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La matière de l’extractivisme ordinaire

Dans Accumuler du béton, tracer des routes, Nelo Magalhães s’intéresse à la matérialité des équipements qui nous entourent, en particulier les infrastructures de transport. Il offre ainsi un autre regard sur le capitalisme et les manières de lutter contre son extractivisme ordinaire.

Recensé : Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, Paris, La Fabrique, 2024, 203 p.

L’objet se présente sous la forme d’un parallélépipède à dominante grise, souple et rigide à la fois. Mesurant 20 centimètres de long, 13 de large et 2 d’épaisseur, il pèse à peine 300 grammes. Il a été produit en France, à Mayenne, dans le département du même nom, par l’imprimerie Floch, une entreprise fondée en 1929 qui, aux dernières nouvelles [1], peut tirer jusqu’à 100 000 exemplaires par jour. Titre en noir sur fond blanc, cerclé de vert – une conception graphique reconnaissable entre mille que l’on doit à Jérôme Saint-Loubert Bié. On ne peut s’empêcher de remarquer au passage qu’aucun label environnemental de type « imprim’ vert » ne vient orner la dernière feuille…

Autant de détails qui, par définition, sont trop triviaux pour être mentionnés ? Rien n’est moins sûr. Portant sur la production matérielle de l’espace (ou plutôt des espaces, qu’ils soient industriels ou agricoles) à partir des grandes infrastructures (de transport en particulier, autoroutes en tête), exhumant leurs éléments constitutifs, de la terre de terrassement au granulat qui, mêlé au ciment, entre dans la composition du béton, le livre de Nelo Magalhães invite précisément à porter toute l’attention qu’il convient à la matérialité la plus concrète des éléments et équipements apparemment familiers qui nous entourent. En suivant les flux de ces « matières premières », il livre une histoire environnementale – mais aussi, indissociablement, économique, sociale, politique – du capitalisme français depuis l’après-guerre.

La production d’espace « en matière »

Commencer par présenter l’ouvrage de façon faussement prosaïque est une manière de saluer le sens de l’humour qui parcourt le livre et contribue à rendre plus digeste une matérialité fort riche, contenue dans 300 pages bien tassées et lestée de plus de 700 notes de fin, des plus brèves aux plus copieuses. Un humour qui, courant depuis l’épigraphe jusqu’aux remerciements, en passant par d’inattendus surgissements (le chanteur Hugues Auffray et le groupe The Pogues déboulent au détour d’un développement sur les terrassiers ; plus loin, les trois petits cochons et Superman cohabitent dans la même page…), se manifeste d’emblée dans un prologue en forme de contre-pied. L’auteur fait mine d’y évoquer le coronavirus SARS-CoV-2 et l’épidémie de Covid-19 ; en fait, il fait référence à un roman d’anticipation méconnu, dans lequel un virus touche le béton et non le corps humain. Un détour physique qui, paradoxalement, nous conduit au cœur des rapports sociaux.

Ces rapports sociaux, Nelo Magalhães en critique dès l’introduction l’éviction par une « écologie technocratique » focalisée outre mesure sur des « paramètres quantitatifs » et en particulier sur les niveaux d’émission de CO2. Une ligne tenue tout au long du livre, par exemple dans le chapitre 7 (« Rupture de l’infrastructure »), qui traque la façon dont les relations sociales et les rapports de pouvoir sont éludés par un discours insistant commodément sur des causes naturelles, des raisons techniques ou des couacs communicationnels. Un geste d’autant plus remarquable que l’auteur présente un profil atypique. Docteur en mathématiques avant de l’être en économie, il tire ici un livre de sa deuxième thèse. Nulle crainte à avoir cependant : il n’y a ici ni modélisation hermétique, ni arcane méthodologique. Si le livre est rempli à ras bord de « données », celles-ci s’ordonnent autour d’un récit socio-historique aussi prenant que percutant.

Cette réussite tient au coup de force réalisé par ce livre au titre intrigant, lointain dérivé d’un article publié sur le site de Terrestres (Magalhães 2019) : coller au plus près de la matérialité des choses et des rapports sociaux, dans un ensemble fermement imbriqué. Et du même coup, traiter de problèmes généraux en adoptant une large ampleur de vue, sans jamais verser dans la glose « hors sol » – tout au contraire. Le livre est garni de chiffres, de dates, de mesures, de prix, de procédés (connaissez-vous la « technique du hérisson » ?), d’exemples, agrémentés de quelques photographies… Bref, du concret, essaimant ici et là quelques rappels nullement anecdotiques, comme la référence au premier livre de Frederick Taylor, paru en 1907, sur le béton armé. Pour autant, le livre ne quitte pas des yeux les enjeux théoriques, ni la conflictualité sociale, avec ses contestations, ses accidents et parfois ses morts, une part d’ombre de la production matérielle volontiers occultée ou minimisée dans la documentation officielle.

