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Terrains

Les fermes urbaines de Doulon-Gohards à Nantes : un laboratoire d’agri-urbanisme

Comment faire entrer l’agriculture et les agriculteurs dans les projets d’aménagement urbain ? À partir du cas de la ZAC de Doulon-Gohards, Paula Macé Le Ficher analyse les leviers et les freins aux démarches d’hybridation agri-urbaines.

Depuis les années 2000, alors que les questions agricoles et alimentaires occupent une place croissante dans le débat public, l’alimentation s’est imposée comme une thématique incontournable pour les villes et leur aménagement. Un champ de recherche se structure même, à l’échelle internationale, autour de la redécouverte des liens entre alimentation et urbanisme sous le nom d’« urbanisme alimentaire [1] » (Morgan 2009 ; Cabannes et Marocchino 2018). L’agriculture y apparaît comme un point de rencontre privilégié générant de multiples hybridations, des territoires agri-urbains (Toublanc et Poulot 2017) aux agriparcs (Jarrige et Perrin 2017), en passant par l’intégration d’exploitations agricoles dans les opérations d’aménagement urbain. On voit ainsi émerger un « agri-urbanisme », champ de pratiques professionnelles qui reste largement à construire en interdisciplinarité entre les compétences de la fabrique de la ville et celles de l’agronomie. Dans cette perspective, l’agriculture ne serait plus simplement envisagée comme un mode d’occupation du sol qui se juxtapose aux espaces construits. Les logiques et le fonctionnement spatial de l’urbanisme et de l’agriculture seraient pris en compte à parts égales dans l’aménagement des territoires urbains (Donadieu 2003 ; Ernwein et Salomon-Cavin 2014 ; Vidal 2009).

Cet article analyse le projet des fermes urbaines de Doulon-Gohards à Nantes. Ce projet a permis la création d’exploitations agricoles professionnelles au sein d’un nouveau quartier en s’appuyant sur différentes expérimentations juridiques et techniques, ainsi que sur des partenariats originaux entre acteurs de l’urbanisme et du monde agricole. En cela, il peut être considéré comme un laboratoire d’agri-urbanisme.

Les fermes s’inscrivent dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) Doulon-Gohards, située à l’est de Nantes, en lisière du territoire communal et à proximité des bords de Loire. Cette ZAC prévoit la création d’un quartier mixte implanté en partie sur des terres agricoles expropriées et restées en friche depuis les années 1980 (encadré 1 et figure 1). Dès les débuts du projet, en 2012, l’agriculture est identifiée comme un marqueur : l’objectif est de réinstaller, dans ce berceau du maraîchage nantais, des exploitations agricoles professionnelles en s’appuyant sur le patrimoine existant et en définissant un modèle adapté au nouveau contexte d’urbanisation du quartier. L’approche de l’agriculture est multifonctionnelle (Duchemin et al. 2008) : activité économique, elle doit également remplir des fonctions sociales et contribuer aux réflexions de la collectivité en matière de reterritorialisation [2] du système alimentaire.

Encadré 1. Le projet Doulon-Gohards en synthèse

Figure 1. Plan-guide de la ZAC Doulon-Gohards

© Nantes Métropole Aménagement.

La ZAC a suscité une importante mobilisation citoyenne, structurée autour du collectif « Sauvons les Gohards ». Cette mobilisation, largement invisibilisée par les acteurs du projet, demeure importante par les alternatives qu’elle conçoit [3]. Elle ne sera toutefois pas analysée dans le présent article, lequel se donne pour objet le montage professionnel et institutionnel du programme agricole de la ZAC. Sur la base d’une enquête qualitative menée par le biais d’analyses documentaires et d’entretiens (Macé Le Ficher 2023), l’article analyse la constitution d’un monde hybride d’experts agri-urbains et les rôles qu’y tiennent les acteurs traditionnels du projet urbain (maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre) mais aussi des nouveaux entrants issus du monde agricole.

Structuration d’une expertise agri-urbaine

C’est au sein de la petite équipe de maîtrise d’ouvrage de la ZAC que naît la volonté de recréer des exploitations maraîchères professionnelles à Doulon-Gohards. Les ambitions de cette équipe de techniciens rencontrent dans un premier temps le scepticisme des élus métropolitains, persuadés qu’un projet agricole sur le site ne peut qu’être associatif et à vocation pédagogique. De son côté, l’équipe de maîtrise d’œuvre de la ZAC imagine des espaces agricoles ouverts et intégrés aux espaces bâtis, plutôt que des exploitations privées au périmètre circonscrit. Dès lors, la maîtrise d’ouvrage – renforcée en 2015 par un chargé de projet spécialisé en agriculture urbaine – cherche à constituer une expertise correspondant à sa vision. L’obtention d’une subvention dans le cadre de la démarche gouvernementale ÉcoCité [4] permet de lancer une série d’études pré-opérationnelles.

