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L’entrée dans l’Anthropocène

S’appuyant sur une somme impressionnante de données, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz retracent l’entrée dans l’Anthropocène, ère caractérisée par l’impact des activités humaines sur le système physico-biologique de la Terre. Ces historiens des sciences se dressent contre le récit mystificateur d’une évolution impensée jusqu’aux dernières décennies : faire ressortir les conflits entre des intérêts et des forces asymétriques permet, au contraire, de repolitiser l’histoire de cette évolution.
Recensé : Christophe Bonneuil et Jean‑Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, 320 p.

Oui ! Il est bien certain que nous sommes entrés dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère qui succède à l’Holocène et qui se caractérise par le fait que les activités humaines sont devenues une force géologique majeure ayant un impact mesurable sur toutes les dimensions du système physico-biologique de la Terre (changement climatique, érosion de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution chimique rémanente...). Mais non, cette entrée dans l’Anthropocène n’est pas le résultat d’une incurie de l’espèce humaine toute entière dont quelques membres éclairés auraient pris conscience il y a quelques décennies. Voilà en résumé le message que ce livre roboratif entend faire passer et qui, pour cela, déploie une masse de données et de chiffres recueillis dans une très abondante littérature en majorité anglo-américaine. Les deux auteurs, historiens des sciences l’un et l’autre, sont assurément bien informés. Toutefois, même si cette abondance de données rigoureuses est bienvenue à l’heure où tous les climatosceptiques n’ont pas encore déclaré forfait, là n’est pas l’essentiel de leur propos.

Contre le grand récit mystificateur

Si, comme on vient de le dire, les auteurs s’efforcent de décrire avec force détail « comment on en est arrivé là » – et que pour conforter cette analyse ils en appellent à ce que soient entrepris des travaux historiques nouveaux – c’est surtout pour faire pièce au discours officiel tenu par ceux qu’ils appellent les « anthropocénologues ». Pour ceux-ci, en effet, écologues, physiciens, climatologues... mais aussi philosophes ou historiens, l’entrée dans l’Anthropocène donne lieu à un « grand récit » selon lequel cet événement ne serait que le résultat global de l’accélération des activités humaines qui est venu dérégler le système Terre.

Selon ce « grand récit », repris à l’unisson, l’histoire n’est en effet qu’une suite d’étapes qu’illustrent toute une série de courbes et de graphiques (de la consommation du charbon, du pétrole, des matières premières, du taux de parties par million (ppm) de CO2 dans l’atmosphère...) permettant de se représenter la Terre comme un système avec des boucles de rétroaction que viennent perturber les activités d’une « espèce humaine » indifférenciée. Or, disent nos auteurs, s’il est vrai que ces données objectivent bien un état, elles ne sont nullement explicatives des raisons du « pourquoi on en est arrivé là ». Ce à quoi les anthropocénologues répondent que c’est parce qu’on ne savait pas [1]. C’est que, en effet, l’autre face de ce « grand récit » consiste à dire que la « prise de conscience environnementale » ne date que de la fin du XXe siècle et qu’on la doit pour l’essentiel à une petite élite de savants clairvoyants. De là à leur confier les commandes d’une planète déréglée et d’une humanité égarée il n’y a qu’un pas. D’où le fort paradoxe que pointent nos auteurs d’une vision qui, alors même qu’elle prétend abolir celle du passé (de ces modernes qui ont fait tant d’erreurs) ne fait que la prolonger en une téléologie du devenir écologique de la planète plaidant pour qu’on leur en confie la gouvernance.

Ainsi, c’est contre ce grand récit mystificateur que les auteurs en appellent à la multiplication de travaux historiques d’un nouveau genre – qui entremêleraient histoire des sociétés et histoire naturelle – et qu’ils qualifient chacun d’un néologisme un peu barbare : le Thermocène serait l’histoire politique du CO2 ; le Thanatocène, l’histoire naturelle des destructions ; le Phagocène, l’histoire de la consommation ; le Phronocène, l’histoire de la réflexivité environnementale ; le Polémocène, qui consisterait en une réévaluation des critiques de l’agir anthropocénique depuis la première industrialisation.