« La généalogie est grise », écrivait dans un texte fameux Michel Foucault (2001 [1971], p. 1004), « elle est méticuleuse et patiemment documentaire ». Nelo Magalhães en fait son miel. Manuels d’ingénieurs, revues de travaux publics, mémoires d’aménageurs, traités savants, rapports experts, bulletins obscurs, thèses poussiéreuses… tout y passe. Il y puise quantité de lieux, de noms, d’événements, de cas ; autant d’éléments qu’on peine parfois à trouver dans une œuvre qui lui sert néanmoins d’inspiration théorico-politique, celle d’Henri Lefebvre, dont le livre La Production de l’espace (Lefebvre 2000 [1974]) passe un peu à côté de son sujet, relève avec respect mais non sans malice Nelo Magalhães, au sens où l’ouvrage n’expliquait pas vraiment comment s’opère concrètement ladite production. Or c’est bien ce qui intéresse ici l’auteur, « déplier le comment », comme il l’explicite d’entrée de jeu (p. 15) : « comment la production d’espace se déploie-t-elle, comment affecte-t-elle les milieux, et comment est-elle permise matériellement, techniquement et idéologiquement ? ».

Des grandes infrastructures au Capitalocène

Pour répondre à cette question, l’auteur braque le projecteur ailleurs que sur des matières fossiles qui ont tant accaparé l’attention, certes pour de solides raisons. Sans nullement nier leur importance, il porte le regard sur un matériau aussi banal que crucial, fait de ciment, de terre et de sable, sur la base d’un constat aussi simple que saisissant, selon lequel la « matière première du Capitalocène n’est pas précieuse, mais ordinaire et souvent sans valeur » (p. 18). Un « extractivisme ordinaire » (chap. 4), donc, dont les effets n’en sont pas moins délétères, s’agissant « certainement [de] la plus grande extraction du Capitalocène » (p. 84), comme en témoigne notamment le chapitre 5 sur les « dévastations alluvionnaires ».

Comprendre cet extractivisme ordinaire ne requiert pas simplement de prendre le parti pris des choses ; il faut saisir les structures sociales de l’économie, prendre en compte le rôle de l’État, étudier de près les acteurs qui incarnent les forces sociales, du patronat industriel aux ingénieurs des ponts et chaussées. D’où une alliance théorique nullement évidente, au sein de laquelle l’influence de Pierre Bourdieu et celle de la théorie de la régulation se mêlent à celle d’Henri Lefebvre, sans manquer de désigner le point aveugle que constitue la négligence de l’espace proprement physique. De cette manière, Nelo Magalhães ne s’inscrit pas seulement en faux contre l’abstraction de la « science économique ». Il se démarque aussi d’un matérialisme éthéré qui évacue les rapports entre État et société – David Harvey prend quelques coups de griffe –, et plus encore des travaux qualifiés de « postmodernes », qui tendent à enjoliver la brutalité du fonctionnement socio-économique. L’auteur donne en tout cas une consistance à l’analyse du capital faisant parfois défaut à un marxisme écologique qui, certes, fouette l’imagination, mais tend à se réfugier à distance du réel. Un réel qui, ici, n’est jamais oublié, qu’il s’agisse de la mécanisation (chap. 2), de la stabilisation-abstraction-destruction des sols (chap. 3), de l’aspect logistique (chap. 6), de la valorisation-patrimonialisation des déchets (chap. 8 et 13) ou des modalités pratiques de l’échange écologique inégal (chap. 12).

Tout ceci n’empêche nullement l’auteur de semer chemin faisant des thèses à portée générale. Contre le « récit frauduleux du réveil environnemental » (p. 140), il enfonce le clou : en matière de traitement des déchets comme sur d’autres plans, la prétendue « prise de conscience » récente est une fable. Il conteste le raisonnement présentant comme nécessaire et vertueuse la « transition » d’une économie linéaire à une économie circulaire, laquelle est non seulement repérable dès le XIXe siècle, comme l’ont montré les travaux de Sabine Barles (2005), mais prospère au sein d’un cadrage tronqué du problème. Loin de tout fétichisme juridique, Nelo Magalhães récuse tout autant l’idée que l’accumulation législative viendrait accréditer « la thèse éco-moderniste d’un “État environnemental” qui aurait émergé dans les années 1970 » (p. 185). Ailleurs, il complète la lecture « régulationniste » de la crise du fordisme en éclairant la crise de la production de l’espace qui caractérise ce régime d’accumulation (chap. 9). Il montre aussi que la majeure partie de l’extraction sert moins à la construction qu’à la maintenance des grandes infrastructures qui soutiennent le Capitalocène, un point approfondi dans le quatorzième et dernier chapitre, « Maintenir le capital fixe ».

