Hygiène et hygiénisme ont, de longue date, suscité l’attention des historiens, qu’ils se consacrent aux questions urbaines, techniques et scientifiques ou plus récemment environnementales, pour ne citer que ces trois champs étroitement imbriqués. Au cours d’une longue histoire (que Stéphane Frioux fait débuter avec Pasteur, mais dont les origines sont à chercher au XVIIIe siècle), du néo-hippocratisme à l’hygiénisme, du seau au robinet, de la fosse d’aisances à la station d’épuration et du tas d’ordures à l’usine d’incinération, les villes et les sociétés urbaines sont profondément transformées par les équipements dédiés à la salubrité. Pourtant, tout n’a pas changé partout, de la même façon et au même rythme : c’est finalement contre une vision trop homogène et trop linéaire du changement que s’élève Stéphane Frioux. Laissant de côté les approches surplombantes ou trop centrées sur la capitale française, cet historien se propose d’analyser comment la révolution hygiéniste a été déclinée au sein des villes françaises, petites, moyennes et grandes, comment elle s’est (ou non) diffusée, et comment les modèles qu’elle a portés se sont constitués. C’est tout le mérite de cet ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2009, que de mettre en perspective cette circulation des expériences urbaines et des savoirs. Fondée sur une enquête minutieuse dans les archives municipales (mais pas seulement), cette recherche permet, entre autres, de passer au crible trente-cinq « projets édilitaires d’amélioration de l’environnement urbain », ayant ou non abouti, dans plus de vingt villes françaises. Elle montre la variabilité des situations, la complexité des jeux d’acteurs et la difficulté à réaliser ces projets.
Une circulation intense des modèles, des techniques et des hommes
Les résultats, déclinés en cinq chapitres thématiques entre lesquels s’intercalent des études de cas, sont très riches. On note d’abord la diversité des solutions mises en œuvre, qu’il s’agisse de traiter les eaux en vue de leur consommation (ozonisation, chloration, verdunisation [1], qui fait l’objet d’une analyse particulièrement passionnante où se mêlent patriotisme et hygiénisme), de les récupérer et épurer après usage (assainissement pneumatique, station d’épuration à lits bactériens, fosse septique) ou de prendre en charge les ordures ménagères (incinération, fermentation zymothermique). Cette diversité d’expérimentations est associée à la multiplicité des acteurs de l’hygiène. Stéphane Frioux montre, en effet, que se développe une véritable « science appliquée de l’amélioration du milieu urbain », portée par les ingénieurs et les architectes, mais il ne s’en tient pas là : les entrepreneurs – dont les origines sont elles-mêmes très variées – jouent aussi un rôle fondamental dans cette histoire. Qu’ils achètent les droits de procédés étrangers ou qu’ils développent leurs propres solutions techniques, ils démarchent les villes auxquelles ils espèrent les vendre – il s’agit, en effet, plus de commercialiser des dispositifs techniques que de prendre en charge le service, qui reste souvent municipal. Sur ce point, et notamment dans le domaine de l’eau potable, il aurait probablement été intéressant de mieux prendre en compte le mouvement alternatif de concession/municipalisation des services, dont Stéphane Frioux suggère qu’il a un impact sur la manière dont la question de l’hygiène est finalement traitée.
Les villes présentent des situations très contrastées : les expériences locales de l’hygiénisme sont ainsi beaucoup plus diverses que ne le laissaient entrevoir les travaux antérieurs. Ces villes ne sont pas isolées : leurs regards ne convergent pas uniquement vers Paris, qui ne constitue pas le phare du progrès sanitaire. Les idées et les hommes circulent beaucoup sur le territoire national et au-delà. La communauté hygiéniste, comme d’une façon générale les communautés techniques – voir, par exemple, les congrès internationaux de la route, dont le premier a lieu en 1903 –, s’organise. Ces congrès favorisent les échanges, comme le font les revues dont l’analyse minutieuse montre qu’elles rendent compte de leurs analogues étrangers (par la reproduction de leurs sommaires en particulier) et que les sources d’inspiration des hygiénistes de terrain sont britanniques, germaniques, parfois scandinaves, plus rarement italiennes.
