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Un club, un stade, une ville ?

Géographie du supportérisme contemporain de l’Olympique de Marseille

Les clubs de football ont longtemps été les étendards de leur territoire. Si leurs politiques sont aujourd’hui beaucoup plus commerciales, la pratique des supporters n’en demeure pas moins territorialisée. C’est particulièrement notable dans le cas des personnes n’habitant pas la ville ou son agglomération et qui revendiquent leur attachement à un club. Au-delà du football, les « supporters à distance » témoignent des nouveaux rapports aux territoires qui se développent avec la mondialisation.


Dossier : Le football en rénovation : quels stades pour quelles villes ?

Parce qu’une présence régulière dans les tribunes des stades est une preuve publique de la passion, être supporter de football est affaire de mobilité et de mobilisations dans l’espace. Le fait est d’autant plus remarquable aujourd’hui que les stades ne sont plus uniquement peuplés par les spectateurs locaux. Parfois situés à des centaines de kilomètres de leur club favori, des supporters organisent de longs déplacements pour assister à des matchs.

Les enceintes sportives ont longtemps été une « carte de la ville en réduction ». Dans la première moitié du XXe siècle, le public du Racing Club de Lens reflète fidèlement l’environnement local : les mineurs se rassemblent dans les gradins selon des affinités professionnelles (entre collègues de la même fosse ou de la même section syndicale) et résidentielles (entre voisins de la même cité) pour soutenir les « gars du coin » qui composent l’équipe (Fontaine 2010a).

Dans les années 1970, la fin de l’encadrement paternaliste qui caractérisait bon nombre de clubs au profit d’une gestion entrepreneuriale, la mobilité de joueurs érigés au rang de vedettes, le rôle grandissant de la télévision marquent la fin de cette version très localisée du spectacle du football (Fontaine 2010b). Les nombreux titres et exploits de l’Association sportive de Saint-Étienne (ou ASSE) suscitent alors un « supportérisme à distance » sans précédent [1]. En 1971 (avant les matchs « mythiques » de coupe d’Europe), une enquête indique que 57 % des spectateurs sont des habitants de Saint-Étienne et 33 % de la Loire, tandis que 10 % du public provient des autres régions de France (Charroin 1992). Quelques années après, en 1979, un sondage effectué un soir de match, au cours duquel 35 000 questionnaires sont distribués, estime à 72 le nombre de départements représentés au stade Geoffroy-Guichard [2]. Cultivée et organisée par les dirigeants du club, la supra-régionalité de la mobilisation autour de l’ASSE ne s’est pas démentie depuis (Merle 2004 et 2011).

Le « paradoxe marseillais » : entre exaltation de l’identité locale et popularité nationale

Frappée par la crise économique, souffrant d’une mauvaise réputation, Marseille, comme Naples en Italie ou Liverpool en Grande-Bretagne, semble faire corps avec son club. « C’est le propre des villes sinistrées, nostalgiques d’une grandeur passée et aujourd’hui bafouées de l’extérieur, de porter une ferveur sans commune mesure à l’équipe qui les représente », écrit Christian Bromberger (1995, p. 23). Les succès sportifs y sont vécus comme une manière de réécrire un destin contrarié. Ce désir de revanche symbolique et de reconnaissance nationale propre à l’engouement des Marseillais pour leur club de football se conjugue avec la revendication d’une identité hyper-localisée.

Dans la première moitié des années 1980, la géographie sociale de la cité se projette encore sur celle du stade Vélodrome, offrant une carte vivante en modèle réduit de la ville (Bromberger 1989). Apparus au Vélodrome à partir de 1984, les groupes de supporters dits « ultras [3] » célèbrent particulièrement leur « fierté d’être Marseillais ».

Profondément lié à l’identité locale et à l’histoire de la ville, l’Olympique de Marseille (OM) connaît, dans cette même période, une popularité croissante au-delà de l’agglomération. De nombreux passionnés de football, ni résidents ni originaires de la région marseillaise, ont aussi été marqués par les succès engrangés au tournant des années 1990 (et notamment par la victoire de 1993 face à l’AC Milan en coupe d’Europe des clubs champions). Le lien que ces supporters à distance entretiennent avec l’OM est une projection imaginaire vers une équipe et des joueurs, vers une histoire sportive, un attachement à un style de jeu (symbolisé par la devise « Droit au but ») et à des propriétés variées associées au club (la ferveur, le cosmopolitisme, l’indiscipline voire l’esprit « canaille »). C’est aussi un rapport physique avec un lieu de mémoire, le stade, et un espace, la ville de Marseille [4].

