Tawan venait de finir ses études à l’école des Beaux-Arts de Weissensee à Berlin quand nous avons initié ce projet de film. Nous venions tout juste de terminer une première collaboration, un documentaire qui concernait les frontières de l’Europe, et réfléchissions à un nouveau sujet de film. Tawan, qui louait un bureau à deux pas de l’école des Beaux-Arts, m’a parlé de la rue Gustav-Adolf, où il était situé. C’est une ancienne rue commerçante dans un quartier, autrefois de Berlin-Est, considéré comme excentré. Ses locaux commerciaux, vides en grande partie, faisaient alors l’objet de nombreuses installations de nouveaux commerces et de non moins nombreuses fermetures dans un intrigant et incessant ballet ; du côté des habitants aussi, Tawan observait un frémissement palpable provoqué par l’arrivée de nouveaux habitants dans un paysage qui semblait jusque-là être resté assez fidèle à ce qu’il était à l’époque de la République démocratique allemande (RDA). Ce paysage tranchait avec le Berlin des années 2010, période durant laquelle la métropole redorait son blason de capitale européenne, attirant une population jeune et internationale, portée par une forte attractivité touristique et culturelle. À ce moment, tout semblait ouvert dans la rue Gustav-Adolf, et on se plaisait à imaginer différents scénarios d’évolution de cette rue. Envisageant dès le départ un projet à une échelle de temps qui permettrait d’observer une telle évolution urbaine, nous nous sommes donc lancés sur le terrain. N’étant formés ni au journalisme ni à d’autres types d’enquête, nous avons entrepris d’entrer en contact avec les protagonistes de cette rue « la fleur au micro », avec un mélange d’appréhension et d’excitation, au fil d’un travail que nous avons longtemps qualifié de repérage – et qui, en définitive, s’est avéré constituer l’essentiel du matériau du film.
Influences et partis pris
Nous étions autodidactes dans l’exercice de l’enquête de terrain. Mais, outre les influences cinématographiques que nous sommes allés chercher du côté d’Agnès Varda, Hubert Aquin ou Frederick Wiseman, nous étions sensibles aux approches des sciences sociales. Nous avons par exemple, dès le début, souhaité nous démarquer d’une approche militante sur le sujet très clivant de la gentrification (en particulier en Allemagne, et plus encore à Berlin). Nous avons au contraire voulu rester prudents, nuancés, et donner la parole à des protagonistes très variés et parfois en contradiction.
Au fur et à mesure de nos entretiens, notre relation au quartier s’est renforcée, nous avons noué des liens, parfois amicaux, avec certains habitants et commerçants. Notre implication est devenue réelle, à travers la participation à plusieurs réunions de quartier et jusqu’à la réalisation d’un petit film sur la mémoire du quartier, dans le cadre d’une fête de rue. Néanmoins, et toujours avec une idée de l’enquête inspirée des sciences sociales, nous avons dès le début eu recours à des guides d’entretien pour tenir nos représentations à distance et faire la plus grande place possible à l’inattendu. Nous avons par exemple été surpris par l’importance, dans le récit de nos interlocuteurs, d’un passé récent mais qu’on pensait révolu. La difficile transition du quartier au moment de la réunification était encore dans toutes les bouches : après une dizaine d’entretiens, il nous a paru incontournable d’intégrer ce thème dans le récit du film.
Raconter le changement d’une rue
C’est donc après le tournage que nous avons, pour l’essentiel, construit ce récit. Nous sommes alors passés à une deuxième phase de notre travail, perdant le contact direct avec le terrain. Il a fallu plonger dans la retranscription et le découpage thématique de la soixantaine d’heures d’entretiens que nous avions accumulée – un travail réalisé principalement à l’écrit, faisant ainsi le choix de donner la priorité au contenu des entretiens sur la qualité technique des images et du son, ou sur le potentiel cinégénique des situations.
Le tournage, entamé en 2013, s’était étendu sur environ trois années ; la phase d’écriture et de montage a continué jusqu’en 2020. Pendant cette période, nous avons continué à prendre ponctuellement des nouvelles de la rue Gustav-Adolf, pour nous assurer que sa trajectoire n’entrait pas en complète contradiction avec notre récit !
De manière plus concrète, le tournage d’un épilogue en 2018-2019 nous a permis de recueillir les impressions des protagonistes du film, cinq années après les avoir rencontrés pour la première fois. Nous avons également continué à échanger avec l’un ou l’autre des habitants avec qui nous avions noué des relations plus étroites. Enfin, nous sommes récemment tombés sur une donnée statistique, de celles que le temps de la recherche ne pouvait nous prodiguer qu’a posteriori, mais qui nous a confortés dans l’idée qu’un changement substantiel était en cours dans ce quartier durant notre tournage : entre 2010 et 2018, la population y a augmenté de 30 %.
L’histoire de cette rue est bien sûr toujours en train de s’écrire ; l’association de commerçants que nous avons suivie de près vient par exemple d’être dissoute. Le récit de ce film concerne donc une tranche temporelle qui aurait pu se prolonger, commencer plus tôt, ou avoir lieu à un autre moment. Nous pensons néanmoins avoir été présents à un moment charnière : à la fin d’une époque restée suspendue depuis la chute du Mur, et en train de se dissoudre dans les enjeux turbulents et globalisés du Berlin des années 2010. Nous espérons avoir réussi à rendre sensible la friction entre ces mondes, entre ces époques.
Rue Gustav-Adolf, Berlin, capture d’écran.
© Anaïs Edely.