Le groupe ouvrier a joué un rôle central dans la mise en forme et la représentation des intérêts des classes populaires au cours du XXe siècle. Derrière l’apogée de l’usine de masse, qui regroupait la majorité des travailleurs subalternes et unissait leur condition de vie, le peuple avait une figure bien identifiée, tant par ses « ennemis de classe » que par ses alliés – artistes, intellectuels ou élus des partis de gauche. Après 30 ans de désindustrialisation continue et de casse des collectifs constitués, les classes populaires semblent avoir perdu leur fer de lance. Les ouvriers font-ils définitivement partie d’une histoire française révolue ? Les bâtiments à sheds (toits en dents de scie) ne sont-ils voués qu’à disparaître ou à être, au mieux, réhabilités en espaces culturels, transformés en patrimoine d’un passé révolu ? Rendre compte du monde ouvrier contemporain demande de se départir tant d’un ethnocentrisme de classe qui oublie qu’un actif sur cinq est encore aujourd’hui un ouvrier, que d’un passéisme regrettant les grandes mobilisations fédératrices des années 1960 et 1970.
© Olivier Pasquiers et Caroline Pottier/Le Bar Floréal.
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Déclin des places fortes de l’industrie et mutations du travail ouvrier
De fait, après les secteurs du textile et des mines touchés dès les années 1950, les grandes restructurations se sont accélérées dans les années 1970 avec la désindustrialisation des vieux bassins d’emploi industriels, en particulier du nord et de l’est de la France. Ce sont les places fortes du monde ouvrier organisé, les secteurs économiques de travail industriel stabilisé, ancien et qualifié qui entrent en déclin, entraînant souvent celui de zones entières : la faillite d’une grande entreprise métallurgique ou sidérurgique entraîne la décadence économique de la région qu’elle faisait vivre. Pour les salariés qui sont toujours en activité, la peur de perdre son emploi s’est généralisée, les ouvriers étant la catégorie la plus affectée par le chômage.
L’ampleur de ces modifications a eu des contrecoups sur l’ensemble du mode de vie ouvrier et entraîne une profonde crise de reproduction. Les familles ouvrières voient les opportunités locales d’embauche de leurs enfants se raréfier, « leur » usine être délocalisée (Vignal 2005), tandis que parallèlement les systèmes de promotion interne propres à beaucoup d’usines s’enrayent, que les salaires stagnent et que les savoir-faire ouvriers sont appropriés par des experts gestionnaires de direction (Lomba 2013).
Cette crise de reproduction finira-t-elle par avoir raison du monde ouvrier ? Comment, dès lors, expliquer que 20 % des actifs occupent en 2009 cette position, qu’un homme actif sur trois est ouvrier ? Derrière ce déclin s’observe en réalité une recomposition interne. La crise touche surtout les ouvriers spécialisés (OS), ceux de la grande industrie mais aussi ceux de l’industrie légère, du bâtiment et des travaux publics, de la mécanique et du travail des métaux, tandis que la part des manutentionnaires et des ouvriers du transport croît. Ainsi, entre 1982 et 2009, les effectifs des ouvriers de l’industrie ont diminué de plus d’un quart pour les qualifiés (passant de 1,6 à 1,2 million) et d’un tiers (de 2,4 à 1,6 million) pour les non-qualifiés. À l’inverse, ceux des ouvriers de l’artisanat sont restés relativement constants (légère augmentation des qualifiés et petite diminution des non-qualifiés), tandis que ceux du transport, tout en restant minoritaires, ont augmenté : de 10 % pour les chauffeurs et de 7 % pour les ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport [1]. Dans l’ensemble, les ouvriers travaillent aujourd’hui davantage dans le secteur tertiaire et dans les petites entreprises. La massification scolaire des années 1990 a, par ailleurs, eu pour effet de favoriser la mobilité sociale de quelques-uns des enfants d’ouvriers, tout en donnant des espoirs finalement déçus à beaucoup d’autres (Beaud 2003), et d’accompagner la transformation du travail de certains secteurs usiniers (informatisation, travail sur machines numériques).