« Le pèlerinage à l’OM » : l’appropriation temporaire de lieux symboliques

Lorsque l’on réside à Orléans, Strasbourg, Bruxelles ou Paris tout en supportant l’OM, Marseille est comme la « Rome » qu’il faut avoir visité au moins une fois pour authentifier la passion : la légitimation de la démarche des supporters à distance passe par la présence dans les hauts lieux du supportérisme marseillais. C’est sur le projet d’organiser régulièrement des voyages jusqu’au stade Vélodrome (et dans les autres enceintes sportives visitées par le club) que les groupes de supporters à distance ont été fondés à partir de la fin des années 1980. Ils sont aujourd’hui disséminés sur tout le territoire national mais aussi au-delà : outre la Réunion, la Guadeloupe ou Tahiti, il existe des groupes en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et, de manière plus récente, en Russie, aux États-Unis ou au Sénégal [5].

Le premier déplacement à Marseille s’apparente à un voyage initiatique. La ville est visitée et investie afin de découvrir, au-delà du prisme de la télévision et des journaux, les lieux, les personnages et les situations qui gravitent autour du club. Le jour de match est d’abord l’occasion d’une exploration partielle et orientée de la cité. Les supporters à distance se contentent des lieux les plus connus : Vieux Port, Canebière, Notre-Dame-de-la-Garde.

Si la « Bonne Mère » demeure une visite quasi obligatoire, c’est que la crypte et la basilique font aussi partie de la « mythologie » de l’OM, les joueurs et les dirigeants marseillais s’y recueillant parfois avant les grandes rencontres. Ainsi les supporters à distance marchent-ils, même en ces endroits, sur les traces du club et de la communauté de ses partisans. En ce sens, c’est une certaine représentation de Marseille, comme espace dédié au football et à l’OM, qui anime leur démarche. Le voyage étant aussi l’occasion d’emporter des souvenirs pour soi et ses proches, les supporters à distance se rendent dans les boutiques officielles du club.

Mais c’est le stade Vélodrome qui fait l’objet de toutes les attentions. Certains flânent devant l’entrée et s’y font photographier ; d’autres se rendent au Musée-boutique qui permet de mieux approcher les tribunes. Tous cherchent à prendre temporairement possession des lieux bien avant la rencontre. La découverte du stade de l’intérieur représente toujours l’apothéose du déplacement. Expérience émotionnelle et perceptive (le match sollicite la vue, l’ouïe, le toucher) et temps de célébration collective du club, la partie vécue depuis les gradins autorise la réalisation de la communauté imaginée : le mélange des supporters à distance et des supporters locaux s’apparente, aux yeux des premiers, à un rite unificateur.

Marseille autrement : l’enjeu de l’authenticité

Éloignés géographiquement de la ville qui abrite leur équipe favorite, ces supporters sont aussi extérieurs à la réalité des partisans locaux qui y évoluent au quotidien. Ils ne peuvent pas s’investir dans les nombreuses activités déployées par les associations en dehors du temps de la rencontre [6]. Aussi le « débarquement » des supporters à distance les jours de match peut-il s’apparenter à un investissement irrégulier, à une irruption soudaine et momentanée qui contribue à les assimiler à des « consommateurs d’ambiance » et à provoquer des réactions hostiles d’autochtones s’irritant de l’envahissement de « leur » territoire.

Dès lors, la mise en place de « routines » est une manière, pour les supporters à distance, de se distinguer des touristes pour qui la venue au stade demeure passive et exceptionnelle. La régularité des déplacements et de la présence dans les tribunes tout au long de la saison sportive (matchs « de gala » comme de moindre envergure) est fortement valorisée.

Les supporters à distance cherchent, par ailleurs, à investir les lieux des initiés, gage d’admission dans le cercle des « véritables » supporters marseillais. Ainsi tentent-ils fréquemment de construire des liens avec les habitués (il s’agit d’être connu et reconnu) ou de partager des habitudes : fréquentation assidue d’un bar tenu par une figure du supportérisme local, visite régulière du siège d’une association de supporters, placement aux côtés des leaders des tribunes, etc.

Progressivement, il s’agit donc de s’approprier les lieux les plus authentiques de la présence supportériste et, dans un mouvement parallèle, de fuir tous les endroits étiquetés comme les plus touristiques, destinés aux profanes. C’est le cas, par exemple, d’OM Café (situé sur le Vieux Port) ou des boutiques officielles, synonymes d’anonymat et d’impersonnalité.

