de dépense), à la construction de raffineries ou au développement de l’industrie automobile. Pipelines et tankers, en réduisant les ruptures de charge, créaient un réseau énergétique beaucoup moins intensif en travail, plus flexible et résolument international. L’approvisionnement énergétique du capitalisme industriel, dorénavant global (dans les années 1970, 80 % du pétrole était exporté), rendait ce dernier beaucoup moins vulnérable aux revendications des travailleurs nationaux.
L’histoire du Moyen-Orient au prisme du pétrole
Tim Mitchell propose une relecture passionnante des événements marquants du XXe siècle au Moyen-Orient en les reliant systématiquement aux efforts des firmes pétrolières pour maintenir la rareté du pétrole (et donc leurs profits) et pour empêcher le contrôle démocratique sur la ressource. La « malédiction du pétrole » a lieu avant la production d’États rentiers, au moment de la mise en place des infrastructures nécessaires à son extraction, à son acheminement et à son raffinage. En dernier recours, mitraillettes et blindés, covert action et élimination des opposants eurent systématiquement raison des grèves dans ce secteur. Ainsi, en Arabie Saoudite, la compagnie pétrolière Aramco joua un rôle déterminant dans la répression violente de la grève générale de 1956. En Syrie et en Iran, les gouvernements qui entreprirent de nationaliser les ressources pétrolières furent victimes de coups d’État orchestrés par la CIA.
Le chapitre conclusif, intitulé « McDjihad », s’inscrit dans la continuité de ces analyses historiques. Les profits des compagnies exploitant le pétrole aux États-Unis dépendant du maintien de la rareté du pétrole, l’Arabie Saoudite joue un rôle fondamental de contrôle des prix et de discipline des pays producteurs. Pour entretenir cette rente pétrolière, il fallait donc que le capitalisme pétrolier collabore activement avec Ibn Séoud et le mouvement islamique conservateur du Tawhid sur lequel reposait son autorité. La guerre en Afghanistan et les événements qui se déroulent en ce moment même au nord de l’Irak témoignent de la faiblesse de l’empire informel américain dont l’approvisionnement énergétique reposait sur la coopération de forces incarnant des énergies politiques antithétiques à celles du capitalisme global.
L’histoire des relations internationales au prisme du pétrole
En lien avec son argument principal, Mitchell propose des thèses incidentes souvent passionnantes. Par exemple, les 14 points de Wilson, le droit à l’autodétermination et l’abaissement des frontières économiques acquièrent un sens très intéressant quand on sait que Woodrow Wilson entendait, entre autres choses, circonvenir des projets (inspirés des théoriciens de l’impérialisme Brailsford et Hobson) de contrôle démocratique et international de l’impérialisme et du capitalisme global, garantissant à la fois des conditions de travail décentes dans les pays des empires formels et informels et un accès aux matières premières aux grandes puissances industrielles.
Le pétrole a également joué un rôle fondamental selon Mitchell dans l’invention de l’économie comme ensemble des relations monétaires sur un territoire national donné et dans la création d’un nouveau mode de gouvernement des populations par la croissance de cet agrégat statistique. La baisse continuelle de son prix jusqu’en 1973 laissait entrevoir une disparition des limites énergétiques de l’économie (patentes au temps de Jevons). Les comptabilités nationales créées après-guerre, de même que les théories de la croissance, ne prirent pas la peine d’intégrer le coût de la raréfaction des ressources (Mitchell 1998). Le pétrole alimentait le rêve d’une croissance infinie.
En même temps qu’il sapait au Moyen-Orient les conditions des avancées démocratiques, le pétrole assurait la prospérité (et donc la pérennité) des démocraties libérales, créant ainsi l’illusion d’une différence de nature entre les aspirations politiques des peuples. Le pétrole assura l’unité financière de l’Occident en érigeant le dollar en monnaie internationale : si formellement la monnaie américaine restait indexée à l’or (accords de Bretton Woods), en pratique sa valeur reposait sur sa convertibilité en pétrole. Le pétrole unifiait l’Occident dans un second sens : il rendait envisageable une société de consommation de masse et renforçait la confiance dans les institutions politiques dont semblait dépendre la prospérité.
