En France, les études urbaines se sont encore peu intéressées aux enfants. Si les analyses de la jeunesse [1] abondent, elles ont tendanciellement privilégié les espaces domestiques et scolaires pour saisir les formes de socialisation et comprendre comment une société élabore et met en œuvre des conceptions de « ce dont les enfants sont capables » (Garnier 1995). Il est, d’ailleurs, paradoxal que les sciences humaines et sociales au sens le plus large du terme s’intéressent de façon si marginale (Hirschfield 2002) aux enfants (hors des sous-thématiques disciplinaires relatives à l’éducation), si l’on considère qu’une de leurs prémisses fondatrices est que la culture et le fait social sont des choses apprises et non innées [2]. Pourtant, l’enfance est longtemps demeurée un « petit objet » (Sirota 2012) pour les études urbaines françaises [3] comme pour les sciences sociales en général.
Récemment, la redécouverte progressive de l’enfance et des enfants en tant qu’objet d’étude a conduit les chercheurs à s’intéresser à la dimension spatiale des processus de socialisation enfantine – par exemple, dans les cours de récréation (Delalande 2001) ou les chambres à coucher (Glevarec 2009), mais aussi au fil de leurs pratiques de mobilité dans l’espace urbain (Depeau 2003 ; Esterle-Hedibel 2003 ; Haddak et al. 2012 ; Authier et Lehman-Frisch 2012 ; Rivière 2014). Ce regain d’intérêt contraste avec une focalisation des études sur les pratiques de mobilité des jeunes des quartiers populaires, relativement forte jusque-là : le privilège accordé à l’étude de la jeunesse populaire comme population « à problèmes » éclaire l’existence de cette abondante littérature (Kokoreff 1994 ; Boissonade 2006), et explique sans doute en contrepartie l’intérêt plus limité des chercheurs français pour les pratiques urbaines ordinaires des plus jeunes de tous milieux.
Les children studies qui se sont développées dans le monde anglo-saxon dès les années 1970 (Jenks 1996), en incluant notamment des contributions de géographes et d’urbanistes, ont de leur côté établi une véritable tradition de réflexion sur les formes de mobilité (O’Brien et al. 2000), l’apprentissage sexué des pratiques territoriales (Valentine 1997) et de manière plus générale la façon dont les espaces urbains constituent des arènes de socialisation pour les enfants (par exemple, Cahill 1990 ; Cahill 2000 ; Holloway et Valentine 2000).
Le présent dossier entend apporter sa contribution à l’effort engagé récemment par les sciences sociales françaises pour tenter de combler ce qui, à l’échelle hexagonale, représente encore une lacune, désormais bien établie (efforts dont témoignent, par exemple, les numéros thématiques récents des revues Politix ou des Cahiers du genre), en réunissant des contributions de chercheurs dont les travaux permettent de penser et de décrire la présence, l’expérience et la place des enfants dans les villes. Ces travaux soulèvent une série de questions et dessinent un spectre ample quoique non exhaustif de réflexions et d’enquêtes à développer.
Les enfants comme centre de perspective sur la ville et la société
L’enfant [4] offre un centre de perspective sur notre monde et ses usages « normaux », mis en lumière par l’explicitation des normes dans les contextes éducatifs et par le contraste produit dans les moments de transgression. Ce point de vue décalé sur la « normalité », telle qu’incarnée et mise en œuvre par et dans le monde adulte, constitue l’enfant en être « garfinkelien [5] » par excellence : en se montrant « incompétent », en produisant des effets de rupture de l’ordre le plus ordinaire, en nous offrant une perspective oblique sur nos pratiques trop familières pour être vues (seen but unnoticed), il nous rend visible la normativité sous-jacente, la questionne, lui ôte son évidence. Les pratiques des enfants comme les pratiques orientées vers les enfants nous renseignent ainsi sur les façons de penser la ville et l’ordre social en général.
L’étude du citadin comme enfant nous informe également sur le sens que nous prêtons à la division biographique des rôles en société. La forme des espaces dit, littéralement, la place occupée, assignée ou conquise (Certeau 1980). Par conséquent, décrire les usages que les enfants font des villes permet de décrire le statut qu’on leur confère, et celui qu’ils se donnent ou aspirent à se donner. Une telle démarche permet de penser la façon dont on considère les enfants, le rôle et les qualités qu’on leur attribue, les compétences que l’on entend développer chez eux, ce dont on essaie de les protéger, et comment. L’approche par la ville dessine ainsi une approche des apprentissages par les pratiques : le « comment » on devient adulte (femme ou homme, citoyen ou étranger, etc.) est inséparable du « quoi » de ces notions, des espaces et situations où se travaillent et s’expérimentent ces appartenances.
