Aujourd’hui encore, Erving Goffman est souvent identifié dans les manuels de sociologie comme le fer de lance de « l’interactionnisme symbolique ». Cela reste étonnant, tant on sait que, dès la fin des années 1950, la perspective du jeune Goffman s’est développée à la fois à distance des travaux de ses collègues de Chicago (Howard S. Becker, Anselm Strauss, etc.) et en réaction à l’interactionnisme symbolique de leur professeur, Herbert Blumer. Ce dernier, s’autorisant d’une lecture singulière de George H. Mead, avait développé une approche émergentiste et subjectiviste des interactions sociales et du processus de « définition de la situation » qui les rend possibles (Cefaï et Quéré 2006). Pour Blumer et ses adeptes, « l’ordre social semble se recréer directement et continûment à travers des interactions entre individus, qui proposent des définitions de la situation à laquelle ils ont affaire et négocient l’ordre et le sens de cette situation » (Cefaï et Gardella 2012, p. 231). Or, comme le rappellent Daniel Cefaï et Édouard Gardella, face à cette perspective qui tend à exagérer la « marge de manœuvre considérable laissée aux acteurs dans la définition des situations », Goffman (1981) a pris position de manière très claire : « Les individus auxquels j’ai affaire n’inventent pas le monde du jeu d’échecs chaque fois qu’ils s’assoient pour jouer ; ils n’inventent pas davantage le marché financier quand ils achètent un titre quelconque, ni le système de la circulation piétonne quand ils se déplacent dans la rue » [1]. C’est ainsi à une sociologie attentive aux situations, aux propriétés situationnelles qui, tout à la fois, habilitent et contraignent les interactions et l’expérience que nous faisons du monde, que Goffman a consacré son œuvre. Cette enquête colossale sur les propriétés situationnelles a été menée sur plusieurs fronts.
À partir du cas limite Asylums (1961), il a d’abord montré ce que les contraintes situationnelles devaient aux institutions. Quel meilleur point de départ qu’une ethnographie du quotidien des internés d’un asile psychiatrique pour une sociologie qui s’intéresse à la marge de manœuvre souvent fort limitée des acteurs quant à la définition des situations auxquelles ils prennent part ?
Dans Stigma (1963a), il montre comment certains attributs visibles (déformation, handicap, couleur de peau, trait de caractère) ne peuvent que « s’imposer à l’attention » des partenaires de l’interaction : la propriété de la personne est immédiatement une propriété de la situation, un principe structurant pour les interactions qu’elle entretient avec les « normaux ».
L’ouvrage Frame Analysis (1974) part, lui aussi, très explicitement du postulat d’une organisation a priori des situations sociales, leurs participants ne pouvant faire autrement que s’« insér[er] dans un format standard d’activité » (un « cadre primaire »), quitte à le « modaliser », à en transformer le sens et la portée, en ne le prenant pas au pied de la lettre, en introduisant un second degré dans l’activité (un « cadre secondaire »).
Quel que soit le degré de structuration et de stratification du cadre d’une activité, celui-ci trouve de nécessaires points d’« ancrage » (ibid., p. 247‑300) dans le temps fini de la situation, mais aussi dans l’espace physique et l’environnement humain qui la bornent. Goffman s’est intéressé, d’un côté, à la micro-temporalité de l’interaction en étudiant le problème des « échanges » (interchanges), de l’alternance des engagements dans des séquences stratégiques (1969), rituelles (1971) ou conversationnelles (1976). Ailleurs, ce sont les dimensions micro-spatiales et micro-écologiques qui sont analysées. Si The Presentation of Self in Everyday Life (1959) introduit la question de la scénarité des situations et leur organisation en régions, Behavior in Public Places (1963b) se centre sur le rassemblement humain, en tant qu’environnement de possibilités et milieu contraignant.
Une perspective « rencontro-centrique »
Comment se conduire dans les lieux publics est donc consacré à l’étude de cette propriété situationnelle élémentaire que constitue la réalité « rencontro-centrique » (encounter-centric, Goffman 1983a, p. 16) de nos activités conjointes. L’ouvrage, enfin disponible en français, tient alors une place centrale dans l’œuvre de Goffman. Comme le rappelle son traducteur Daniel Cefaï, c’est, en effet, ici que le sociologue américain s’attaque de la manière la plus spécifique et la plus élaborée à ce qu’il appela ailleurs « l’ordre de l’interaction » (1983b). Le livre apporte ici différents niveaux d’éclairage.