La question environnementale : construite par les firmes pétrolières ?
De manière moins étayée, Mitchell parvient même à intégrer l’émergence de la question environnementale à sa fresque carbo-centrée. Selon l’auteur, les compagnies pétrolières auraient activement contribué à l’émergence de l’écologie politique. Premièrement, afin de compenser la perte de revenu liée à la montée en puissance de l’OPEP, et pour financer le développement du pétrole de la mer du Nord et en Alaska, les compagnies pétrolières choisirent de défendre l’idée d’un pétrole rare et donc cher – d’où leur promotion à partir de 1971 de la théorie du pic pétrolier de Hubbert et du thème de la crise de l’énergie. Elles auraient également alimenté et instrumentalisé la critique anti-nucléaire afin de rendre cette industrie non compétitive en la contraignant à intégrer les coûts de traitement des déchets et de démantèlement des centrales [2].
On voit peut-être affleurer ici les limites de la focalisation sur la matérialité du pétrole, et la nécessité d’intégrer bien d’autres causalités éventuellement plus importantes. On pourrait ainsi objecter à Mitchell que les travailleurs du pétrole et de la pétrochimie représentent des contingents considérables. Leur absence dans l’imaginaire politique des luttes sociales s’explique peut-être moins par les propriétés physiques intrinsèques du pétrole que par l’établissement concomitant en Occident d’une régulation fordiste et d’une société de consommation de masse reposant sur l’échange inégal. Certaines grèves dans le secteur des hydrocarbures eurent des effets historiques majeurs, telle la nationalisation du pétrole mexicain en 1938. De même, les ouvriers du pétrole à Bakou, en grève de 1901 à 1905, ont joué un rôle crucial dans la révolution russe de 1905. Comme l’explique Mitchell, le gouvernement de Nicolas Ier joua habilement des divisions ethniques au sein des ouvriers (entre Azéris musulmans et Arméniens chrétiens) pour casser la grève. Est-ce à dire que ce sont ces divisions qui jouèrent un rôle clef bien davantage que la forme technologique de l’extraction pétrolière ? Dans le même ordre d’idées, la conjonction, en Chine, d’une économie dépendante du charbon, de la pérennité d’un pouvoir autoritaire et de la montée des inégalités sociales s’inscrit assez mal dans le récit de Mitchell. Ces remarques, qui pointent vers une complexité supplémentaire, n’enlèvent évidemment rien à l’importance cruciale d’étudier les liens entre systèmes énergétiques et formes politiques.
Car si les systèmes énergétiques et politiques se conditionnent mutuellement, une question essentielle se pose pour notre présent : quelle force politique pourra porter « l’énergie verte » ? L’un des intérêts de Carbon Democracy et de sa lecture hyper-politique de l’histoire énergétique est de nous obliger à avoir une approche plus machiavélique de la question environnementale et de déplacer le regard des sciences sociales des problèmes épistémiques et procéduraux (comment faire avec l’incertitude ? Quelles institutions pour bien décider ? Quelles formes d’apprentissage collectif instaurer ?) vers une analyse du pouvoir des énergies fossiles et de ses vulnérabilités. À considérer ses sources et son histoire, il apparaît que la crise environnementale n’est pas une affaire de cosmologie, de conscience, de procédures, d’institutions, ni même, dans une grande mesure, de connaissance, mais un problème assez classique de mode de production, de régulation du capitalisme et donc d’acquisition du pouvoir.
Bibliographie
- Mitchell, Timothy. 2011. Pétrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, Alfortville : Éditions Ère.
- Mitchell, Timothy. 1998. « Fixing the Economy », Cultural Studies, vol. 12, n° 1, p. 82‑101.