Dans le sillage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz (2016 [2013]), Nelo Magalhães confirme ainsi comment, au nom de besoins à remplir, de demandes à satisfaire, d’impératifs à suivre, l’insoutenable est désinhibé. La fuite en avant extractiviste-productiviste n’est pas essentiellement un problème d’ignorance, encore moins de dissimulation. Parfois elle ne tient qu’à un mot, qui renferme une astuce rhétorique, elle-même fixant un cadre idéologique : dès lors que le réseau routier est défini comme un « capital », qui irait dire qu’il faut le dilapider plutôt que le faire fructifier ? On voit ainsi la genèse et le développement, sous influence patronale, de l’« idéologie sociale de la bagnole », comme l’écrivait en 1973 André Gorz (que l’on croise aux chapitres 9 et 14), envers et contre tout, embouteillages, pollution, accidents mortels. Une idéologie que, grâce à l’auteur, on prendra toujours soin de rapporter à ses conditions matérielles en général et socio-spatiales en particulier. « Quand tout l’espace a été adapté à l’automobile », écrit-il par exemple (p. 156), « les citoyens n’ont d’autre choix que de devenir automobilistes ».

Horizon léger contre capital fixe

Accumuler du béton, tracer des routes est porté par l’exigence indissociablement intellectuelle et empirique « qu’une écologie proprement politique doit abandonner la grammaire du “vert” ainsi que la question de l’environnementalisme (“comment protéger ou conserver la nature ?”), pour chercher à comprendre comment l’espace physique est produit » (p. 24). C’est dans cette perspective que l’auteur tord le cou au « verdissement environnementaliste de la production de l’espace » (p. 189), qu’il passe par l’investissement ou par l’innovation technique – encore un expédient qui maintient ou plutôt reproduit le statu quo. C’est l’argument d’un épilogue « tactique », en clin d’œil cette fois à un passage de Michel Foucault qui, une fois écartées l’écologie technocratique et l’écologie postmoderne, puis désignées les limites de l’écologie postcapitaliste locale, dialogue avec les partisans d’une « écologie du démantèlement » (Bonnet et al. 2021), en ciblant les tenants et aboutissants du libre-échange.

C’est la seule partie frustrante du livre. D’abord et avant tout parce que la tâche apparaît titanesque, tant les obstacles sont multiples et élevés, mais aussi parce que l’on aurait aimé que Nelo Magalhães se situe explicitement vis-à-vis de perspectives comme celle de la décroissance programmée (Timothée Parrique), du « communisme du vivant » (Paul Guillibert), du « léninisme vert » (Andreas Malm) ou de la planification écologique (Cédric Durand et Razmig Keucheyan), celle-ci étant expédiée dans les toutes dernières pages. À d’autres moments dans le livre, tel ou tel développement suscite l’envie de discuter, comme quand l’auteur, livrant une lecture fine de la complainte de l’épuisement des ressources (chap. 5), paraît balayer d’un revers de main le problème de la pénurie quantitative tendancielle des « ressources », envisagée avant tout comme un prétexte pour tirer vers le bas la réglementation socio-environnementale. Mais on ne peut pas tout avoir : Accumuler du béton, tracer des routes est déjà un livre formidablement stimulant, dont la toute fin, mentionnant les Soulèvements de la terre, conduit à un ouvrage paru presque simultanément : Premières secousses (2024). Même éditeur, même invitation à ne pas se laisser ensevelir.

À la mémoire d’Éric Hazan.

Bibliographie

  • Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains. France : 1790-1970, Seyssel : Champ Vallon.
  • Bonnet, E., Landivar, D. et Monnin, A. 2021. Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris : Divergences.
  • Bonneuil, C. et Fressoz, J.-B. 2016 [2013]. L’Événement Anthropocène, Paris : Éditions du Seuil.
  • Foucault, M. 2001 [1971]. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et Écrits I, 1954-1975, Paris : Gallimard, p. 1004-1024.
  • Gorz, A. 1973. « L’idéologie sociale de la bagnole », Le Sauvage, septembre-octobre, republié sous le titre « “J’adore la bagnole” : André Gorz répond à Macron », Terrestres, 25 septembre 2023.
  • Lefebvre, H. 2000 [1974]. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Les Soulèvements de la terre. 2024. Premières secousses, Paris : La Fabrique.
    Magalhães, N. 2019. « Accumuler de la matière, laisser des traces », Terrestres, 11 septembre.

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Pour citer cet article :

Grégory Salle, « La matière de l’extractivisme ordinaire », Métropolitiques, 31 octobre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-matiere-de-l-extractivisme-ordinaire.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2094

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