Les restructurations industrielles et le chômage de masse ont produit un éclatement du groupe ouvrier, une fragmentation de la classe sous le coup du développement de la précarité. On assiste à une dégradation des conditions d’emploi, principalement due au développement du sous-emploi (à temps partiel, souvent contraint), des contrats courts (CDD, intérim et stages) et d’une déqualification au travail (embauche de titulaires de CAP ou BEP, voire du baccalauréat, pour des postes ne demandant pas de qualification). Ainsi se développent de nouvelles formes de marginalisation ouvrière sous l’impact d’une parcellisation accrue du travail et d’une précarité sociale, qui touche particulièrement les femmes, les immigrés et les jeunes.
Malgré ces profondes recompositions, les ouvriers contemporains partagent une même condition. Rythmes de travail contraints, instabilité de l’emploi, faiblesse des revenus, pénibilité d’un travail manuel répétitif (qui se traduit notamment par un nombre élevé d’accidents du travail et de maladies professionnelles) et opportunités réduites de promotion caractérisent les emplois ouvriers dans la plupart des secteurs.
Redéploiement des territoires ouvriers et (dé)mobilisation de la classe
En dehors du monde du travail, le groupe ouvrier subit une ségrégation spatiale. Alors que dans les années 1950 et 1960 les sociabilités ouvrières structuraient nombre de quartiers de centre-ville (Coing 1966), ces derniers se sont embourgeoisés et les ouvriers vivent à présent surtout dans les cités d’habitat collectif des banlieues, les zones pavillonnaires du périurbain, ainsi que dans les espaces ruraux plus reculés. Leur part est particulièrement importante au sein de la population des villages et des bourgs industriels, qui parsèment les campagnes françaises et qui constituent des espaces populaires où les classes dominantes sont peu nombreuses.
L’agrégation spatiale des ouvriers a pu constituer une force de mobilisation de la classe dans le passé, avec une domination des ouvriers dans certaines communes industrielles qui a pu favoriser l’accès des plus stables et qualifiés du groupe au pouvoir municipal – à travers notamment les réseaux de la CGT et du PCF (Mischi 2010). Mais la situation actuelle est différente : la concentration spatiale des ouvriers s’opère depuis les années 1980 dans le cadre d’une transformation du marché du travail ouvrier qui fait éclater le lien entre résidence et emploi, dans un contexte de croissance du chômage et de la précarité (Renahy 2005). En outre, ce sont les fractions les moins qualifiées et les plus précaires qui se trouvent reléguées dans les territoires ruraux et les cités HLM – soit les fractions qui sont historiquement les moins mobilisées –, alors que l’élite ouvrière tend à habiter dans des espaces socialement plus diversifiés, à l’image des zones périurbaines.
Cette relégation spatiale contribue à accentuer le fossé entre ouvriers et professions intellectuelles, participant à l’effacement symbolique du groupe. Après avoir été au centre de toutes les attentions intellectuelles et politiques, les ouvriers tendent à disparaître des représentations dominantes dans les années 1980 et 1990. La « centralité ouvrière » (Vigna 2012) dans les débats politiques et sociétaux s’est estompée ; on ne parle plus de classe ouvrière. Ce retrait s’ancre dans le déclin des organisations qui entendaient représenter les mondes ouvriers, en particulier le PCF et la CGT (Mischi 2010). Non seulement les organisations ouvrières ont perdu, en déclinant, leur socle sociologique ouvrier, mais elles ont également abandonné cette référence dans leur discours. Les partis politiques ont cessé de faire de la classe ouvrière une cible prioritaire.
Pour sa part, le syndicalisme ouvrier est confronté à des stratégies de répression patronales qui rendent difficile toute organisation militante sur le lieu de travail (Pénissat 2013). Depuis les années 1980, les réorganisations de l’usine scindent les groupes de travail constitués, délocalisent certaines unités de production pour contourner les résistances ouvrières (Beaud et Pialoux 1999). Les politiques de l’emploi (sous-traitance, combinaison d’une main d’œuvre qualifiée et non qualifiée) divisent la communauté productive en travailleurs stabilisés (dépendant juridiquement de l’entreprise) et travailleurs extérieurs précarisés. Les réorganisations contribuent à individualiser le rapport de l’agent à la hiérarchie et permettent de passer outre le collectif ouvrier : la prime est individuelle ; elle entre mal dans les revendications collectives de salaire. Le travail du délégué syndical, qui jouait un rôle central dans la culture d’atelier (Pialoux et Corouge 2011), est remis en cause.
