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Les espaces publics bordelais à l’épreuve du genre

Les villes prêtent aujourd’hui une attention toute particulière à la qualité de vie qu’elles offrent aux habitants et à la capacité des espaces publics de favoriser les rencontres aussi bien que de prévenir un certain nombre de maux de la coexistence urbaine. Comme le montre cette étude conduite à Bordeaux, la question de l’égalité d’accès à la ville pour les femmes doit être intégrée au rang des indicateurs majeurs de l’évaluation de la qualité des espaces urbains.

En dix années, l’agglomération bordelaise a fait assaut d’urbanité. Le nouveau visage de la ville, façonné en premier lieu par le réaménagement de ses quais, offre un usage renouvelé et pacifié de ses espaces publics. Il serait tentant de conclure que, à travers cette cure de jouvence, la métropole bordelaise a apprivoisé les vieux démons de l’insécurité, atteint la maturité dans l’évolution de sa sociabilité et offre désormais une modernité des modes de vie où prime la citoyenneté et la mixité entre âges et sexes... Est-ce bien le cas ? C’est la question que se sont posés des élus de la communauté urbaine de Bordeaux (CUB), qui ont suggéré que l’on s’intéresse à la présence et à l’expérience des femmes dans la ville.

Pour répondre à cette interrogation de la part d’une collectivité qui organise sa croissance pour devenir en 2030 une métropole millionnaire d’échelle européenne, l’Agence d’urbanisme d’Aquitaine (A’urba) et le laboratoire ADES (Aménagement, développement, environnement, santé et sociétés – CNRS) de l’université Michel de Montaigne Bordeaux-3 ont uni leurs savoir-faire. L’équipe d’étude a proposé un projet en plusieurs phases intitulé l’« Usage de la ville par le genre ». La recherche sur le terrain mise au point en 2010 tente de mesurer le poids des normes de genre sur les pratiques urbaines au quotidien, l’objectif étant d’abord de les rendre visibles, pour ensuite en corriger les effets négatifs. Trois approches ont été retenues pour faire apparaître les éventuels écarts entre hommes et femmes. La première a permis de mener une « Approche intégrée de l’égalité » (AIE), ce qui s’est traduit par un tri par sexe de données statistiques issues du recensement de la population (Insee 2007), de la déclaration annuelle des données sociales d’entreprises (DADS 2007) et de l’enquête sur le déplacement des ménages (BVA–CUB 2009). La deuxième s’est appuyée sur un matériau oral qualitatif, collecté à partir de groupes de discussions de femmes, réunis par échantillons représentatifs de la population de la CUB. La troisième, qualifiée de micro-géographie urbaine, a été réalisée par des étudiantes de l’université Bordeaux-3, qui se sont livrées à une observation sur le terrain des usages genrés, appliqués à trois sites de la CUB. L’ensemble de ces collectes de données, à la fois chiffrées, sensibles et spatiales, constitue un matériau original, issu d’un processus reproductible, et permet, entre autres, de créer une cartographie mentale et sensorielle explicite, illustrant des degrés inégaux de mixité d’usage dans la ville.

Le résultat de l’enquête sur la place des femmes dans la ville est mitigé. En effet, derrière l’impression générale qu’il existe une mixité partagée des usages urbains se cache une autre réalité des relations hommes–femmes, et une division de l’espace plus « archaïque ». L’image d’Épinal d’un Bordeaux idyllique n’a pas résisté aux successives investigations statistiques, sociales et spatiales, lesquelles ont démontré la pérennité de l’inégalité genrée dans la fréquentation de la ville. L’aménagement urbain est apparu comme une matrice de la reproduction des clichés ancestraux, entérinant la place toute relative réservée aux femmes dans la cité. En décryptant les caractéristiques socio-économiques de la seule gente féminine, qui représente 53 % de la population de la métropole bordelaise, l’étude a pu ainsi pointer comment plus de la moitié de la population est logée, quels sont ses revenus, comment elle se déplace en termes de fréquences et de motifs. En recueillant des paroles spontanées, des projections imaginaires et en débusquant des non-dits, il a été possible d’approfondir la compréhension de mécanismes de défense partagés, indices d’une vulnérabilité le plus souvent tue. En analysant enfin des échantillons d’espaces urbains sous l’angle de la mixité d’usage à toutes les heures de la journée et de la nuit, l’équipe de terrain a fait converger les éléments du puzzle pour aboutir à la même révélation : en ce début de XXIe siècle, à Bordeaux, des normes spatiales stéréotypées continuent à être construites par des rapports sociaux de sexe qui défavorisent les femmes et distillent des représentations.