Le premier concerne la question de l’articulation, au sein de la situation d’interaction, entre dimension institutionnelle et dimension écologique, entre les obligations et les règles de conduite plus ou moins institutionnalisées et codifiées qui ressortent de « l’occasion sociale » motivant le rassemblement, et celles qui ressortent du « rassemblement » en lui-même, dans sa configuration sensible (coprésence, visibilité mutuelle, espacement des corps, intensité des engagements, etc.) et son mode de coordination (rassemblement focalisé, non focalisé, multi-focalisé, etc.). Ce point est évidemment crucial pour les défenseurs d’une microanalyse de la vie sociale : pour comprendre ou expliquer la compétence ou l’incompétence d’un individu en situation d’interaction, considérer les règles officielles de l’activité en cours (la loi, le règlement, le décorum, etc.) est insuffisant. Saisir la qualité de l’engagement de cet individu « dans la situation », c’est-à-dire vis-à-vis de l’occasion sociale, exige de décrire et d’analyser la manière dont il module ses engagements « à l’intérieur de la situation », dans les conditions concrètes du rassemblement (Goffman, 2013, p. 167). Quand il n’analyse pas cette articulation entre la régulation des conduites déterminée par l’occasion et celle qu’engendre le rassemblement, l’auteur se concentre sur cette seconde dimension écologique de « l’ordre de l’interaction », une dimension qui dispose, selon lui, d’une certaine autonomie normative (ibid., p. 168) :
« [L]es situations sociales et les rassemblements qui s’y déroulent valent la peine d’être étudiés, indépendamment de l’occasion sociale dont ils sont partie prenante. D’ordinaire, les situations sont pensées comme si elles étaient étroitement imbriquées dans un cadre institutionnel, et les cadres institutionnels sont tenus pour si différents les uns des autres, que le retranchement (excision) des situations et de leurs rassemblements en une étude séparée peut paraître discutable. Pourtant, c’est seulement dans des situations que les individus peuvent être agressés physiquement, abordés pour discuter ou arrachés à leur conversation, dérangés dans leurs engagements par les sollicitations de spectateurs. C’est seulement dans des situations que des types d’accessibilité doivent être affrontés et administrés. En s’y mesurant et en les prenant en charge, on confère à la vie sociale telle qu’elle est vécue dans ces situations un caractère distinctif et commun, indépendamment des contextes de vie sociale de plus large envergure dans lesquels chaque rassemblement est enraciné et dont il est une expression. »
L’auto-régulation des situations sociales : engagement, accessibilité, communication
L’ouvrage est l’occasion de présenter l’éventail de ces compétences interactionnelles élémentaires qui tiennent à l’acuité de nos « sens sociaux » (Conein 2005), et par lesquelles nous nous comportons de manière appropriée dans des conditions de coprésence, rejoignons un rassemblement, coordonnons notre attention avec celle des autres, initions des rencontres en face-à-face, accueillons les nouveaux venus, quittons un rassemblement.
Ces « compétences de rassemblement » (Joseph 1998) concernent d’abord le contrôle de l’engagement des individus. Goffman s’intéresse ici à l’intensité du « tonus interactionnel », à la régulation de la « mobilisation psychobiologique » du participant, mais aussi à son degré d’ « implication » dans la situation, c’est-à-dire à sa compétence à distribuer correctement son engagement entre un engagement « principal » ou « dominant » (ce à quoi il est censé se consacrer dans cette situation) et des engagements « secondaires » ou « subordonnés » (ces petites choses qu’il continue à y faire parallèlement). Outre ces aspects relatifs à la modulation de l’engagement, l’auteur relève certains « objets de l’engagement » problématiques dans des situations de visibilité. Il pointe ici les engagements orientés vers le corps de l’individu (« auto-engagements ») et ceux impliquant des objets non pertinents (« engagements non-occasionnés »), imperceptibles ou inintelligibles (« engagements occultes »).
La question de l’engagement d’un individu dans une situation sociale appelle immédiatement celle de l’accessibilité, à la fois, du lieu, des personnes présentes et du rassemblement qu’elles forment peut-être déjà ensemble. À une compétence d’engagement correspond un subtil sens de l’accessibilité, qui se pratique entre un devoir d’accepter la rencontre de face-à-face avec un inconnu dans des espaces ouverts, et le droit de se rendre « ponctuellement indisponible » (p. 93), de se soustraire à cette obligation et de faire avorter la rencontre.
Une fois une « situation sociale » engagée, c’est tout un arrangement de communication qui se met en place, avec ses « multiples canaux », ses « régions », ses « frontières », avec ses « participants ratifiés » et ses « non-participants » ; avec ses signes méta-communicationnels (de « communication sur la communication »), ses contenus et références intentionnels, mais aussi ce « langage corporel » et ces éléments expressifs qui nous échappent, qui « exsudent » de nos engagements et que l’on abandonne à notre interlocuteur direct, à nos spectateurs ratifiés, comme à ceux qui nous observent ou nous écoutent de manière plus ou moins clandestine.
« Micropolitique de Goffman »
L’intérêt de cette tardive publication en français tient en partie à l’excellent travail de traduction et d’édition. Il faut ici insister sur la qualité et le volume du travail de Daniel Cefaï, qui aura ces dernières années largement contribué à familiariser le lecteur francophone à une sociologie américaine associée de près ou de loin à l’École de Chicago, que cela soit par la traduction d’ouvrages (L’Esprit, le soi et la société de George H. Mead en 2006, La Culture des problèmes publics de Joseph Gusfield en 2009, et aujourd’hui ce Comment se conduire dans les lieux publics) ou le recueil de textes-clés (L’Enquête de terrain en 2003, L’Engagement ethnographique en 2010). Une nouvelle fois, l’ensemble est impeccable.
