L’ouvrage de Marie Loison-Leruste, issu de sa thèse de sociologie, interroge les représentations et attitudes de ceux qui vivent et interagissent au quotidien avec les SDF. Cette enquête empirique s’inscrit dans le sillon des travaux sur la pauvreté (Geremek 1987 ; Castel 1995) qui ont mis en avant d’une part la dualité historique du traitement de la pauvreté, oscillant entre assistance et répression, et d’autre part la dichotomie des représentations, partageant les populations démunies entre bons et mauvais pauvres, les premiers méritant les secours, les seconds appelant le mépris et/ou la répression. L’enquête repose sur une hypothèse forte et judicieuse : l’existence de centres d’accueil et d’hébergement d’urgence participe de la visibilité des SDF dans la ville et de la perception du phénomène du sans-abrisme. Elle s’interroge donc sur l’effet de cette visibilité. C’est ainsi la proximité spatiale entre les habitants et les personnes sans domicile, via ces structures d’accueil, qui forme le pivot du questionnement, comme du dispositif d’enquête. L’hypothèse de départ est que la présence sensible des SDF ne laisserait pas insensible les habitants, et même que la proximité spatiale avec ces centres serait corrélée avec le fait d’avoir une opinion sur les SDF. L’auteure ne cherche pas à comprendre quelles sont les représentations globales des individus sur les SDF, mais bien à interroger la « cohabitation » [1] dans la ville entre SDF hébergés (dans ces structures) et habitants de ces quartiers. Pour cela, la recherche s’appuie sur une enquête de terrain (par observations et entretiens) dans deux quartiers parisiens, ainsi que sur une enquête quantitative par questionnaires (passés par téléphone) auprès de 423 habitants de cinq quartiers parisiens et d’un quartier nanterrois où des centres d’accueil et d’hébergements sont implantés.
Retour sur la construction de la catégorie SDF
Avant de rendre compte des discours des « voisins » des SDF, Marie Loison-Leruste revient sur la construction et l’évolution de la catégorie « SDF » (chapitre 1). Elle montre que les différentes catégories qui se sont succédé pour définir le phénomène engagent différentes représentations de la pauvreté. En effet, le terme SDF – sans domicile fixe – apparaît au tournant des années 1980‑1990 (Pichon 2001 ; Damon 2002), après celui de clochard et celui de vagabond. Alors que le clochard, figure folklorique du milieu du XXe siècle, désignait un individu marginal ayant choisi sa condition, le terme « SDF » renvoie, lui, à l’exclusion sociale et à la pauvreté. Bien que le mot SDF ait supplanté aujourd’hui les autres termes, l’auteure nous met en garde sur les difficultés de la catégorisation d’une population et les dangers d’une homogénéisation abusive. Pour cela, elle décrypte plusieurs types de nomenclatures – ordinaire, juridico-administrative, savante, statistique, associative – qui donnent à voir la complexité et la multiplicité des acteurs intervenant dans la construction d’une catégorie sociale.
Les discours sur les SDF d’à-côté : variations sur le thème du rejet
Après cette généalogie critique de la catégorie SDF, l’auteure entre dans le vif du sujet en se demandant : « Comment se passe la cohabitation entre elles (personnes sans domicile) et leurs voisins dans l’espace de ces rues ? » (p. 87). Pour répondre à cette question, l’auteure se focalise uniquement sur les discours des riverains, recueillis soit par entretien, soit par questionnaire. L’analyse ne rend donc pas compte des situations d’interactions à partir desquelles les rapports à l’autre peuvent s’incarner.
Trois éléments semblent dominer les discours des riverains sur la coprésence avec les personnes sans domicile :
- Les nuisances (visuelles, olfactives, auditives) ;
- L’insécurité (du fait de la présence des SDF mais également de la peur de le devenir) ;
- La réputation du quartier.
