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© Inès Garcia Gallo
Terrains

Les enfants : révélateurs de nos rapports aux espaces publics

Longtemps peu étudiée, la question des enfants en ville suscite depuis quelques années un intérêt nouveau en sciences sociales. Ayant enquêté à Paris et Milan, Clément Rivière montre que l’encadrement parental des sorties juvéniles s’appuie sur des espaces protégés garantis par l’interconnaissance locale et que ces pratiques, fortement genrées, se révèlent beaucoup plus restrictives pour les filles.


Dossier : Les enfants dans la ville

Les chercheurs français se sont encore relativement peu intéressés à la mobilité des enfants dans la ville contemporaine, et encore moins à l’encadrement de celle-ci. Pourtant, l’apprentissage de la ville, les injonctions et les interdits parentaux constituent autant d’entrées propices à l’étude des représentations et des enjeux associés aux espaces urbains : l’encadrement des pratiques urbaines des enfants est un bon révélateur du rapport entretenu de manière plus générale par les citadins aux espaces publics.

C’est ce que montre une enquête par entretiens réalisée dans le 19e arrondissement de Paris et dans le quartier Monza-Padova de Milan, auprès de parents d’enfants âgés de 8 à 14 ans [1]. Nous en développerons ici brièvement deux aspects : l’observation du caractère graduel des espaces publics, qui permet de proposer une définition sociologique du « quartier », et la spécificité de la socialisation urbaine des filles.

Une gradation d’espaces plus ou moins protégés

Plusieurs étapes jalonnent le processus d’autonomisation des enfants. La carrière scolaire y joue un rôle éminemment structurant : les trajets pour (et depuis) l’école se trouvent ainsi au centre des représentations parentales de l’autonomie urbaine des enfants. Comme le relèvent les enquêtes quantitatives, l’entrée au collège « marque une rupture » (Massot et Zaffran 2007) : le passage en classe de 6e à Paris et en prima media à Milan correspond dans la quasi-totalité des cas à la fin de l’accompagnement parental. Le collège et ses horaires moins réguliers permettent, tout d’abord, plus difficilement aux parents de s’organiser. Ensuite, la pression du groupe des pairs désincite vivement à l’accompagnement jusqu’à la grille du collège. Enfin, ce dernier ne constitue pas un espace de sociabilité intense pour les parents, à l’inverse de l’école primaire. Ce gain sensible d’autonomie à l’entrée au collège tend à se répercuter sur d’autres pratiques urbaines, comme les allées et venues dans l’espace du quartier ou les trajets effectués dans le cadre des activités périscolaires.

Le retour de l’école impliquant bien souvent de disposer de la clé du domicile, il est dans une certaine mesure nécessaire d’apprendre d’abord à rester seul(e) chez soi : le domicile correspond dès lors souvent au premier espace d’apprentissage de l’autonomie, les enfants étant d’abord laissés seuls chez eux avant d’être autorisés à se déplacer de manière autonome. La distinction de trois « domaines de la vie urbaine » opérée par Lyn Lofland (1998) est ainsi particulièrement opératoire du point de vue de l’étude de la prise d’autonomie urbaine des enfants : alors que l’on vient d’entrevoir le rôle joué par le monde du domicile et des réseaux de parenté et d’intimité (private realm), le monde du voisinage et des réseaux d’interconnaissance (parochial realm) élargit, tout en l’encadrant, l’univers des enfants qui grandissent.

On distingue, en effet, un périmètre restreint d’autonomie aux alentours immédiats du logement, de petites courses à proximité immédiate représentant généralement l’occasion de la première expérience d’autonomie urbaine. D’autres espaces constituent également aux yeux des parents des arènes protégées, où leurs enfants peuvent faire plus tôt l’expérience de l’autonomie : caractérisés par la protection qu’ils offrent du danger automobile, mais aussi par l’interconnaissance élevée qui y règne, certains d’entre eux sont explicitement envisagés comme des contextes d’« entraînement » à la ville. Du square pour enfants au grand parc, toute une gradation d’espaces protégés se dessine, hiérarchisés en fonction de la plus ou moins grande interconnaissance ressentie.

« Le Parco Trotter est très important pour nous. Parce que c’est un endroit protégé, où je suis tranquille. Donc je lui dis toujours... En fait, beaucoup de ses amis ont l’interdiction de sortir du parc, non ? Ils sont là, dedans, ils ne doivent pas passer la grille, parce qu’à l’extérieur ça peut être dangereux. » — Luisa, couturière, Milan. Une fille de 12 ans.