Le montage du projet des fermes de Doulon-Gohards associe des acteurs de l’aménagement urbain et du monde de l’agriculture et de l’agronomie, qui présentent la particularité de développer des réflexions et des pratiques émergentes, voire complètement marginales dans leurs milieux professionnels respectifs (figure 2). Ainsi, la maîtrise d’ouvrage mobilise les travaux scientifiques pionniers du Laboratoire d’analyses microbiologiques des sols [5] et les recherches menées par Jeanne Pourias sur l’agriculture urbaine à l’échelle internationale (Pourias 2014). L’aménageur s’appuie sur le monde de l’agriculture paysanne avec CAP 44 (société coopérative créée à l’initiative de la Confédération paysanne) et s’inspire du modèle de « maraîchage bio-intensif » développé par le maraîcher nantais Olivier Durand, qu’il fait travailler en collaboration avec une agence parisienne d’urbanistes-programmistes dont l’un des chargés d’étude s’est formé en agriculture urbaine. Cette expertise agri-urbaine, fondée sur des alliances multi-acteurs (Hasnaoui Amri 2018) et dans laquelle la maîtrise d’ouvrage joue un rôle central, fait office de médiation entre les mondes de l’urbanisme et de l’agriculture.

Figure 2. Une expertise agri-urbaine mobilisée pour la structuration du projet des fermes de Doulon-Gohards

Les études produites au cours de cette phase permettent d’élaborer un modèle d’agriculture urbaine professionnelle spécifique qui mobilise, d’une part, les outils et méthodes du projet urbain (diagnostic de site, étude de programmation…) apportés par les praticiens dédiés et, d’autre part, les connaissances et savoir-faire d’une agriculture urbaine professionnelle héritière des techniques maraîchères du XIXe siècle et de leur circulation-actualisation internationale contemporaine [6], apportés par Olivier Durand. La vocation de chaque site tient compte de l’analyse de l’environnement urbain (la ferme Saint-Médard pourra par exemple nouer des partenariats scientifiques avec le lycée horticole du Grand-Blottereau situé à proximité) et le modèle agricole proposé pour l’ensemble des fermes combine une technicité fine au plan agronomique, une main-d’œuvre dense, l’extension des périodes de production grâce à des surfaces importantes de serres froides, la distribution des produits en circuit-court et la pluriactivité (l’équilibre économique reposant à 70 % sur la vente des productions et à 30 % sur des activités connexes, telles que la formation ou le conseil [7]).

Ce modèle s’appuie par ailleurs sur un engagement fort des acteurs publics : les agriculteurs signent des baux ruraux pour une durée de dix-huit ans avec Nantes Métropole Aménagement, qui reste propriétaire du foncier et des bâtiments dans le cadre de la concession. L’aménageur investit par ailleurs dans des composantes essentielles du projet agricole : la préparation des terres en vue de faciliter leur labellisation bio, la rénovation des bâtiments, l’extension jusqu’aux fermes d’un réseau d’eau brute présent à proximité, qui permettra à terme d’irriguer les cultures par des pompages en Loire, ainsi que la construction des serres froides sur chaque exploitation. Ce dernier poste est répercuté sur le loyer des agriculteurs, avec un abattement les premières années afin de laisser le temps aux exploitations de se lancer. Le cahier des charges des agriculteurs intègre différentes contreparties à ce soutien public, telles que l’obligation de pratiquer une agriculture biologique, de contribuer à la gestion écologique du quartier (entretien des haies, etc.) ou encore de proposer des activités aux habitants (cueillette, animations pédagogiques, etc.).

Tensions et fertilisations croisées entre maîtrise d’œuvre et agriculteurs

Au moment du passage du projet en phase opérationnelle, une nouvelle organisation se met en place. Nantes Métropole Aménagement lance une consultation pour la maîtrise d’œuvre des fermes, remportée par un groupement composé de l’agence d’architecture Claas Architectes, le bureau d’études en paysage et réseaux divers SCE et l’agence Ecotropy spécialisée dans la conception bioclimatique de bâtiments. L’aménageur s’adjoint également les services d’un assistant à maîtrise d’ouvrage spécialisé en agriculture urbaine, la société We Agri. En parallèle, Nantes Métropole Aménagement, toujours accompagné par CAP 44, lance le recrutement des futurs agriculteurs de Doulon-Gohards. Le processus de conception et de réalisation des fermes, relativement long et complexe, met au jour de nombreuses tensions entre les logiques du projet urbain et de l’activité agricole, en même temps qu’il génère des apprentissages et fertilisations croisées. On s’attardera plus spécifiquement sur trois enjeux : celui de la temporalité, celui de la gestion de l’eau et celui de la création des serres maraîchères.