Outre un glossaire et un index, le lecteur trouve en fin d’ouvrage une volumineuse postface, intitulée « L’ordre public. Micropolitique de Goffman » (p. 209‑290). Poursuivant ici une voie initiée dans son ouvrage de référence sur les théories de l’action collective (2007, p. 555‑701), Daniel Cefaï y propose d’importantes mises au point à propos de l’ « ordre de l’interaction comme ordre public », tout en explicitant les apports de Behavior in Public Places à une sociologie politique et morale. Si d’autres avant lui – notamment William Gamson (1985), Lyn Lofland (1998) et surtout Isaac Joseph (1998, p. 207) – avaient revisité l’œuvre de Goffman sous un angle politique, jamais leur propos n’a été aussi documenté, clair et précis. Cefaï montre dans ce texte combien l’ordre de l’interaction constitue un domaine où s’étudie de manière privilégiée le « nœud du politique », à travers la double question, d’un côté, de l’actualisation in situ de rapports « d’inégalité, de hiérarchie et de contrôle » et, d’un autre, des principes élémentaires de coordination et de régulation d’une « vie en commun » dans des lieux partagés (2013, p. 243). Il propose ensuite « quatre directions d’enquête », autant d’ensembles de terrains où cette double dimension politique de l’ordre public goffmanien peut être étudiée : (1) l’analyse des civilités dans les relations de face-à-face ; (2) la description des « impropriétés situationnelles » et de l’irruption de la folie dans nos rencontres ; (3) l’étude des rassemblements, des foules et des comportements collectifs ; et (4) l’enquête sur les espaces publics urbains.
Bibliographie
- Cefaï, Daniel. 2007. Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris : La Découverte.
- Cefaï, Daniel. 2013. « L’ordre public. Micropolitique de Goffman », in Goffman, Erving, Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Economica, p. 209‑290.
- Cefaï, Daniel et Quéré, Louis. 2006. « Introduction. Naturalité et socialité du self et de l’esprit », in Mead, George Herbert, L’Esprit, le soi et la société, Paris : Presses universitaires de France, p. 3‑90.
- Cefaï, Daniel et Gardella, Édouard. 2012. « Comment analyser une situation selon le second Goffman ? De Frame Analysis à Forms of Talk », in Cefaï, Daniel et Perreau, Laurent (dir.), Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris : Presses universitaires de France, p. 231‑263.
- Conein, Bernard. 2005. « Les sens sociaux : coordination de l’attention et genèse des groupes sociaux », in Les Sens sociaux. Trois essais de sociologie cognitive, Paris : Economica, p. 145‑164.
- Gamson, William. 1985. « Goffman’s Legacy to Political Sociology », Theory and Society, vol. 14, n° 5, p. 605‑622 (nouvelle traduction in -*Cefaï, Daniel et Perreau, Laurent (dir.). 2012. Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris : Presses universitaires de France, p. 55‑75).
- Goffman, Erving. 1953. Communication Conduct in an Island Community, PhD in sociology, thèse de doctorat non publiée, University of Chicago.
- Goffman, Erving. 1959. The Presentation of Self in Everyday Life, New York : Anchor Books.
- Goffman, Erving. 1961. Asylums, New York : Anchor Books.
- Goffman, Erving. 1963a. Stigma : Notes on The Management of Spoiled Identity, Englewood Cliffs : Prentice Hall.
- Goffman, Erving. 1963b. Behavior in Public Places : Notes on The Social Organization of Gatherings, New York : The Free Press.
- Goffman, Erving. 1969. Strategic Interaction, Philadelphie : Trustees of the University of Pennsylvania.
- Goffman, Erving. 1971. Relations in Public : Microstudies of the Public Order, New York : Basic Books.
- Goffman, Erving. 1974, Frame Analysis : An Essay on the Organization of Experience, New York : Harper and Row.
- Goffman, Erving. 1976. « Replies and Responses », Language in Society, n° 5, p. 257‑313.
- Goffman, Erving. 1981. « A Reply To Denzin and Keller », Contemporary Sociology, n° 10, p. 60‑68.
- Goffman, Erving. 1983a. « Felicity’s Condition », American Journal of Sociology, vol. 89, n° 1, p. 1‑53.
- Goffman, Erving. 1983b. « The Interaction Order », American Sociological Review, vol. 48, n° 1.
- Goffman, Erving. 2013. Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Economica.
- Joseph, Isaac. 1998. La Ville sans qualités, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Joseph, Isaac. 2007. L’Athlète moral et l’enquêteur modeste, Paris : Economica.
- Lofland, Lyn. 1998. The Public Realm : Exploring the City’s Quintessential Social Territory, New York : Aldine de Gruyter.