Cette logique de « confinement » (Valentine et McKendrick 1997) dans des espaces délimités devient plus souple à mesure de l’avancée en âge et dans la carrière scolaire. Se pose en particulier plus ou moins tôt la question de la prise des transports en commun, véritable sas d’entrée dans le public realm, monde des étrangers et de la rue (Lofland 1998). Une fois les parents rassurés par les premiers trajets, les réseaux de transport en commun deviennent un élément structurant de la découverte de la ville, les premières incursions se concentrant surtout sur des espaces commerciaux, ou d’activités sportives et culturelles. Rarement atteinte à 14 ans, la dernière marche de l’autonomisation à laquelle correspondent les sorties nocturnes hors du quartier permet de vérifier l’intensité de l’attention et de l’énergie consacrées à l’organisation des déplacements et des activités des enfants en dehors des limites du quartier, au sein duquel l’interconnaissance rassure fortement.

« Quand on sort, on dit tout le temps “bonjour”, ça veut dire un œil de parent qui va [jeter un œil aux enfants des autres]… Et moi aussi, je dis tout le temps aux copines qu’on croise “Mais tu es toute seule ? Tu vas où ?”. Enfin, maintenant elles sont plus grandes, donc c’est normal qu’elles soient toutes seules, mais au début je le disais tout le temps. Et l’enfant me disait “Ah, ben, oui, je vais là”. Et donc, finalement, je vois que, moi, je surveille. Donc j’imagine que les autres parents font pareil. » — Aliénor, femme au foyer, Paris. Deux filles de 12 et 3 ans, deux fils de 11 et 8 ans.

Ces principales étapes de la prise d’autonomie des enfants permettent de vérifier le bien-fondé d’une conception gradualiste des espaces publics : il convient bel et bien de penser les espaces ouverts à tous sur le mode d’une hiérarchisation « fondée sur des niveaux d’accès à l’urbain du plus privé au plus public » (Dris 2007). Le rôle central de la confiance produite par l’interconnaissance permet ainsi de mieux comprendre la récurrence dans les enquêtes sociologiques du recours à l’imaginaire du « village » dans les propos d’habitants de villes parfois très densément peuplées.

Une socialisation urbaine des filles spécifique

La rhétorique d’une plus grande « maturité » des filles au même âge est récurrente chez les parents rencontrés : les garçons sont ainsi très souvent dépeints comme « distraits » et « tête en l’air », par opposition à des filles plus « autonomes » et « responsables », mieux capables de se déplacer de façon sûre dans leur environnement. Cette différenciation nette opérée par les parents entre pratiques infantiles masculines et féminines de la rue conduit nombre d’entre eux à faire confiance plus tôt à leurs filles pour des pratiques diurnes de mobilité autonome. Mais en dépit de cette meilleure capacité généralement attribuée aux petites filles pour se déplacer sans adultes, une véritable « peur sexuée » (Lieber 2008) structure les craintes des parents et inverse progressivement les marges d’autonomie des garçons et des filles à mesure de l’avancée en âge. Si des consignes de protection sont transversales à la distinction de sexe, la vulnérabilité supposée des filles s’exprime de plus en plus fortement dans les propos des parents avec la puberté : on fait peu à peu le constat d’un relatif consensus autour de l’idée d’une différence irréductible entre les filles et les garçons. En particulier, la peur du viol affleure avec les transformations physiques des filles.

« Je pense que c’est différent. Du point de vue des agressions… physiques. Euh… [silence] Te dire que je serais moins… Oui, je… Je pense que Lola peut être exposée à ce type d’agressions, en tant que fille, des agressions physiques… de la part de garçons, ouais, j’y pense, bien sûr. Si j’avais un garçon je penserais aussi à des agressions, mais d’un autre ordre. » — Céline, chargée de projet dans une association culturelle, Paris. Une fille de 11 ans.

Mais au-delà de cette hypothèse extrême, il convient d’observer la spécificité de la socialisation urbaine des filles. Reprenant en quelque sorte à leur compte l’observation de Goffman selon laquelle la position des hommes et des femmes dans les espaces publics est structurellement distincte (Goffman 1977), les parents considèrent la rue comme une arène de sollicitations plus menaçante, ou tout du moins plus pressante pour les filles. Ces dernières s’y trouvent notamment rapidement exposées au harcèlement et aux pratiques de cour :

« –Tu penses que le fait que ce soit des filles change leur rapport à la rue ?
– Et oui. Absolument. Parce que... Justement, elles sont plus sujettes à commentaires. Elles sont entre guillemets plus “fragiles”, plus agressées verbalement... [...] Le commentaire de rue existe, et il a un fond sexuel, ou sexiste plus que sexuel. Et... quand une fille de 16 ans, ou 14 ans, blonde, passe dans la rue, je ne dis pas qu’elle est menacée, parce que je ne le vis pas comme une menace, mais elle a certainement plus d’input de l’extérieur qu’un garçon du même âge. C’est obligatoire. Et donc, pour elles, c’est un peu plus compliqué. » — Tommaso, journaliste free-lance, Milan. Deux filles de 8 et 5 ans.

