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Les « gars de la propreté » et le pouvoir municipal à Marseille

Pierre Godard et André Donzel restituent dans leur ouvrage Éboueurs de Marseille l’histoire d’un monde social singulier et d’un secteur d’action publique soumis aux luttes sociales et aux pratiques clientélaires. Au fil des pages, ces deux auteurs décrivent les rouages d’un système de gouvernement local qui fut longtemps associé à la figure charismatique de Gaston Defferre et qui semble aujourd’hui encore perdurer.
Recensé : Pierre Godard et André Donzel, Éboueurs de Marseille. Entre luttes syndicales et pratiques municipales, Paris, Éditions Syllepse, 2014.

L’ouvrage que consacrent Pierre Godard et André Donzel aux éboueurs de Marseille est le résultat d’une collaboration originale. Pierre Godard a été éboueur pendant plus de vingt ans dans cette ville et représentant syndical dans plusieurs organisations. Ses expériences font de lui un témoin privilégié, mais aussi un acteur de premier plan des luttes sociales décrites dans ce livre. André Donzel est sociologue, chercheur au CNRS et spécialiste des questions urbaines marseillaises. La première ambition de leur ouvrage est d’articuler une expérience du monde social des éboueurs avec la distance attendue d’un travail académique et d’une critique rigoureuse sur l’histoire de la propreté urbaine et des conflits qui la traversent.

La propreté, un instrument du pouvoir urbain

En choisissant de parler de « pratiques municipales » plutôt que de « politiques publiques », les auteurs expriment clairement l’ambition du texte : restituer l’histoire d’un secteur d’action publique dans son environnement politique, économique et social. Or, et c’est la thèse de l’ouvrage, le terrain marseillais est marqué par l’incapacité de la puissance publique locale à réguler ce pan des services publics urbains. L’inefficacité des pouvoirs municipaux successifs à discipliner la conflictualité sociale se double d’un échec dans la restauration d’une « image de ville » délestée du stigmate de la saleté.

L’entrée par la gestion de la propreté autorise une double exploration. En premier lieu, une histoire de l’organisation de la collecte permet de comprendre comment celle-ci est devenue un dispositif socio-technique (Barbier 2001) d’aménagement et de gestion de l’espace urbain et des hommes. En second lieu, en retraçant les relations entre l’appareil municipal et les organisations syndicales, les auteurs montrent comment ce dispositif devient un instrument du gouvernement local. La propreté ne se réduit pas à une activité professionnelle ou à un service public, elle correspond à une (tentative d’)organisation des rapports sociaux et s’inscrit dans des luttes politiques. Les auteurs montrent ainsi dans quelle mesure la propreté est investie par les acteurs politiques, moins pour produire une action publique que pour accumuler des ressources de légitimation et entretenir des allégeances électorales sur des fondements clientélaires. Cette étude de la propreté dévoile dès lors des techniques de gouvernement.

Ramasser et traiter les ordures, un dispositif socio-technique

L’ouvrage s’ouvre sur une anthropologie des techniques de ramassage des déchets, des escoubes du Moyen-Âge aux prémices du service public du nettoiement au début du XXe siècle. Cette genèse d’une pratique professionnelle et d’une catégorie d’action publique éclaire l’histoire longue de la construction sociale de stigmates collectifs de la cité (saleté, grève, corruption et incurie du pouvoir). La propreté est la métonymie de la mauvaise réputation de la ville et des représentations stéréotypées dont elle fait l’objet.

Après avoir dressé ce décor, la démonstration restitue l’évolution des techniques afin de souligner trois aspects structurants des politiques de propreté : les contraintes de l’empreinte urbaine et la question des infrastructures ; le rôle des progrès techniques ; et les effets des externalisations et des libéralisations successives du marché de la gestion des déchets ménagers.

Muni de ces éléments de contexte, le lecteur pénètre dans les coulisses des réunions syndicales et des négociations avec les élus. Il côtoie les agents au travail dans les assemblées générales et les manifestations. Il y voit la pénibilité de la tâche et le verrouillage syndical qui compromet l’accès aux enceintes décisionnelles (formelles et informelles) à tous ceux qui n’appartiennent pas au syndicat majoritaire et à toute autre organisation syndicale. Il comprend que le système de relations entre la puissance publique et ses employés pèse autant que les changements techniques (massification de la consommation et conteneurisation de la collecte) et les évolutions économiques (externalisation, privatisation).

Propreté, dialogue social et gouvernement urbain

L’observation des transformations techniques du ramassage et de la collecte des déchets s’accompagne d’une analyse fine des évolutions du gouvernement urbain marseillais. La question de la propreté est ici enchâssée dans l’analyse des rapports de force des syndicats entre eux et de leurs interactions avec le personnel politique.

Les auteurs rappellent que la Libération marque la restauration de la « souveraineté municipale » (Donzel 1998) et du mouvement syndical. À partir de l’élection de Gaston Defferre en 1953, face à la « menace communiste », le « defferrisme » se forge à partir d’une alliance entre des socialistes modérés et des conservateurs de centre-droit (Ollivier 2012). Il repose d’une part sur un mode de légitimation constitué autour d’échanges de type clientélaires (Mattina 2004), et d’autre part sur une personnification exemplaire du pouvoir municipal durant plusieurs décennies. Dans cet ouvrage, les auteurs soutiennent que ce système est d’abord structuré par l’anti-communisme et l’anti-cégétisme du maire et de ses alliés politiques. Reposant sur des rapports de force syndicaux autant que politiques, le pouvoir defferriste fait de Force ouvrière (FO) un élément central de sa légitimation et de l’exercice de son pouvoir.