Les décalages de temporalité entre dimension urbaine et dimension agricole du projet de fermes font apparaître de nombreuses tensions. D’un côté, le recrutement des agriculteurs, effectué par des jurys regroupant la collectivité et des experts agricoles, nécessite un vivier de candidats à l’installation présentant des projets suffisamment viables. De l’autre, la rénovation des fermes implique une participation des porteurs de projets agricoles suffisamment tôt dans le processus de maîtrise d’œuvre pour définir un programme adapté à leurs besoins spécifiques. Elle suppose également que les agriculteurs soient capables de gérer le décalage assez long et les délais incertains entre la conception des fermes et leur installation effective, en termes de revenus, de logement, d’organisation personnelle et familiale. La complexité de cette articulation et la conjonction de problèmes tant urbanistiques (retards de chantiers entraînant la défection de certains candidats) qu’agricoles (concurrence sur un même site ou manque de maturité des projets) expliquent que le recrutement des agriculteurs s’échelonne sur deux ans et mobilise quatre jurys entre décembre 2017 et février 2020. In fine, quatre exploitations sont installées sur trois sites : l’une d’entre elles produit des micro-pousses sous serres tandis que les trois autres associent maraîchage et activités complémentaires (programmation culturelle, location de parcelles de jardins potagers, accueil de scolaires ou encore entretien d’espaces verts).

L’enjeu de la gestion de l’eau révèle quant à lui des différences d’approches entre acteurs agricoles et urbains : les premiers considèrent l’eau comme une ressource qu’il s’agit de capter et de stocker, tandis que les seconds doivent aussi prendre en compte la dimension esthétique des ouvrages et les obligations liées au Code de l’environnement, qui nécessitent l’élaboration de dossiers « loi sur l’eau » (requis pour les projets ayant un impact sur l’eau et les milieux aquatiques). La conception des ouvrages de récupération des eaux pluviales des fermes doit ainsi tenir compte de la couverture des sols par les serres et les bâtiments et de leurs conséquences en termes de ruissellement et de débit rejeté au réseau public. La compréhension de chacune de ces logiques et la recherche de solutions adaptées nécessitent ainsi des efforts de dialogue et d’adaptation particuliers entre les différentes parties prenantes. Les ouvrages qui en résultent (réservoirs cylindriques gris et blancs en figure 3) combinent un important volume de stockage avec un système de surverse vers des noues d’infiltration équipées de limiteurs de débits. Efficients techniquement, ils sont néanmoins imposants et leur intégration paysagère demeure l’objet de critiques.

Figure 3. Plan de la ferme Saint-Médard

© Claas architectes/Nantes Métropole Aménagement.

Enfin, autour de la conception des serres se cristallise l’enjeu des compétences techniques des concepteurs traditionnels du projet urbain en matière d’ouvrages agricoles. En effet, malgré la diversité des profils mobilisés (architectes, paysagistes, ingénieurs) et le travail de conception effectué par l’équipe de maîtrise d’œuvre avec chacun des agriculteurs, le processus achoppe sur le niveau de technicité requis, en particulier pour les installations du projet de ferme de micro-pousses sur le site de la Louëtrie. Il faut faire appel à un Centre régional d’innovation et de transfert de technologie (CRITT) basé à Rochefort pour finaliser la conception des ouvrages. Spécialisé en horticulture, ce CRITT connaît également le domaine du maraîchage et présente une expertise pointue en matière de serres. Les délais et le surcroît de travail qui en résultent témoignent du caractère inédit de ce type d’ouvrage dans un projet urbain, en même temps qu’ils révèlent l’apport de nouveaux acteurs issus du monde agricole dans le processus de conception d’un projet urbain.

Des hybridations agri-urbaines qui restent largement à construire

La mise en exploitation de quatre fermes à Doulon-Gohards depuis 2022 représente l’aboutissement d’un long processus parcouru de tensions, de compromis et d’apprentissages entre mondes de l’aménagement urbain et de l’agriculture. L’étude de ce projet pionnier révèle ainsi les expérimentations à l’œuvre et les défis à relever pour un agri-urbanisme qui reste largement à construire. À l’échelle du projet urbain, il repose sur une sphère d’acteurs hybride capable de médiatiser ces apprentissages, dans la structuration et l’animation de laquelle la maîtrise d’ouvrage urbaine apparaît déterminante. Outre l’apport de compétences nouvelles qu’il requiert en termes de montage économique et juridique, de conception et de réalisation techniques, il engage aussi le soutien politique du monde urbain envers le développement d’une agriculture urbaine professionnelle et la recherche de modèles appropriés. Il implique enfin l’évolution de la nature même des concepteurs, avec la participation directe des agriculteurs, ainsi que l’adaptation des temporalités de l’aménagement pour faire avancer de concert projet agricole et projet urbain.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Paula Macé Le Ficher, « Les fermes urbaines de Doulon-Gohards à Nantes : un laboratoire d’agri-urbanisme », Métropolitiques, 27 juin 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Les-fermes-urbaines-de-Doulon-Gohards-a-Nantes-un-laboratoire-d-agri-urbanisme.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2056

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Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

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