Emmener un « bout de Marseille » chez soi est enfin une manière de parfaire l’adoption du statut d’initié. Le développement d’une appétence pour l’histoire locale, le « parler marseillais », les jeux de boules, le pastis, les spécialités culinaires ou encore la musique « made in Marseille » montre bien que, au fil de leur engagement dans cette forme originale de soutien, les supporters à distance sont pris dans une expérience de transformation identitaire qui voit sa manifestation la plus spectaculaire dans la progressive empathie pour la ville et ses traits culturels les plus typiques.

Le territoire des clubs de football en question

Naguère, le spectacle sportif était le prolongement d’une appartenance clairement définie : l’OM était le porte-étendard des Marseillais, des habitants de la proche région de Marseille et des exilés qui voyaient là une manière de conserver une attache avec la société locale d’origine. Les supporters importaient dans le stade une identité collective qu’ils célébraient et, en quelque sorte, actualisaient le temps d’une rencontre. S’il demeure lié à des hauts lieux inscrits dans un espace situé, le territoire des clubs de football est aujourd’hui différemment construit.

Au-delà du cas marseillais, les plus grandes équipes européennes mènent depuis les années 1990 d’ambitieuses politiques commerciales qui jouent un rôle dans la dispersion géographique des « foyers partisans », de telle sorte que l’aire de recrutement de leurs supporters est devenue mondiale. Tournées d’avant-saison, développement de médias, vente de droits de retransmission télévisuelle à des chaînes étrangères, ouverture de boutiques, intégration de joueurs emblématiques sont quelques-uns des procédés utilisés.

Le changement d’échelle des clubs a des incidences sociales. Le football contemporain constitue ainsi un excellent observatoire pour étudier l’espace des sociétés en mutation, la construction des identités et le renouvellement des sentiments d’appartenance, fondés sur des communautés et des territoires aux dimensions réinventées, ayant une base géographique et des contours imaginaires plus flous.

Bibliographie

  • Bromberger, Christian. 1989. « Le stade de football : une carte de la ville en réduction », Mappemonde, n° 2, p. 37‑40.
  • Bromberger, Christian (avec Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini). 1995. Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris : Éditions de la MSH.
  • Charroin, Pascal. 1992. « Il pubblico del Geoffroy-Guichard di Saint-Étienne », in Lanfranchi, Pierre (dir.), Il calcio e il suo pubblico, Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, p. 306‑309.
  • Charroin, Pascal. 1994. Allez les Verts ! De l’épopée au mythe : la mobilisation du public de l’Association sportive de Saint-Étienne, thèse en sciences et techniques des activités physiques et sportives, université Lyon‑1.
  • Fontaine, Marion. 2010a. Le Racing Club de Lens et les Gueules Noires. Essai d’histoire sociale, Paris : Les Indes Savantes.
  • Fontaine, Marion. 2010b. « Histoire du foot-spectacle », La Vie des idées, 11 juin.
  • Hourcade, Nicolas. 2003. « L’émergence des supporters ultras en France », in Boucher, Manuel et Vulbeau, Alain (dir.), Émergences culturelles et jeunesse populaire. Turbulences ou médiations ?, Paris : L’Harmattan, p. 75‑89.
  • Hourcade, Nicolas. 2008. « Fiers d’être… : la mobilisation d’une identité locale ou régionale dans la construction d’une cause par les supporters ultras français », in de Waele, Jean-Michel et Husting, Alexandre (dir.), Football et identités, Bruxelles : Éditions de l’université de Bruxelles, p. 145‑159.
  • Lestrelin, Ludovic. 2010. L’Autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris : Éditions de l’EHESS.
  • Lestrelin, Ludovic et Basson, Jean-Charles. 2009. « Les territoires du football : l’espace des supporters à distance », L’Espace géographique, vol. 38, n° 4, p. 345‑358.
  • Merle, Stéphane. 2004. « Le stade Geoffroy-Guichard, un monument du sport local ? », Géocarrefour, vol. 79, n° 3, p. 213‑221.
  • Merle, Stéphane. 2011. « Les territoires du spectacle sportif : vers des pratiques touristiques ? », in Bleton-Ruget, Annie, Commerçon, Nicole et -*Lefort, Isabelle (dir.), Tourismes et Territoires, Mâcon : Institut de recherche du Val de Saône–Mâconnais.
  • Mignon, Patrick. 1993. La Société du samedi : supporters, ultras et hooligans. Étude comparée de la Grande-Bretagne et de la France, rapport de recherche, Paris : Institut des hautes études de la sécurité intérieure.
  • Roumestan, Nicolas. 1998. Les Supporters de football, Paris : Anthropos.

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Pour citer cet article :

Ludovic Lestrelin, « Un club, un stade, une ville ?. Géographie du supportérisme contemporain de l’Olympique de Marseille », Métropolitiques, 21 octobre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Un-club-un-stade-une-ville.html

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