Des injonctions invisibles dans l’usage de l’espace collectif

Les travaux pionniers de Jacqueline Coutras (1996), ceux plus récents de Marylène Lieber (2008) ont montré les inégalités d’accès aux villes françaises pour les femmes, inégalités le plus souvent liées au sentiment d’insécurité dans les espaces publics. Marylène Lieber montre bien comment elles apparaissent évidentes et naturelles et passent pour cette raison même inaperçues. C’est l’une des caractéristiques des études de genre que d’éclairer ainsi des usages de la ville restés jusqu’ici invisibles.

Le géographe bordelais Guy Di Méo ne va-t-il pas jusqu’à parler dans son ouvrage du même nom, de « murs invisibles » que les femmes contournent de façon quasi-automatique, ayant incorporé les limites de zones interdites dans l’espace public ? Des normes spatiales ont été produites et continuent de l’être par une ville qui a été imaginée de façon « androcentrique », terme qui rappelle qu’historiquement, la ville physique traduit l’expression de la Cité, espace du pouvoir social, économique et politique, depuis toujours aux mains des hommes. La prégnance de cette représentation traditionnelle se retrouve dans les mentalités qui partagent l’impression que la ville semble avoir été faite « par et pour l’homme ». Ainsi, récemment, de nombreux équipements de loisirs d’accès libre ont été conçus par les pouvoirs publics pour canaliser en priorité l’énergie des jeunes garçons. Situées en façade des quais, ces installations ludiques et sportives semblent rappeler que les garçons sont les usagers majoritaires de la ville. N’est-ce pas là une politique ostentatoire que d’encourager, d’un côté, la présence masculine dans la rue, pendant que, de l’autre côté, on déconseille aux jeunes femmes de faire du jogging dans des endroits isolés ou de sortir le soir dans certains quartiers (recommandations du ministère de l’Intérieur, mai 2008) ?

Les principaux indices d’inégalité recueillis via la variable sexe

L’étude chiffrée reflète les caractéristiques statistiques de la société française (inégalité dans les salaires, familles monoparentales, population âgée féminine). L’enquête mobilité-ménages montre que les femmes ont des déplacements professionnels moins importants que les hommes mais qu’elles sont trois fois plus nombreuses que ceux-ci à utiliser leur voiture dans les déplacements d’accompagnement (enfants, personnes âgées) et pour ceux liés aux tâches domestiques (courses) ou aux soins de leur famille et de leur entourage. Ces caractéristiques s’associent, comme ailleurs, à leur faible représentation dans les instances publiques : elles ne sont que 7 femmes vice-présidentes pour 29 vice-présidents à la CUB. Le président de la CUB, le maire de Bordeaux, le président du conseil général de la Gironde et le président du conseil régional d’Aquitaine sont des hommes. De nombreuses autres données pourraient être mobilisées, puisque la variable sexe fait partie des indicateurs de toutes les enquêtes sur les populations et les modes de vie de la CUB. Cependant, ces données ne sont pas ou peu exploitées. Les différences paraissent évidentes, naturelles, et n’ouvrent pas sur une réflexion politique ou technique qui permettrait l’amélioration de l’usage de la ville par les femmes.

