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Essais

La ville durable, nouveau modèle urbain ou changement de paradigme ?

Les modèles urbains qui s’inscrivent dans le mouvement de la ville durable ne relèvent pas, selon Frédéric Héran, du registre de l’utopie, mais poursuivent des objectifs qui se veulent réalistes. Ils se trouvent de ce fait en rupture avec la tradition de l’urbanisme moderne, opérant un changement de paradigme.

Dossier : Actualité des modèles urbanistiques

Depuis l’ouvrage séminal de Françoise Choay, « Urbanisme, utopies et réalités », publié il y a tout juste 50 ans, les urbanistes contemporains – ou tout au moins les chercheurs dans ce domaine – ont l’habitude de se référer aux différents modèles qu’elle a repérés dans l’histoire des idées en urbanisme et notamment à sa fameuse distinction entre modèles progressiste et culturaliste. Chaque nouveau mouvement urbanistique, ou même chaque innovation en aménagement, tend à être classé selon ces catégories : le New Urbanism relèverait, par exemple, d’une approche culturaliste (Ghorra-Gobin 2014), tout comme l’engouement pour les politiques d’encadrement du trafic automobile en centre-ville, alors que les projets de rocades autoroutières ou de méga-centres commerciaux s’inscriraient dans une approche progressiste.

Avec l’impératif actuel d’un développement urbain durable, ces catégories n’apparaissent plus aussi pertinentes. Doit-on considérer que les chartes d’Aalborg qui définissent l’urbanisme durable esquissent une nouvelle vision ni culturaliste, ni progressiste (Carriou et Ratouis 2014) ? Faut-il admettre que les pratiques professionnelles des urbanistes en matière de ville durable suffisent à fonder ce nouveau modèle (Faburel 2014) ? Ne faudrait-il pas sortir de ces considérations pour penser plutôt en termes de changement de paradigme, comme nous allons tenter de le montrer ?

La ville durable comme objectif incontournable

Il convient au préalable de s’entendre sur le terme de « modèle » dont la polysémie déconcerte. Modèle signifie d’abord exemplaire, qui mérite d’être suivi ou imité. Ce sens courant du terme comporte une connotation morale dont il faut se garder mais que l’on retrouve néanmoins quand un « aménagement modèle » devient une simple mode reproduite sur tous les territoires, sans souci de leur identité (Blais 2014).

Un modèle est aussi, en sciences sociales, une représentation simplifiée, souvent formalisée, d’un processus ou d’un système permettant de rendre compte des interdépendances entre les principales variables identifiées afin d’appréhender les questions de cohérence ou d’équilibre. De tels modèles sont utiles, mais par définition toujours partiels et partiaux.

Françoise Choay utilise le terme dans un sens encore différent. Pour elle, un modèle urbain est une « projection spatiale », une « image de la ville » à la fois « exemplaire » et « reproductible » (Choay 1965, p. 16). Cette conception est proche de l’idéal-type de Max Weber : les modèles, précise-t-elle, correspondent à des « types idéaux d’agglomération urbaine » (Choay 1965, p. 74). On est dans le registre de l’utopie qui ignore l’histoire et le contexte. Non sans conséquences : « construit dans l’imaginaire, le modèle ouvre forcément sur l’arbitraire » (Choay 1965, p. 75), en débouchant sur des réalisations qui oublient des pans entiers de la réalité des territoires et qui tournent rapidement à l’absurde. Peut-on utiliser ces réflexions pour penser la ville durable ?

Il ne fait d’abord aucun doute que la ville durable est indispensable, tant les défis environnementaux qui nous attendent sont considérables : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, épuisement des ressources naturelles, montée des nuisances… Ces questions s’aggravent encore avec la croissance de la population urbaine. La ville durable n’est donc pas une option, mais une nécessité, un projet à mener sans attendre d’être au pied du mur, compte tenu des diverses inerties.

Dès lors, l’urgence oblige à explorer concrètement toutes les possibilités d’y parvenir. Dans le foisonnement d’initiatives déjà existantes, Cyria Emelianoff distingue quatre champs d’intervention qui s’emboîtent :

  • politiques climatiques (plans de réduction du CO2 urbain, énergies renouvelables) ;
  • politiques de mobilité et de planification (densification, renouvellement urbain, polycentrisme, trames d’espaces naturels et agricoles) ;
  • politiques d’éco-construction (quartiers ou lotissements “durables”) ;
  • Agendas 21 locaux : outil d’accompagnement, de sensibilisation, d’inflexion des modes de vie (initiatives d’habitants ou d’acteurs, projets de services) » (Emelianoff 2007).