Si les techniciens voyagent, les élus aussi, comme cette délégation municipale de Rouen qui, entre le 6 et le 20 septembre 1908, visite en Angleterre Londres, Birmingham, Liverpool, Blackpool, Greenock en Écosse, puis Ixelles en Belgique avant de se rendre à Wiesbaden en Allemagne, Brno en Moravie, Vienne en Autriche et enfin Zurich, soit 5 000 km et quinze jours consacrés à visiter des usines de traitement des ordures ménagères. Ces circulations horizontales se font aussi de proche en proche, quand les villes voisines échangent leurs expériences, voire s’inspirent l’une de l’autre. Elles semblent, en définitive, plus importantes que les circulations verticales de l’État vers les collectivités locales. L’analyse (rapide) de la mise en œuvre de la loi sur la santé publique de 1902 montre que l’administration centrale, dont les moyens sont, par ailleurs, très faibles, est plus une source de tracas locaux qu’elle n’impulse la réforme hygiéniste : les projets de distribution d’eau ou d’assainissement des communes sont soumis à une succession d’expertises, du local au central, qui sont parfois décourageantes. Comme le souligne Stéphane Frioux, ce seul cas montre l’importance de l’entrée par les archives locales, qui permet de relativiser l’analyse un peu rapide selon laquelle les retards pris seraient imputables à la seule incompétence locale.
Les raisons de l’engagement et les clefs du succès
Il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre des projets sanitaires apparaît souvent lente et chaotique. Mais là encore, il faut se garder d’une conclusion hâtive : ce n’est pas parce que les villes sont grandes et riches qu’elles s’équipent plus rapidement que les autres ; ce n’est pas parce qu’elles sont politiquement à gauche – ou à droite – qu’elles sont plus volontaristes. Le succès des projets dépend d’une équation complexe dans laquelle se mêlent orientations politiques ou électoralistes, capacité et nature de l’expertise locale, inscription dans les réseaux, modalité de gouvernance (on nous pardonnera cet anachronisme) des projets, avec, par exemple, la mise en place de commissions qui permettent, dans une certaine mesure, la consultation des parties prenantes (organisations de contribuables, de propriétaires ou de commerçants, pour ne citer qu’elles) et l’organisation de concours dotés de jurys d’experts.
L’innovation se fait ainsi par le bas, bien que toutes les villes ne s’engagent pas dans la réforme hygiéniste. Certaines semblent plus rapides à se doter d’équipements sanitaires : les villes d’eau et de tourisme, pour lesquelles ils constituent en quelque sorte une condition sine qua non de développement sur fond de concurrence européenne (notamment entre villes d’eau germaniques et françaises), mais aussi les ports et les villes militaires, qui représentent un enjeu stratégique et national puisqu’elles sont la porte d’entrée des épidémies importées, ou encore les villes d’implantation de grands établissements collectifs (hôpitaux, sanatoriums, abattoirs), qui peuvent constituer des foyers d’infection, et enfin les cités d’entreprise.
On le voit, c’est un tableau extrêmement fouillé que dresse Stéphane Frioux qui parvient à donner vie à ces « batailles de l’hygiène » livrées un peu partout dans l’Hexagone. Cette approche toute en nuance a parfois, du fait aussi du plan retenu qui veut éviter les approches monographiques ou sectorielles, le défaut de ses qualités : au-delà du constat de la diversité des situations, il est difficile de se faire une idée, in fine, de l’ampleur et de la nature des transformations engagées, de leur traduction matérielle et de leurs impacts sur les villes et les milieux. Le lecteur aurait aimé en savoir plus sur la façon dont l’environnement est conçu par ceux qui le transforment, sur la manière dont ils opposent éventuellement un environnement de proximité – celui de la salubrité à conquérir – et un autre plus lointain – celui qui recevra les effluents, déchets et autres fumées –, sur la manière dont les solutions s’opposent éventuellement sur un plan épistémologique ou dont elles s’expriment dans l’espace urbain et ses dépendances sur un plan tant social que paysager – mais peut-être se serait-il alors agi d’une autre thèse ?
Il n’en demeure pas moins que ce travail non seulement contribue à combler les vides de l’histoire de l’hygiénisme dans ses déclinaisons urbaines, mais aussi trouve un écho dans les débats urbains actuels. Comment ne pas penser, en lisant Stéphane Frioux, aux politiques et techniques énergétiques et de développement durable qui réinterprètent parfois des techniques anciennes ? On observe aujourd’hui leur déclinaison multiscalaire et l’importance de leur dimension locale. Ces réseaux de villes, qui traduisent aussi une forme de circulation horizontale dépassant les logiques hiérarchiques nationales, sont aussi d’une grande actualité (voir notamment sur ce sujet les travaux d’Harriet Bulkeley [2] et de Cyria Emelianoff [3]). Ces réflexions contemporaines gagneraient à s’enrichir de celles des historiens tels que Stéphane Frioux, tant elles se font écho les unes aux autres.