Appropriations de la ville diurne et stratégies d’évitement nocturnes

Une des questions posées par les commanditaires portait sur les attentes d’aménagement des espaces publics. La constitution d’un groupe témoin de 17 femmes, réunies par l’A’urba [1], a permis une approche qualitative qui complète les données générales de l’enquête. L’animation a permis de faire émerger des rationalités singulières, subjectives, incluant des expériences sensorielles et des représentations sociales. L’usage de la ville se distingue surtout à travers les mobilités des femmes et les motifs de leurs déplacements à la tombée de la nuit. Le soir, les seniors privilégient l’offre culturelle et les dîners au restaurant. Les mères vivant seules disent ne pas sortir en nocturne, tandis que les jeunes célibataires actives revendiquent leur droit à la fête. Toutes ont en commun d’adopter des stratégies pour franchir les frontières interdites. De nuit, les seniors sortent à plusieurs ou en couple, jamais seules, certaines font appel aux réseaux sociaux sur internet. Les jeunes adoptent aussi le déplacement en groupe d’amies, et intériorisent des cartes mentales afin d’éviter les zones anxiogènes. Les femmes anticipent leurs déplacements et contrôlent leur tenue corporelle dans l’espace public en prenant des précautions vestimentaires (ni jupes, ni talons hauts, etc.). Plus encore qu’un outil de mobilité, la voiture représente un moyen de protection pour affronter la nuit. Les seniors s’y verrouillent. La voiture sert aussi à protéger les enfants des dangers de l’espace public.

Au-delà de ces différences, il existe des attentes communément partagées par ce groupe de femmes. Elles souhaiteraient une meilleure offre de mobilité, avec une priorité donnée à la sécurisation des stations de tramway, qui sont perçues la nuit comme des abcès de fixation d’alcoolisme et de violence urbaine ; des « taxis roses » réservés aux filles à la sortie des boîtes de nuit ; une surveillance discrète par une présence humaine dans les espaces publics et dans la rue, un meilleur éclairage des rues longues et rectiligne. La mise à jour des interdits spatiaux et temporels délimite des territoires de fréquentation mixtes qui sont jugés attractifs et des secteurs à risques mis dans la catégorie des « repoussoirs ». Ces indicateurs ont permis de cartographier la ville à partir d’une base de données sensorielles faites d’usages, de perceptions concrètes et de fantasmes (figure 1).

Figure 1. Le cœur de la ville-centre

Lecture : en rouge, les zones redoutées ; en rose, les circuits préférés du tramway ; en jaune, les parkings les plus fréquentés par les femmes (cartographie A’urba).

Trois quartiers passés au crible d’une micro-géographie genrée

Des travaux de terrains viennent croiser et compléter les résultats précédents. L’approche micro-géographique transpose sur les topographies d’un quartier, d’un carrefour et d’un jardin public le relevé de données issues d’une observation quantitative et qualitative des mobilités par sexe : comptage, relevés de présence par tranche horaire, identification d’espaces interdits, d’horaires évités, enquêtes semi-directives sur le vif ou par Internet. Trois lieux ont servi de test pour élaborer la méthodologie d’enquête genrée, chacun représentant un type particulier d’espace urbain : un lieu fréquenté la nuit aux franges de la ville-centre, un lieu de passage et d’échange fonctionnel situé en plein cœur du centre habité, un lieu de proximité au sein d’une commune périphérique.

Le premier lieu est le quai de Paludate. C’est un espace festif qui s’est développé dans un quartier délaissé de la ville (friches urbaines, proximité de la gare, habitat dégradé). Il est très fréquenté par les jeunes, en particulier les étudiants. Les jeunes femmes plébiscitent le quartier mais en craignent les abords et calculent leurs déplacements par peur des agressions. Leur fréquentation des boîtes est favorisée par une politique tarifaire avantageuse. Elles se sentent protégées par le personnel de sécurité et, dans une moindre mesure, par les voitures de police. Le trottoir du quai de Paludate est lui aussi rassurant, car occupé de façon continue par les portiers, les fumeurs et quelques prostituées. Ainsi, malgré tout, le quartier est attractif pour les jeunes femmes qui s’y sentent bien. Leur présence est un indicateur d’ambiance urbaine : parce que la peur de la ville la nuit est moins importante que le plaisir de la fête, Paludate reste attractif pour toutes les autres catégories de population qui fréquentent le quartier la nuit.