Si l’on fait « un peu plus attention pour les filles » du fait de ce caractère spécifique de leur expérience des espaces publics, on leur apprend également « comment réagir » : il s’agit de ne pas « mordre à l’hameçon », mais aussi de ne pas attirer l’attention. On tâche d’enseigner la « normalité » de certaines situations qui les surprennent souvent les premières fois, en considérant qu’elles se répéteront très probablement à l’avenir (sifflements, compliments, fait d’être suivie…). Cet enseignement renvoie à une expérience plus large des espaces publics fortement structurée par la dimension de genre, en particulier des mères.

« Ben, du fait qu’elle est une fille, oui, des conseils particuliers. Oui. Parce que les filles, ne serait-ce qu’à 14 ans, c’est des petites filles dans la tête et pas toujours… physiquement, donc il faut quand même essayer de leur expliquer un petit peu… pareil, les “dangers” entre guillemets d’une vie urbaine. Alors qu’un garçon de 13-14 ans, on ne va peut-être pas avoir les mêmes… » — Maud, expert-comptable, Paris. Deux filles de 13 et 10 ans, un fils de 7 ans.

La socialisation urbaine des filles est donc doublement différenciée, dans la mesure où elles font d’une part l’expérience d’interactions spécifiques dans les espaces publics, et d’autre part qu’elles se voient consacrer une attention particulière de la part de leurs parents. L’encadrement parental des pratiques urbaines est, de fait, généralement sensiblement plus strict pour les filles, en particulier du point de vue du contrôle de leur habillement et de leurs sorties nocturnes.

Conclusion : « quartier » et genre au prisme des enfants dans la ville

Il serait possible de poursuivre à travers d’autres exemples la démonstration que les enfants constituent un bon révélateur du rapport entretenu aux espaces publics urbains, mais nous voudrions, pour l’instant, insister sur deux points importants. Tout d’abord, alors que la « réalité sociologique » du concept de quartier revêt un caractère « problématique » (Grafmeyer 2007), le rôle central de l’interconnaissance localisée – caractéristique de la vie villageoise – dans l’encadrement social et spatial de prise d’autonomie urbaine des enfants conduit à suggérer de considérer les limites de la sphère d’interconnaissance localisée comme la définition sociologique la plus appropriée du « quartier ».

Par ailleurs, alors que les entretiens font état d’imaginaires urbains fortement sexués et d’un enseignement parental plus ou moins conscient de normes d’usages genrées des espaces publics, le traitement différencié entre filles et garçons contribue très probablement à produire et reproduire l’association entre espaces publics urbains, féminité et danger (Lieber 2008). En particulier, les parents semblent favoriser la dépendance des femmes à autrui pour sortir le soir. Alors que la restriction genrée de l’accès aux espaces publics urbains est dénoncée avec vigueur à propos de certains contextes, et notamment des quartiers populaires, l’enquête de terrain contribue, au contraire, à en mettre au jour le caractère transversal.

Bibliographie

  • Dris, N. 2007. « Les arrangements de visibilité dans les cheminements urbains. Du quartier proche au lointain dans la ville », in Breviglieri et Cicchelli (dir.), Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, Paris : L’Harmattan, p. 63-76.
  • Goffman, E. 2002 (1977). L’arrangement des sexes, Paris : La Dispute.
  • Grafmeyer, Y. 2007. « Le quartier des sociologues », in Authier, Bacqué et Guérin-Pace (dir.), Le quartier. Enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, Paris : La Découverte, p. 21-31.
  • Lieber, M. 2008. Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Lofland, L. H. 1998. The Public Realm. Exploring the City’s Quintessential Social Territory, New York : Aldine de Gruyter.
  • Massot, M.-H. et Zaffran, J. 2007. « Auto-mobilité urbaine des adolescents franciliens », Espace, populations, sociétés, n° 2-3, p. 227-241.
  • Valentine, G. et McKendrick, H. 1997. « Children’s outdoor play : exploring parental concerns about children’s safety and the changing nature of childhood », Geoforum, vol. 28, n° 2, p. 219-235.

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Pour citer cet article :

Clément Rivière, « Les enfants : révélateurs de nos rapports aux espaces publics », Métropolitiques, 18 juin 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Les-enfants-revelateurs-de-nos-rapports-aux-espaces-publics.html

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