Les actions revendicatives ouvrières prennent à présent un caractère essentiellement défensif autour de la sauvegarde de l’emploi. En outre, des directions syndicales, comme celle de la CFDT, intègrent progressivement une logique plus gestionnaire et délaissent le projet d’émancipation collective qui était au fondement de leur action.
Certains secteurs ou entreprises industrielles sont, cependant, encore suffisamment protégés par un cadre syndical ou une culture de métier forte pour continuer à imposer la force du collectif ouvrier, comme à la SNCF (Mischi 2013). Mais, dans l’ensemble, les organisations ouvrières déclinent en même temps que le rôle de l’élite des ouvriers qualifiés de la grande industrie est remis en cause, y compris dans les partis de gauche qui se dotent de plus en plus de responsables et d’élus issus du monde des cadres supérieurs, professions intellectuelles et professions libérales. C’est sans doute cette profonde transformation qui a le plus contribué à l’invisibilisation du groupe ouvrier.
Photographies / Sciences sociales : regards croisés sur le groupe ouvrier
En partenariat avec le collectif de photographes le Bar Floréal, Métropolitiques propose une série de publications croisant deux regards sur un même thème : celui de photographes et celui de chercheurs. Les photographies d’Olivier Pasquiers et Caroline Pottier et le texte de Julian Mischi et Nicolas Renahy décrivent ainsi de façon complémentaire le groupe ouvrier aujourd’hui. Les photographies montrent le patrimoine industriel de la communauté d’agglomération de Creil : comme partout en France, la crainte de la disparition des emplois liés à l’industrie y conduit à inventorier, à classer, à recenser les lieux du travail ouvrier. Il faut mesurer et photographier les bâtiments, les friches et les ruines avant démolition. Quelles sont les traces laissées par les femmes et les hommes qui ont travaillé là ? Qu’en est-il de ceux qui travaillent encore dans ces petites ou grandes usines, poignées de travailleurs là où se pressaient à l’embauche, il y a à peine cinquante ans, des centaines d’ouvriers ? Plutôt qu’à glorifier les cathédrales industrielles désertées, Caroline Pottier et Olivier Pasquiers se sont attachés à montrer ce qui rendait ces lieux encore vivants.
Pour découvrir les autres articles de la série « Photographies / Sciences sociales », voir aussi :
- « Foyers (urbains) mongols », Lucile Chombart de Lauwe et Justine Pribetich, 29 avril 2013
- « Une autre vision de la périphérie », Jean‑Christophe Bardot et Laurent Devisme, 19 juin 2013
- « Le destin des migrants », Sylvaine Bulle et Laetitia Tura, 23 septembre 2013
Bibliographie
- Beaud, Stéphane. 2003. « 80 % au bac »… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
- Beaud, Stéphane et Pialoux, Michel. 1999. Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux–Montbéliard, Paris : Fayard.
- Coing, Henri. 1966. Rénovation urbaine et changement social. L’îlot n°4 (Paris 13e), Paris : Les Éditions ouvrières.
- Lomba, Cédric. 2013. « Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196‑197, p. 34‑53.
- Mischi, Julian. 2013. « Cheminots et cégétistes : s’engager au nom du collectif », Savoir/Agir, n° 22, p. 51‑59.
- Mischi, Julian. 2010. Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Pialoux, Michel et Corouge, Christian. 2011. Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille : Agone.
- Pénissat, Étienne (dir.). 2013. « Réprimer & domestiquer : stratégies patronales », Agone, n° 50.
- Renahy, Nicolas. 2005. Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris : La Découverte.
- Vigna, Xavier. 2012. Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris : Perrin.
- Vignal, Cécile. 2005. « Logiques professionnelles et logiques familiales : une articulation contrainte par la délocalisation de l’emploi », Sociologie du travail, vol. 47, n° 2, p. 153‑169.