« Laissez-les grandir ici ! » : cette injonction a donné son nom à une pétition lancée en France il y a huit ans déjà, au mois de mars 2007, dans le sillage d’un grand mouvement de solidarité né deux ans plus tôt autour des enfants d’hommes et de femmes sans-papiers sur qui pèse une lourde menace : l’expulsion du territoire français. Le mot d’ordre est resté vivant depuis, malgré un intérêt médiatique oscillant au gré des affaires, la plus marquante d’entre elles parmi les cas récents ayant été, au mois d’octobre 2013, l’affaire Léonarda Dibrani, cette collégienne interpellée lors d’une sortie scolaire puis expulsée avec sa famille vers le Kosovo, suscitant une indignation telle qu’elle a contraint le président de la République française à une intervention télévisée sur son cas.
Au milieu des années 2000, la solidarité autour des élèves menacés d’expulsion s’est organisée sous la forme d’un réseau coordonnant l’action de comités de soutien mis en place dans les écoles, les collèges ou les lycées concernés par ces menaces. Ces dernières se multiplient alors du fait, d’une part, du durcissement des lois sur l’immigration et sur l’obtention de titres de séjours et, d’autre part, sous l’effet de l’adoption par le ministère de l’Intérieur d’objectifs chiffrés annuels à atteindre en matière de reconduites à la frontière de personnes en situation irrégulière. Dans ce contexte – il s’agit dès 2007 d’expulser plus de 20 000 personnes par an – les sans-papiers sont de plus en plus nombreux à recevoir des préfectures des « obligations à quitter le territoire français », à être arrêtés, placés en centres de rétention et, pour beaucoup, expulsés. Or, parmi ces sans-papiers menacés figurent des parents d’élèves scolarisés en France, de même que des élèves ayant atteint leur majorité au lycée et se retrouvant par la même occasion expulsables.
La citoyenneté pratique contre la citoyenneté administrative
La mise en place de comités de soutien fait suite au choc souvent ressenti par les enseignants ou les parents d’élèves à la suite de la découverte de la situation d’un enfant ou d’un jeune fréquentant l’établissement où ils enseignent, ou bien où leurs enfants sont inscrits. Cette rencontre est d’abord, le plus souvent, une découverte qui transforme le regard : le sans-papiers, loin d’être un clandestin, se révèle comme un voisin, un parent d’élève peu distinct des autres, soucieux comme chacun de la réussite scolaire de ses enfants. Le jeune garçon ou la jeune fille qui se retrouve sans-papiers, parce qu’il ou elle vient d’avoir dix-huit ans, ne diffère en rien d’autre de ses camarades de lycée que le danger qui vient tout d’un coup peser sur lui ou sur elle. Le choc est également consécutif à la prise de conscience de la possibilité qu’une chaise soit laissée vide dans la classe si l’expulsion avait lieu.
La menace d’expulsion connue, ou le placement en centre de rétention d’un des parents signalé, l’action collective consiste d’abord à éviter à tout prix la reconduite à la frontière : si l’arrestation a déjà eu lieu, il s’agit de mobiliser aussi bien les armes du droit (épuiser les recours possibles auprès du juge administratif et du juge des libertés et de la détention) que toutes les actions possibles auprès des pouvoirs publics : harcèlement des commissariats, sollicitation des élus locaux, rassemblement devant l’école ou le lycée, etc. Il s’agit ensuite d’obtenir la régularisation, non seulement en aidant à la constitution de dossiers et en accompagnant en préfecture, mais aussi en rassemblant lettres de soutien, pétitions et toutes les preuves de l’enracinement du jeune ou de la famille dans son environnement français.
Le compagnonnage scolaire aux sources de la communauté politique
L’urgence motive ainsi l’organisation de comités de soutien puis, rapidement, le partage des expériences, des informations, puis des mobilisations et des revendications au sein d’un réseau qui prend le nom de Réseau éducation sans frontières (RESF). La ténacité – l’acharnement souvent – de l’engagement contre les expulsions dont font preuve ses militants doit être mis en rapport également avec l’importance de la chose commune qui est défendue en même temps que les personnes en situation de fragilité.
L’école joue ici un rôle essentiel. Cette dernière offre d’abord très concrètement un espace rare de rencontre entre sans-papiers et parents français ou parents en situation régulière. Plus fondamentalement, l’espace de partage que constitue l’école rend saillant le décalage entre les pratiques policières et administratives et la situation effective vécue par ceux qui se signalent eux-mêmes comme sans-papiers. Parce qu’elle opère sur des figures familières (l’élève, le lycéen, le parent d’élève), la violence de la menace n’en apparaît que plus grande. Or, non seulement ces figures participent de la familiarité d’un voisinage mais elles sont aussi porteuses de valeurs civiques.