Une socialisation à et par la ville
Si penser « l’enfant » permet de ne pas réduire le monde social au monde des adultes, l’enfance peut et doit également être considérée dans son hétérogénéité interne. C’est en particulier le cas au moment de saisir le rôle joué par les espaces urbains dans l’apprentissage de la vie sociale ainsi que les effets des pratiques urbaines sur la vision du monde que les enfants développent en grandissant. Les pratiques des territoires urbains renvoient notamment à l’apprentissage du passage des espaces privés au domaine public (Breviglieri et Cicchelli, 2007) et à ses exigences impersonnelles, à l’apprentissage de la mixité mais aussi à des apprentissages sexués (Cromer, Dauphin et Naudier 2010).
Dans cette perspective, il importe de porter un regard réflexif sur les formes architecturales et urbaines, qui mettent en œuvre des théories de l’enfance mais peuvent aussi contribuer à innover et produire des expérimentations et déplacements féconds. En effet, des conceptions particulières de l’enfant et de sa participation à la vie sociale sous-tendent, de manière plus ou moins explicite, les projets d’aménagement des villes. Les architectes ont, pour certains, consacré une part importante de leurs réflexions aux aménagements dédiés aux enfants : on peut citer notamment Louis Kahn, ici étudié par Bendicht Weber, mais aussi Émile Aillaud (1975). Ils ont tenté de réfléchir en concepteurs à leurs besoins spécifiques – par exemple, aux aires de jeux (comme chez Van Eyck [6]) – et, plus généralement, aux tensions entre spécialisation des espaces et intégration intergénérationnelle, entre expérimentation et protection, ou plus généralement encore entre exigences présentes de l’éducation et horizon de l’autonomie à venir (Ricœur 1990). Ces tensions traversent les études sur l’enfance (Dolto 1998) et ont aussi marqué, notamment, la réflexion des historiens du travail (Cottereau, 1977 ; Farge 2005). À l’heure actuelle, la multiplication d’espaces ludiques séparés et dévolus aux enfants révèle la prévalence des exigences de protection, de même que la poursuite du déclin de leur présence autonome dans la rue. Cette spécialisation fonctionnelle ne doit toutefois pas masquer des formes de réappropriation des espaces publics, notamment dans le cadre des apprentissages de la mobilité.
Quelle place pour les enfants dans la cité ?
Les enfants sont autant de citoyens en devenir et à former. Les réflexions relatives à l’articulation de la démocratie et des pratiques pédagogiques (Dewey 1916) invitent à considérer comme autant de modalités d’apprentissage de la chose publique les formes d’expérimentation et de participation. Alors que l’innovation pédagogique a de longue date misé sur l’inclusion des enfants dans les décisions qui les concernent, les budgets participatifs des enfants, les « parlements des enfants » (Boone 2013) ou encore les actions de médiations par les pairs semblent constituer autant d’initiatives intéressantes pour saisir la place accordée aux enfants dans la cité. Si ces initiatives peuvent sans doute conduire à formuler des critiques proches de celles produites au sujet des innovations en matière de « participation » des adultes, elles n’en demeurent pas moins importantes à décrire et à penser.
Mais si la ville est formatrice, si l’apprentissage de la citadinité est un apprentissage de la citoyenneté (Bidet et al. 2015) et peut constituer une épreuve positive, elle peut aussi s’avérer inhospitalière, en particulier pour les enfants en situation de précarité. Ce que les villes offrent aux enfants les mieux lotis ne doit pas masquer la condition de ceux d’entre eux qui sont les plus vulnérables, et qui bénéficient très imparfaitement de l’immunité et des soins couramment considérés comme exigibles pour tout enfant. Ils sont, d’ailleurs, fréquemment désignés à partir d’autres termes et appartenances catégorielles (mineurs, délinquants, sans-papiers, etc.) : enfants des bidonvilles, enfants détenus en zone d’attente. Les choses les plus ordinaires et élémentaires (aller à l’école, jouer, avoir de quoi se vêtir et se chausser, jouir de l’espace nécessaire pour faire ses devoirs, avoir et garder des camarades d’école) sont autant d’objets d’une conquête incertaine et précaire, comme le montre le cas des enfants hébergés en hôtels sociaux. Les épreuves de l’exclusion et de la marginalisation frappent ces jeunes citadins, que le statut réputé protecteur d’enfant ne suffit pas à préserver. En dépit de la reconnaissance de principe, à la fois juridique et sociale, de leur statut particulier, la mise en œuvre pratique du régime d’exception dont ils sont supposés bénéficier peine parfois à exister dans les faits.