Ces travaux existent déjà en partie et c’est un des mérites de ce livre que de les faire connaître au plus grand nombre (et notamment aux lecteurs français peu familiers des recherches en langue anglaise). Sans pouvoir entrer ici dans les détails, on notera simplement qu’ils se caractérisent tous par l’attention extrême qu’ils portent à l’analyse des dimensions politiques, économiques et sociales pour comprendre les choix qui ont été effectués en matière d’usage de la nature (choix des énergies, des modes de transport, des types d’urbanisation, d’organisation du travail, des modes de consommation...). Ainsi, par exemple, de l’histoire du Thermocène (cette courbe que tout le monde connaît de l’augmentation exponentielle des émissions de CO2 au cours des XIXe et XXe siècles) : que sait-on de la responsabilité des différents choix techniques pour expliquer cette courbe ? Quels sont les grands processus à mettre en relation avec cette augmentation ? Depuis l’invention des silos à Chicago, à la guerre contre les tramways à New York en passant par le gaz d’éclairage à Londres, ce sont bien des décisions politiques qui ont à chaque fois entraîné la construction d’infrastructures énergétiques devenues irréversibles. Pour ce qui est du Thanatocène, ce sont les formidables efforts de guerre mis en œuvre par les complexes industrialo-militaires : 3,7 litres de pétrole par homme et par jour consommés par la Troisième Armée du général Patton, 33,3 litres pendant la guerre du Viêt Nam et 55,5 pendant la seconde guerre du Golfe ! Quant à l’histoire de la consommation de masse, de la publicité omniprésente, de l’obsolescence programmée (le Phagocène), l’histoire détaillée montre, là aussi, comment cette forme de capitalisme s’est installée pour absorber les nouvelles capacités productives des usines tayloriennes. L’invention des marques, des chaînes de distribution, des industries de l’emballage et surtout l’apologie de la consommation comme mode de vie relayée par les écrans de télévision dans le monde globalisé façonnent un « hédonisme disciplinaire » indispensable à la poursuite du modèle libéral.

Repolitiser l’histoire de l’Anthropocène

Comme on l’aura compris, toutes ces histoires nouvelles qu’appellent les auteurs consistent, en fait, à repolitiser l’histoire de l’Anthropocène. Parce que l’histoire économique comme l’histoire des techniques sont toujours écrites par les vainqueurs, il importe – s’agissant de l’histoire des rapports des hommes avec leur Terre – de rappeler que ce n’est pas parce « qu’ils ne savaient pas » que les modernes se sont comportés comme ils l’ont fait. Et Christophe Bonneuil et Jean‑Baptiste Fressoz de rappeler combien, depuis le XVIIIe siècle, des auteurs lucides mais largement ignorés ont protesté contre les agissements irresponsables. Les effets de la déforestation sur le climat, celui des usines chimiques sur les maladies, sont connus et dénoncés très tôt. De même, dans le cadre des théories de « l’économie de la nature » on connaît depuis longtemps la fragilité des interrelations entre les êtres vivants et leurs milieux. Mais quand les agronomes du XIXe siècle s’inquiètent du devenir des sols avec la généralisation des engrais artificiels – dans une vision métabolique de l’agriculture – ils ne seront pas davantage écoutés que ne le seront les économistes critiques d’une science économique qui ignore les dimensions matérielles, c’est-à-dire les données physico-biologiques impactées par les activités productives.

Bien d’autres histoires encore seraient nécessaires, que les auteurs évoquent dans un dernier chapitre, histoires qui concernent tous ces mouvements populaires, toujours vilipendés comme s’opposant au « Progrès », mais qui témoignent assez de ce que l’histoire de l’Anthropocène fut avant tout celle d’un conflit entre des intérêts et des forces asymétriques (capitaines d’industrie et financiers, d’un côté, contre travailleurs ou consommateurs, de l’autre).

On conviendra donc avec les auteurs que seules de nouvelles « humanités environnementales » (qui annulent la séparation entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre) et de nouvelles radicalités politiques peuvent permettre de sortir des impasses de la modernité industrialiste et marchande. Mais pour cela, il convient d’abord de ne pas céder au récit hégémonique et lénifiant et surtout de susciter sans tarder les récits multiples (attentifs aux dimensions matérielles et techniques, dont l’école des Annales avait compris toute l’importance), seuls capables de donner du sens à ce qui nous arrive.

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Pour citer cet article :

André Micoud, « L’entrée dans l’Anthropocène », Métropolitiques, 4 juillet 2014. URL : https://metropolitiques.eu/L-entree-dans-l-Anthropocene.html

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