L’ouvrage s’attaque à un certain nombre de mythes qui entourent la gestion des déchets à Marseille, et en premier lieu celui de la « co-gestion ». Dans le langage politique et médiatique local, cette expression désigne un partage négocié des pouvoirs entre le syndicat majoritaire et la municipalité. Les auteurs s’écartent de l’explication selon laquelle FO serait un « faiseur de roi » pour dévoiler les ramifications complexes de l’interdépendance qui unit la direction de ce syndicat à la mairie et qui perdurent au-delà des alternances politiques des années 1980‑1990. À travers une analyse minutieuse des rapports de force syndicaux, l’ouvrage dévoile les enjeux des luttes pour l’accès aux arènes du gouvernement municipal, sans négliger les mécanismes d’exclusion (recrutements des agents, élections professionnelles) que le pouvoir local instaure. Cette interdépendance entre les sphères syndicale et politique n’est pas qu’une affaire d’appareils ; elle relève aussi de la multiplication d’interactions individuelles stabilisées (nominations de responsables à des postes clés et promotions décidées lors des commissions administratives paritaires). Les récits de réunions des comités d’action sociale sont à cet égard éclairants pour saisir les assauts des syndicats minoritaires (en particulier la CFDT) pour obtenir, sans succès, le pluralisme. Après son élection en 1995, Jean-Claude Gaudin renonce à rompre avec ce « petit système » au nom de la « tradition » et de la « grande famille ».

Enfin, en scrutant les relations entre appareils syndicaux et politiques, les auteurs discutent la thèse de la « crise des politiques clientélaires » défendue par Cesare Mattina. En mettant en évidence la persistance des embauches et des « faveurs », l’ouvrage souligne que les mécanismes clientélaires survivent à la raréfaction des biens (logements, emplois, places en crèche) et des services à échanger (nomination, promotion), aux critiques de la presse, ainsi qu’aux rapports et jugements sévères de la chambre régionale des comptes et de la justice. Les récentes condamnations et le climat des affaires qui pèsent sur la vie politique marseillaise le rappellent. La question de la fidélité électorale durable des agents de la propreté dans les secteurs public et privé reste néanmoins posée.

En conclusion, les résultats de cette analyse dépassent le prisme marseillais. Certes monographique, cette étude décrit les rouages de la construction sociale des stéréotypes et constitue un terreau stimulant pour une démarche comparative. Le cas du « fini-parti » est exemplaire de cette ambition. Cette pratique qui consiste à autoriser les agents à rentrer chez eux une fois la tournée achevée est érigée par les pouvoirs publics et la presse en « totem ». Elle relève d’un système qui est, pour reprendre l’expression des auteurs, « un mât d’argile » au pied duquel les élus de tout bord « se prosternent » et y « déposent les présents exigés (embauches, achats de maison, promotions, logements) ». À l’approche de toutes les élections ces quinze dernières années, on a ainsi vu les candidats s’engager à remettre en cause ce principe, sans résultat probant. En 2008, Jean-Noël Guérini promettait que le problème serait réglé en six mois s’il était élu. Malgré sa défaite aux municipales, l’accès de l’un de ses proches à la tête de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (MPM), compétente en matière de gestion des déchets, n’a pas changé la donne. En juillet dernier, le nouveau président de MPM, Guy Tessier, faisait adopter un « contrat local de propreté » qui proclame « la fin du fini-parti ». Dans les faits, les agents pourront toujours partir au bout de 5 h 50 de travail, dont 4 h 30 de collecte. Par ailleurs, le nouveau cahier des charges insiste davantage sur les « bonnes pratiques civiques » et repose sur une surveillance accrue des habitants en matière de propreté.

Au-delà du cas saillant de Marseille, les auteurs montrent que la pratique du « fini-parti » est courante en France. Elle fournit une riche matière pour faire dialoguer ambition monographique et démarche comparative. À Nantes, par exemple, le « fini-parti » s’appuie sur une politique d’encadrement rigoureuse, une gestion minutieuse des tournées et, pour reprendre une expression des auteurs, « une culture du service public ». En creux, la comparaison fournit ainsi des pistes pour un appel à la conversion de pratiques municipales fondées sur un système clientélaire en politiques publiques reposant, selon Pierre Godard et André Donzel, sur « la responsabilité et la compétence, l’indépendance et l’intégrité, l’équité et l’égalité de traitement ».

Bibliographie

  • Barbier, R. 2001. « Du ramassage des ordures à la maîtrise des déchets », Gérer et Comprendre, n° 64, p. 31‑39.
  • Donzel, A. 1998. L’Expérience de la cité, Paris : Economica.
  • Mattina, C. 2004. « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille », Politix, n° 67, p. 129‑155.
  • Ollivier, A.‑L. 2012. « Gaullistes et socialistes au prisme du pouvoir local. L’exemple de Marseille (1957‑1977) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 116, p. 23‑35.

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Pour citer cet article :

Nicolas Maisetti, « Les « gars de la propreté » et le pouvoir municipal à Marseille », Métropolitiques, 17 novembre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Les-gars-de-la-proprete-et-le.html

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