La présence des SDF dans le quartier semble alors poser problème aux habitants. Toutefois, il n’est pas clair, à la lecture, si ces trois éléments sont formulés par l’auteure dans ses questions – elle testerait alors la validité de lieux communs sur l’image des SDF – ou bien si c’est l’enquête elle-même qui les fait émerger. Quelques éléments de réponse sont toutefois apportés lorsque l’auteure précise que l’image des SDF construite par ces habitants relève de représentations sociales attachées à la figure du SDF ainsi que de leur expérience de voisinage.
Après avoir analysé la perception des SDF, l’auteure s’intéresse, au chapitre 3, aux différentes attitudes adoptées par les riverains, en liaison avec les perceptions identifiées. Si le rejet semble être l’attitude dominante, l’auteure en propose une typologie plus fine. Elle distingue ainsi quatre types de rejet selon une nomenclature construite en croisant deux variables : celle de l’intensité du sentiment d’insécurité d’une part, et celle de la mobilisation vis-à-vis du centre d’hébergement et des SDF d’autre part.
D’abord, le « rejet engagé » renvoie à l’attitude de certains riverains très critiques envers la présence des SDF. Exprimant un sentiment important d’insécurité, ils s’engagent parfois collectivement contre les SDF et la structure qui les accueille. Leur répertoire d’action est assez varié : il comprend la signature de pétitions, l’envoi de doléances aux responsables politiques, la tenue de réunions publiques, la création d’associations de riverains.
D’autres habitants – la majorité, selon l’auteure – rejettent, quant à eux, les SDF ainsi que la présence d’un centre d’hébergement de façon distanciée (« rejet distant »). Ces habitants constatent les nuisances mais ne se mobilisent pas contre la présence des SDF. Leur discours « est un mélange de tolérance et de gêne à l’égard des SDF » (p. 165).
Troisième attitude identifiée : la « critique du rejet » marque cette fois le discours critique contre les riverains donnant dans le « rejet engagé ».
Enfin, « l’indifférence » des habitants, dernière posture décrite, est caractérisée par un détachement vis-à-vis de la présence des SDF et de ce qui se passe dans le quartier. Cette attitude est la plus minoritaire.
Bien que la construction de cette typologie des formes de rejet permette une compréhension plus fine des attitudes des riverains des SDF, quelques incertitudes persistent : ces différents rejets se cristallisent-ils au niveau de la présence des SDF dans les rues ? Et/ou au niveau des centres d’hébergement ? L’existence de la structure et la présence des SDF se recoupent-ils entièrement pour les riverains ? Qu’en est-il des comportements réels vis-à-vis des SDF effectivement côtoyés dans les rues avoisinantes (s’agit-il d’ailleurs des mêmes ? Y a-t-il un impact de la présence des uns, hébergés dans les centres, sur les interactions avec les autres, vivant alentour ?)
Une multiplicité de facteurs qui influent sur ces perceptions et attitudes
Dans le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage, l’auteure met en avant les multiples critères de variation ainsi que l’instabilité relative des attitudes des riverains. En effet, les positions face aux SDF évoluent en fonction de plusieurs variables. D’abord, l’auteure souligne trois facteurs susceptibles d’influer sur la perception des habitants : le caractère saisonnier de la prise en charge des SDF, la nature des structures et la configuration spatiale des lieux. Ainsi, 65 % des personnes interrogées dans un quartier du 9e arrondissement déclarent éprouver un sentiment d’insécurité alors que ce taux n’atteint que 38 % dans le 14e. L’auteure attribue cette variation de perception à la nature de la structure : dans le premier cas, il s’agit d’un centre d’hébergement d’urgence où les SDF sont particulièrement visibles par leur va-et-vient ; dans le second cas, la structure propose des lits infirmiers où les personnes peuvent demeurer plus longtemps, par conséquent leur présence dans la rue est moindre. Dans cette perspective, on pourrait se demander si le sexe des personnes sans domicile joue aussi sur la perception des habitants. Il est, de ce point de vue, regrettable que l’auteure ne fournisse pas davantage d’éléments sur les publics accueillis dans les structures qu’elle a retenues pour son enquête.