Dès lors, un paradoxe se tend, au cœur même de nos sociétés urbaines, entre d’une part, l’accueil et la bienveillance inconditionnelle que semble convoquer la figure enfantine, la reconnaissance unanime de son innocence et de la protection impérieuse qu’elle appelle, la prévalence absolue du statut d’enfant aux dépens de tout autre déterminant de sa situation ou de son identité et, d’autre part, les accommodements et les politiques menées à son endroit, qui font prévaloir bien d’autres aspects dans sa prise en charge, comme l’origine, le statut juridique et/ou la situation économique de ses parents.
Enfin, l’enfant joue un rôle dans l’organisation des mondes sociaux au sein desquels il prend place. Souvent pensé comme un être à accueillir, à former et à intégrer, il est aussi, quoique de manière moins évidente, un vecteur possible d’intégration des adultes, un support et un vecteur de lien, d’ancrage local, de sociabilité urbaine et de solidarité entre adultes, autour de lui et pour lui. Son rôle de citoyen est alors d’ores et déjà pleinement actif : il n’est pas un citoyen en devenir, un être inachevé, mais aussi l’inspirateur, l’adjuvant et parfois le pédagogue qui promeut des reconfigurations de perspective chez ses parents (Cottereau 2012), dans leurs habitudes, leurs façons de voir et de faire.
Les enfants comme centre de perspective sur la ville et la société
- « La leçon de sociabilité du bébé », par Carole Gayet‑Viaud
- « Les enfants : révélateurs de nos rapports aux espaces publics », par Clément Rivière
- « “Enfantillages”. Photographier les enfants (et leurs parents) dans l’espace public », par Fabien Desage
La socialisation à et par la ville
- « La mixité dans les quartiers gentrifiés : un jeu d’enfants ? », par Jean‑Yves Authier et Sonia Lehman‑Frisch
- « La mobilité des adolescents : une pratique socialisée et socialisante », par Julian Devaux et Nicolas Oppenchaim
- « L’enfant : un impensé du travail de conception architecturale ? La trajectoire réflexive de Louis Kahn », par Bendicht Weber
Espaces de l’enfance marginalisée
- « Protéger les enfants des bidonvilles comme les autres », par Guillaume Lardanchet
- « Vivre à l’hôtel quand on est un enfant », par Erwan Le Méner
- « Une enfance aux portes de la ville. La prise en charge ambiguë des “mineurs isolés étrangers” détenus en zone aéroportuaire », par Adeline Perrot
Enfance et citoyenneté
- « Laissez-les grandir ici ! RESF ou l’élève au cœur de l’engagement militant », par Damien de Blic et Claudette Lafaye
- « Une ville pour les enfants : entre ségrégation, réappropriation et participation », par Pascale Garnier
- « Plaidoyer pour des villes propices au développement des enfants », par Elsa Zotian
Bibliographie
- Aillaud, Émile. 1975. Désordre apparent, Ordre caché, Paris : Fayard.
- Ariès, Paul. 1960. L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris : Seuil.
- Authier, Jean-Yves et Lehman-Frisch, Sonia. 2012. « Il était une fois... des enfants dans des quartiers gentrifiés à Paris et à San Francisco », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 195, p. 58‑73.
- Autrement. 1977. « Dans la ville des enfants. Les 6‑14 ans et le pouvoir adulte : enjeux, discours, pratiques quotidiennes », n° 10, septembre, Paris : Seuil.
- Bidet, Alexandra, Boutet, Manuel, Chave, Frédérique, Gayet-Viaud, Carole et Le Méner, Erwan. 2015. « Publicité, sollicitation, intervention : pistes pour une étude pragmatiste de l’expérience citoyenne », SociologieS, 23 février.
- Boissonnade, Jérôme. 2006. « Une urbanité de confrontation. Regroupements de jeunes et gestionnaires de l’espace urbain », Espaces et Sociétés, n° 126, p. 35‑52.
- Boone, Damien. 2013. La Politique racontée aux enfants : des apprentissages pris dans des dispositifs entre consensus et conflits. Une étude des sentiers de la (dé)politisation des enfants, thèse de doctorat, université Lille‑2.
- Bourdieu, Pierre. 1985. « Propositions pour l’enseignement de l’avenir », Le Monde de l’éducation, n° 116, mai, p. 62‑68.
- Breviglieri, Marc et Cicchellin, Vincenzo. 2007. Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petit pas, Paris : L’Harmattan, coll. « Débats/Jeunesse/Sociologie ».
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- Cahill, Caitlin. 2000. « Street literacy : urban teenagers’ strategies for negotiating their neighbourhood », Journal of Youth Studies, vol. 3, n° 3, p. 251‑277.
- Cahill, Spencer. 1990. « Childhood and public life : reaffirming biographical divisions », Social Problems, vol. 37, n° 3, p. 390‑402.
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- Cottereau, Alain et Marzok, Mohatar. 2012. Une famille Andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Paris : Bouchène, coll. « Méditerranée ».
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