Cet aperçu montre que la ville durable ne vise manifestement pas à élaborer un nouveau modèle urbain, au sens de Françoise Choay. Nous ne sommes pas dans le registre de l’utopie ou des bonnes intentions, mais au contraire dans celui du réalisme, puisqu’il convient d’affronter des défis à la fois économiques, sociaux et environnementaux, en explorant concrètement toute la gamme des solutions envisageables et en évaluant à chaque fois leur degré de pertinence. Autrement dit, la ville durable n’est pas une solution préconçue, c’est un objectif : comment y parvenir reste une question ouverte, à explorer au fur et à mesure des expérimentations. Considérer la ville durable comme un nouveau modèle, c’est finalement confondre la fin et les moyens.

Le paradigme de l’urbanisme moderne

Comment aborder cette évolution nécessaire de la ville ? L’approche paradigmatique paraît bien mieux adaptée. Un paradigme ne repose pas sur des intentions ou des pratiques : il peut être défini comme un ensemble cohérent de principes de raisonnement reconnus et utilisés comme référence tacite, par les membres d’un groupe donné, pour résoudre les problèmes qui lui sont posés [1]. Il sert donc à traiter les problèmes concrets quotidiens en utilisant des méthodes et solutions types déclinées selon les contextes. Toute une ingénierie se développe autour du paradigme, entraînant la professionnalisation de ses promoteurs et l’institutionnalisation des procédures.

Au bout de quelque temps, cependant, un paradigme finit toujours par ne plus être capable de résoudre une partie croissante des problèmes auxquels il est confronté, jusqu’à voir sa légitimité menacée. Mais les nombreux professionnels qui ont patiemment construit leurs compétences et leurs outils dans le cadre du paradigme initial n’ont aucun intérêt à revoir de fond en comble leurs pratiques et se contentent de les amender à la marge. Ce sont donc, en général, des personnes ou des structures plutôt marginales, bénéficiant d’une relative autonomie de réflexion et d’action, qui osent explorer le nouveau paradigme et s’engager dans des alternatives radicales, en rupture avec les solutions traditionnelles.

Dès lors, pendant une « période extraordinaire », comme le dit Kuhn, deux paradigmes coexistent et s’affrontent, avec un raidissement des positions de part et d’autre. Certaines décisions peuvent alors apparaître contradictoires parce que relevant de paradigmes différents. Il faut des années – au moins une génération – pour espérer que le nouveau paradigme supplante le précédent et que les conflits s’apaisent. Tentons d’appliquer cette approche à la ville.

Le paradigme dominant depuis les années 1950 n’est autre que celui de l’urbanisme moderne et sa déclinaison en matière de transport qu’est la ville automobile (Le Corbusier 1946). L’approche est toujours sectorielle : les fonctions urbaines sont dissociées (zonage), les modes de déplacement ségrégués, les nuisances traitées une à une, etc. Le déterminisme est la règle : des experts omniscients sont censés maîtriser toutes les causes et conséquences des problèmes et décider de la meilleure solution à retenir, au nom de l’intérêt général. La vitesse est privilégiée pour améliorer l’accessibilité à court terme, favorisant l’automobile (Héran 2011).

Tout cela permet de résoudre une bonne partie des difficultés d’après-guerre, puis des années de croissance : ouvrir rapidement de nouveaux territoires à l’urbanisation, réduire les nuisances industrielles en créant des zones d’activités à l’écart, améliorer l’accès des consommateurs à des biens bon marché disponibles dans de grands centres commerciaux, faciliter l’accès des entreprises à des clients plus nombreux et à des employés mieux formés, etc. Les autres modes de déplacement se retrouvent inféodés à l’automobile : les transports publics ne sont considérés comme utiles que dans les centres-villes saturés de voitures ou pour les publics qui n’ont pas accès à la voiture ; la marche est réservée aux déplacements de proximité ; le vélo, jugé dégradant, n’a plus aucune place (Poulit 1971).

Avec la montée en quelques décennies de l’insécurité routière, puis des nuisances de l’automobile et des difficultés énergétiques, et enfin du risque climatique et de la consommation excessive de ressources non renouvelables, ce paradigme est désormais de plus en plus contesté. Pour aller bien au-delà des améliorations marginales qu’il se contente de proposer, un changement de paradigme est devenu inévitable.