Ensuite, les données quantitatives permettent de faire apparaître l’influence des caractéristiques sociodémographiques sur les attitudes des habitants. De façon relativement caricaturale, les propriétaires se montrent plus hostiles à la présence des SDF que les locataires, d’autant plus s’ils vivent depuis longtemps dans leur quartier. Le statut résidentiel illustre alors un sentiment d’appartenance à un lieu, qu’il s’agit de défendre contre « la menace SDF » (p. 190). Le rejet varie également en fonction de la configuration familiale : l’insécurité – la peur des SDF – est renforcée par la présence d’enfants.
Malgré ces analyses qui tendent à figer les positions des habitants, Marie Loison-Leruste s’attache à montrer que les attitudes des habitants se transforment également avec le temps : certains riverains engagés contre la présence des SDF se résignent au bout d’un moment et ne participent plus aux différentes mobilisations. De plus, de façon assez surprenante, l’enquête quantitative montre que les habitants proches du type du « rejet engagé » sont les plus nombreux à faire des dons aux associations caritatives. La sociologue analyse ce paradoxe apparent sous le prisme du syndrome NIMBY [2] : les habitants ne contestent la mise en place d’un projet d’intérêt général (ici la présence d’un centre pour SDF) que dans la mesure où il se fait près de chez eux. Dans cette perspective, se situer dans la catégorie du « rejet engagé » ne signifie pas rejeter en général les dispositifs d’assistance aux pauvres. Une distinction forte se fait entre les SDF proches de chez eux et les SDF en général. Finalement, ces instabilités d’attitudes suggèrent l’idée qu’il existe des formes de compassion sélective même du côté des riverains qui rejettent la présence de SDF dans leurs rues. Cette compassion dépendra donc du contexte, de la saisonnalité et de la position sociale des habitants.
Pour conclure, en articulant méthodes qualitatives et quantitatives, l’auteure a pu étudier les attitudes des voisins des SDF. Et, décidément, c’est bien le rejet, avec ses variations, qui domine dans les discours des habitants sur la présence de SDF et/ou d’un centre à côté de chez eux. Ce rejet est plus ou moins constant et consistant, mettant en question les possibilités de la mixité sociale et de la place accordée aux plus démunis. Pour autant, comment les habitants agissent-ils et réagissent-ils face à la présence sensible des SDF dans l’espace de ces rues ? Finalement, comment cette « cohabitation » prend-elle forme en situations ? On regrette que l’auteure ne quitte pas le registre discursif pour mobiliser les observations de ces situations de coprésence qui, comme l’ont noté d’autres auteurs (Gayet-Viaud 2010 ; Girola 2004), peuvent révéler l’attention ou l’inattention à l’autre, les gestes de civilité ainsi que des formes de sociabilité qui se construisent aussi entre SDF et habitants.
Bibliographie
- Castel, R. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale, Paris : Fayard.
- Chamboredon, J.-C. et Lemaire, M. 1970. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, n° 1, p. 3‑33.
- Damon, J. 2002. La Question SDF. Critique d’une action publique, Paris : Presses universitaires de France.
- Gayet-Viaud, C. 2010. « Du passant ordinaire au Samu social : la (bonne) mesure du don dans la rencontre avec les sans-abri », Revue du MAUSS, vol .1, n° 35, p. 435‑453.
- Geremek, B. 1987. La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris : Gallimard.
- Girola, C. 2004. « SDF à Nanterre : des hommes ni d’ici ni d’ailleurs. Chronique d’une construction discursive de l’extraterritorialité » in Gotman, A. (dir.), Villes et Hospitalité. Les municipalités et leurs « étrangers », Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
- Pichon, P. 2001. « L’avènement de la reconnaissance publique : “Je suis SDF” », in Savoie, É. (dir.), Les Noms que l’on se donne. Processus identitaire, expérience commune, inscription publique, Paris : L’Harmattan, p. 79‑101.