Figure 2. Le quai de Paludate
Photos : © J. Cazzulo/Comelli 2010

Le second lieu d’étude se situe aux environs de la Porte de Bourgogne. C’est un lieu de transit dense entre les deux rives de Bordeaux, le centre-ville et les quais, le quartier de la Bourse (résidentiel et commerçant) et le quartier Saint-Michel (populaire). Cependant, ni le potentiel patrimonial, ni l’aménagement des quais (piste cyclable, jardins) ne font de ce quartier un lieu attractif pour les milliers de personnes des deux sexes qui y passent chaque jour. Les femmes évitent généralement les deux côtés de la voie sur berge : le passage piéton et cycliste sous le Pont de pierre, le trottoir et les commerces du quai Richelieu. Elles disent ressentir du stress à la station lorsqu’elles changent de tram, lorsqu’elles le prennent en direction des périphéries la nuit, lorsqu’elles doivent remonter le cours Victor Hugo vers le centre-ville. Leur stress est principalement lié à une crainte d’agression sexuelle.

Le troisième lieu, le Parc de Fongravey, constitue l’un des atouts de la ville de Blanquefort, au nord-ouest de l’agglomération urbaine. Le choix de ne pas fermer le parc la nuit et de renforcer la présence des associations et des services à la population dans les bâtiments du parc a facilité son utilisation et densifié les circulations, devenues de ce fait mixtes et intergénérationnelles. Le sentiment d’insécurité des usagers est faible, y compris chez les femmes, et même la nuit, sauf sur les polarités où s’affirment des groupes de garçons. Le skate-park et le parking attenant représentent les seuls points noirs de cet aménagement : conçus pour tous les jeunes mais occupés uniquement par des garçons, il est perçu par les passants comme un espace privé où des groupes de jeunes font « régner leur loi ».

Vers un label de Haute Qualité d’égalité humaine (HqEg)

Croiser les phénomènes spatiaux avec la variable genre permet de les replacer sur deux axes de progrès, l’un relevant de la justice spatiale, l’autre de l’ambiance urbaine. Appliquées sur le terrain à des monographies urbaines, la méthodologie employée gagne vite en opérationnalité. Le corpus d’items liés au genre pourrait être prochainement mutualisé à Bordeaux via un Observatoire des inégalités de genre, exerçant une fonction de veille sur ce que produisent les politiques publiques d’habitat, de transport, d’équipement et d’aménagement. Un label récompensant les ambiances urbaines réussies sous l’angle des rapports sociaux de sexe pourrait être un stimulant pour une démarche qualité, remarquant les villes qui offrent un bon coefficient de mixité dans les espaces publics, de jour comme de nuit, mais aussi un fort degré d’appropriation des affaires de la cité par les femmes.

Bibliographie

  • Coutras, Jacqueline. 1996. Crise urbaine et espaces sexués, Paris : Armand Colin.
  • Denèfle, Sylvette (dir.). 2008. Utopies féministes et expérimentations urbaines, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Di Méo, Guy. 2011. Les Murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale, Paris : Armand Colin.
  • Lieber, Marylène. 2008. Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Raibaud, Yves. 2011. Géographie socioculturelle, Paris : L’Harmattan.
  • Raibaud, Yves (dir.). 2012. « Masculin/Féminin, questions pour la géographie », L’Information géographique, vol. 76.

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Pour citer cet article :

Marie-Christine Bernard-Hohm & Yves Raibaud, « Les espaces publics bordelais à l’épreuve du genre », Métropolitiques, 5 décembre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Les-espaces-publics-bordelais-a-l.html

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