Le nouveau paradigme de la ville durable

Il repose sur de tout autres principes. L’approche est d’abord systémique et non plus sectorielle : on cherche à mieux comprendre les interactions entre les différents phénomènes, les fonctions urbaines sont mixées, les modes de déplacement cohabitent à petite vitesse, les nuisances sont traitées globalement. Le pragmatisme remplace le déterminisme : l’expert voit son rôle relativisé au bénéfice d’une large concertation à toutes les étapes des projets. L’accessibilité à long terme est privilégiée, s’appuyant sur la densité et la fluidité plutôt que sur la vitesse. La ville repose, en conséquence, sur un « système de transport écologique » associant marche, vélo, transports publics et usages partagés de la voiture qui suppose en même temps un effort de modération de la circulation automobile, c’est-à-dire de réduction des vitesses et du trafic. L’efficacité du système automobile est réduite au profit des modes alternatifs à la voiture solo. Cette solution favorise un urbanisme un peu plus dense, mixte et multipolaire qui peut être conforté par une limitation de l’étalement urbain [2].

L’histoire de l’émergence de ce paradigme reste à faire. Les premières expérimentations commencent aux Pays-Bas dès les années 1970. Puis le concept est affiné en Allemagne au cours des années 1980. Il s’étend ensuite aux pays nordiques, et se répand finalement dans tous les pays développés, y compris en France. Même si les résultats sont encore loin d’être au rendez-vous, il ouvre des perspectives nouvelles et permettra, à terme, une adaptation bien plus facile aux contraintes environnementales.

À cause de l’inertie du bâti, des infrastructures et des comportements, un tel changement de paradigme ne peut être ni rapide, ni limpide. Se juxtaposent aujourd’hui des solutions qui relèvent encore de l’ancien paradigme, comme la promotion de la voiture électrique ou les projets de rocade autoroutière, ou bien qui hésitent entre les deux, comme tel éco-quartier qui propose des bâtiments HQE (haute qualité environnementale) mais qui n’intègre pas la question des transports, et des solutions clairement focalisées sur le nouveau paradigme, comme un programme de modération des vitesses sur toute l’agglomération (Nantes), un audacieux plan piétons visant à aménager des cheminements d’un quartier à l’autre (Strasbourg), un réseau de tramways réellement maillé (Montpellier)… Bref, la transition est ardue, car les tenants des deux paradigmes « vivent dans des mondes différents ». Par exemple, alors que les uns trouvent inimaginable de transformer une autoroute en avenue urbaine, les autres démontrent que le bilan global d’une telle initiative peut être largement positif (Collectif 2014). Les pouvoirs publics comme les populations hésitent à franchir le pas et à s’engager résolument dans le nouveau sentier. Il faut souvent des circonstances particulières pour que les résistances cèdent et que des basculements s’opèrent. Le changement n’est pas linéaire.

On peut considérer que le paradigme de l’urbanisme moderne est la déclinaison réaliste du modèle progressiste. Mais le paradigme de la ville durable ne correspond pas au modèle culturaliste. Aucune nostalgie dans cette approche : pas de retour à la ville très dense et circonscrite d’autrefois puisqu’un certain étalement urbain est compatible avec une ville desservie par un système de transport écologique où le vélo a toute sa place (Héran 2014). Pas de démarche esthétisante non plus même si la qualité des espaces publics est recherchée pour favoriser l’urbanité et offrir au piéton les meilleures conditions de déplacement. Pas de rejet a priori de la technique, mais une utilisation plus raisonnée. Pas d’arbitraire, enfin, puisqu’il s’agit d’énoncer des principes qui peuvent être ensuite déclinés et négociés à l’infini selon les contextes (voir le cas des « villes en transition » décrit par Krauz (2014)). Plutôt que la culture, c’est le respect du vivant qui prime. Quoi qu’il en soit, l’approche paradigmatique rend bien compte des turbulences actuelles dans le passage de l’urbanisme moderne à la ville durable.

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Pour citer cet article :

Frédéric Héran, « La ville durable, nouveau modèle urbain ou changement de paradigme ? », Métropolitiques, 23 mars 2015. URL : https://metropolitiques.eu/La-ville-durable-nouveau-modele.html

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