Ce n’est ainsi pas seulement parce qu’il est vulnérable en tant qu’enfant que l’élève doit être protégé d’une expulsion forcément traumatisante : c’est aussi parce qu’il est porteur d’une citoyenneté en devenir ou déjà acquise. N’est-ce pas l’éducation à la citoyenneté que revendique l’école qui se trouverait dévaluée si la communauté scolaire faisait preuve d’indifférence à l’éviction définitive d’un de ses membres pour un motif administratif ? La perspective insoutenable de la « chaise vide » signale cette impossibilité de fermer les yeux : c’est bien vers ceux qui pourraient en être les témoins que fait signe cette absence. La chaise vide que veulent à tout prix éviter les militants indique bien que ce qui est affecté par l’expulsion ou sa menace est bien sûr un élève ou sa famille mais aussi une communauté dans son ensemble.
Inversement, avec l’action militante auprès des sans-papiers s’exprime l’idéal d’une communauté ouverte, qui est un des éléments clés de la dynamique de mobilisation. Cette figure de la communauté clôturait d’ailleurs explicitement l’« adresse du Réseau éducation sans frontières aux citoyens et aux candidats » lors des élections présidentielles de 2007, adresse qui articulait significativement une exigence de « respect des droits fondamentaux pour tous les étrangers » et l’ancrage sur le territoire de ces mêmes étrangers. Elle se termine ainsi :
« Ces jeunes, ces hommes, ces femmes, nos voisins, nos proches, sont une richesse : ayons le courage de l’affirmer, construisons une société ouverte au monde, dynamique, chaleureuse. Mettons fin aux expulsions, donnons à ceux qui vivent à nos côtés le droit au séjour, c’est-à-dire le droit à la dignité ».
Le territoire local réinvesti comme espace d’action collective
Cette communauté locale, comme communauté idéale, ouverte à l’autre, plurielle et solidaire, s’inscrit de manière visible et sensible dans le territoire avec les banderoles qui orneront un temps toutes les écoles de France ayant servi de point d’appui à la création d’un collectif RESF. Ces banderoles énoncent alors aux yeux des passants et des automobilistes, mais plus encore des habitants, de ceux qui les ont fabriquées comme de ceux qui ne sont pas engagés, la solidarité de la communauté scolaire ou de voisinage : « Solidarité avec les familles sans-papiers », « Parents sans-papiers, enfants en danger, écoles solidaires », « Les petits Toulousains veulent garder leurs copains », « Soutien aux familles sans-papiers de notre école », ou plus joliment « Parents d’ici venus d’ailleurs, quartier solidaire ». Les formes de marquage du territoire ont pu également être rendues visibles à travers des rassemblements temporaires (occupations de chaussée) ; des « mini-manifestations » de micro-quartiers (tournées des écoles), des repas de quartiers ou des goûters solidaires qui investissent des lieux publics des quartiers (places, parcs, trottoirs devant les écoles) ou même les mairies d’arrondissements parisiens pour le Noël solidaire 2008, qui inscrit sur les parvis des maisons communes le mot « régularisation » à l’aide de centaines de bougies. Il en va jusqu’à certaines manifestations qui opèrent un marquage du territoire. À Paris, RESF 75 a ainsi inventé des manifestations-farandoles qui ont pour particularité de démultiplier les points de rassemblement dans les quartiers parisiens, au niveau de quasiment chaque école, avant de converger en cortège vers un point central (canal Saint-Martin, canal de l’Ourcq). L’investissement des maisons communes doit être interprété dans le même sens : les mairies apparaissent comme des lieux importants de la mobilisation, en permettant l’organisation de cérémonies publiques portant le nom de parrainages républicains. Or, ces parrainages, toujours d’actualité, sont remarquables en ce qu’ils font coexister un engagement singulier, de personne à personne – le parrain ou la marraine s’engageant à accompagner le sans-papiers jusqu’à ce qu’il soit régularisé – et l’expression de valeurs républicaines manifestées tant par le lieu que par la présence des élus, à Paris notamment.
Ainsi, si la communauté de voisinage qui se dessine est en partie préexistante, à travers l’école, elle est aussi révélée à elle-même à travers l’atteinte portée à l’un de ses membres. L’élève menacé, qu’il sorte de sa minorité ou qu’il soit enfant de sans-papiers, met ainsi en branle une communauté jusque-là en partie virtuelle et la fait exister aux yeux de chacun de ceux qui s’y reconnaissent, mais aussi auprès d’un plus large public.