La photographie d’intérieur(s) est un genre où l’on distingue deux tendances : celle qui photographie l’habitant, généralement en pose, et celle qui met celui-ci hors-champ. Les photographies d’Hortense Soichet appartiennent au second courant. À les regarder, il saute aux yeux que l’habitant y serait de trop, alors qu’il est pourtant chez lui. Car il capterait forcément le regard, il deviendrait le sujet des photos et son intérieur ne serait qu’un décor. « Ne montrer personne, c’est justement montrer quelqu’un » dit Paul Ardenne, l’un des auteurs du livre, comme si les photographies d’Hortense Soichet étaient occupées par l’absence de l’occupant. C’est donc bien par comparaison avec la première tendance que l’on perçoit l’intérêt de la seconde pour décrire le petit monde domestique. Les ethnologues nous avaient déjà appris l’extraordinaire capacité de création des habitants, mais les photographies d’Hortense Soichet nous révèlent surtout la grande diversité sociale et la vitalité de la Goutte d’Or, dont le nom évoque davantage que celui de « Barbès » dans l’imaginaire des Parisiens.
À regarder ces photos, comment expliquer que l’on distingue à peine l’ordre de certains appartements du désordre d’autres ? Sans doute parce que l’égal silence des intérieurs s’oppose au vacarme de la rue, et parce que la beauté de ces images doit beaucoup au dispositif de la prise de vue – éclairage uniforme, grand angle sans déformation, cadrage diagonal le plus souvent, axial parfois – soutenu par une photogravure soignée et le choix d’un papier couché, médiums et toucher qui sauront résister à la tablette numérique. Affirmer que ces photos sont « belles » prend le risque de dire qu’elles esthétisent les intérieurs les plus misérables, dont la Goutte d’Or ne manque pas, bien que l’on soit surpris par le nombre d’appartements louis-philippards et haussmanniens. S’il y a une beauté des images, elle n’est finalement pas tant dans l’esthétisation que dans la « mise en confiance du regard » du lecteur avec toutes ces vies privées, dont certaines sont réellement privées de tout confort. La brièveté des légendes ne manque pas, d’ailleurs, de rappeler l’Existenzminimum [1] de certains logements (4 habitants, 1 pièce, 25 m²), à deux pas d’intérieurs confortables, sinon bourgeois, d’autres appartements (2 habitants, 5 pièces, 135 m²). Enfin, la systématisation de la présentation de chaque intérieur en une vue large, en trois quarts de page, suivie de six vues de détails sur une double page, n’est pas banale, elle non plus.
Les textes de Paul Ardenne et de Yankel Fijalkow sont là pour rendre compte de l’apport d’Hortense Soichet tant à l’art photographique qu’aux sciences sociales. Paul Ardenne resitue le travail d’Hortense Soichet à l’intérieur du genre de la photographie d’intérieur(s) et note que la sensibilité des zones urbaines sensibles pourrait être celle de ses habitants, eux-mêmes sensibles à cette plaque tournante qu’est Barbès. Yankel Fijalkow restitue, quant à lui, l’histoire de l’ancien îlot de la Goutte d’Or, en partie toujours insalubre, mais rejoint Paul Ardenne dans son évocation d’une insalubrité qui rend les habitants plus sensibles aux contraintes de l’existence, quand l’intensité urbaine et la suroccupation des mètres carrés peuvent rendre fous.
Signalons enfin que, avec cet ouvrage, Créaphis Éditions confirme sa double place d’éditeur de photographie et d’éditeur de sciences humaines, quitte à ce que les libraires doivent en classer un exemplaire dans leur rayon « Photographie » et un second dans celui de la sociologie urbaine. Après avoir publié les photographies de Jean-Christophe Ballot, Anne-Marie Filaire, Gladys, Jill Hartley, Olivier Pasquiers, François Sagnes et tant d’autres, Créaphis Éditions rend ainsi visible une nouvelle génération de photographes et témoigne du rôle irremplaçable que tiennent les petits éditeurs sur la scène culturelle française.