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Les comptes de la famille

À quoi tiennent les gens et à quoi voit-on qu’ils y tiennent ? Telle est la question princeps et le programme d’enquête que se sont donnés Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok. Celle-ci les a conduits à proposer une méthode d’ethnographie radicale et inédite, « l’ethnocomptabilité ».
Recensé : Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok, Une famille andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Paris, Bouchêne, 2012, 354 p.

Cet ouvrage est construit à partir d’une ethnographie de gens qui, dans la vie, comptent et évaluent. Les auteurs s’appuient sur le suivi d’une famille andalouse marocaine, vivant de ressources entièrement « informelles », « souterraines », « invisibles » aux yeux des institutions. Cette famille est envisagée comme objet d’investigation, engagée dans l’enquête et comme lieu d’observation du milieu hispano-marocain. Il s’agit ici de comprendre « ce qui compte » en se référant à trois groupes de significations : les aspects de l’existence, la prise en considération de l’agent et ses actions, le comptage des « choses ».

L’ethnocomptabilité proposée par les auteurs a le grand mérite de nous inviter, bien au-delà du contexte spécifique sur lequel elle porte, à des déplacements de perspectives pour penser les activités économiques dans une compréhension non exclusivement marchande. Elle révèle les lieux d’enchevêtrement entre des activités économiques d’inégale légitimité, plus souvent pensées comme dissociées les unes des autres, là où leur cohabitation assure la production et la circulation de ressources économiques, sociales et symboliques. La vie quotidienne d’une famille ainsi décrite et analysée montre comment s’articulent économies monétaires et non monétaires, rationnelles et naturelles au sens de Max Weber (1971). Si la principale source de revenus du ménage est l’activité ambulante du père, Mohammed, qui dispose son stand chaque jour sur l’un des marchés périodiques de la Costa del Sol, cette famille vit aussi de commerce artisanal, de travaux à domicile, de confection et de care work (soins à la personne). L’ethnocomptabilité, définie comme « prise en compte de ce qui est pris en compte » permet ainsi de rendre compte de la simultanéité mais aussi des hiérarchies entre des économies visibles et des économies invisibles, produites à partir d’ordres normatifs différenciés.

Compter ce que les gens comptent, décrire ce qui compte pour les gens

L’idée d’ethnocomptabilité s’inscrit au cœur d’un programme scientifique novateur qui propose d’agencer le bien-être et les activités économiques en saisissant dans leurs temporalités propres les actions en cours et les actions accomplies, les comptes en cours et les comptes rendus, les interactions durant leurs improvisations et les interactions en bilans rétrospectifs. Ce faisant, elle porte une charge critique radicale contre l’économie politique classique. Le terme d’ethnocomptabilité a été créé par Alain Cottereau pour caractériser à la fois la démarche du collectif des Ouvriers européens constitué autour de Frédéric Le Play (1855) et la présente expérience d’enquête en milieu hispano-marocain.

Cette théorie de l’ethnocomptabilité naît d’une analyse socio-anthropologique des activités économiques et des migrations. Elle renouvelle la compréhension de l’expérience migratoire en montrant comment, jour après jour, dans des milieux populaires défavorisés, des individus peu qualifiés et faiblement dotés en ressources économiques, sociales et symboliques développent des sociabilités et vivent leur vie, dans des situations d’incertitude et d’imprévisibilité économique et sociale. L’enquête renouvelle également la compréhension des économies « souterraines » ou invisibles. « Le travail à son compte » se différencie de la petite entreprise ou de l’artisanat capitaliste dans le sens où le succès économique dépend du travail proprement dit et où le travail est au service de l’amortissement du capital. Est ici proposée une vraie ethnographie des marchés où il ne s’agit pas de folkloriser les comportements économiques, par exemple à travers la description des techniques de marchandage, mais plutôt de comprendre la formation des prix et ses processus de coordination effective.

L’ethnocomptabilité : une méthode d’ethnographie multi-située

Sur le plan méthodologique, l’ethnocomptabilité implique une approche ethnographique multi-située et la réalisation de récits de vie qui ouvrent des horizons biographiques et s’organisent autour de questions rassemblées selon des perspectives d’avenir, par rapport auxquelles sont jugées les situations biographiques du présent. Les auteurs ont pris le parti de placer au cœur de l’investigation un journal de terrain qui rend compte du processus d’accès aux répertoires de significations des milieux étudiés et ne ressemble en rien à une quelconque forme de journal intime de certains anthropologues.

Un travail de terrain inédit s’est déroulé entre 2007 et 2010 en trois phases. Une première phase d’observation intensive et continue du quotidien de chaque membre du ménage – composé d’un couple et de quatre enfants, Mohammed et Fatima, tous deux originaires du nord du Maroc – avec ses interactions extérieures pendant trois semaines. Une seconde phase de terrain avec quatre membres de la famille sur la critique, la correction des premiers tableaux de comptes. Une troisième phase sur les lieux de départ et d’arrivée de trois générations pour confronter les visions de la vie sociale et analyser les variations entre divers horizons biographiques. L’enquête réalisée par Mokhtar Mohatar Marzok dans le village d’origine qui fait partie des lieux de son enfance et sur le passage de la frontière entre Melilla et le Rif au sein d’une équipe de cinéma spécialisée dans le documentaire a permis d’établir très vite des rapports de confiance.

Tout au long du travail de terrain, les auteurs s’emploient à comprendre et retracer les références qui composent les prises en compte des gens pour voir ensuite comment elles sont traitées. Apparaissent alors des « paysages de possibilités » au milieu desquels évoluent les interactions, et les lignes de conduite s’orientent par rapport à ces paysages. Ce travail de déplacement de l’information économique habituelle caractérise l’ethnocomptabilité. Ici les enquêtés sont aussi co-producteurs de l’analyse et de ses résultats, et donc présentés comme dotés de compétences discursives et de réflexivité : les auteurs leur demandent de faire des auto-évaluations commentées des activités considérées en bilan et de commenter des tableaux d’évaluation des comptes.

Enfin, la remarquable partie qui regroupe les cinquante-neuf tableaux de comptes constitue les résultats de l’enquête. Chaque tableau est connecté à d’autres et donne tous les éléments d’analyse sur l’activité, les rythmes, le style de vie et les parcours biographiques. Les tableaux des ressources comme ceux des dépenses sont d’une très grande précision et donnent des détails pour chaque membre de la famille ; par exemple, en ce qui concerne les ressources, sont distinguées les rubriques suivantes : ressources monétaires du travail, auto-production substituée à l’achat, économies tirées d’achats hors circuits courants, entrées gratuites de ressources, revenus des propriétés. Ces rubriques sont elles-mêmes subdivisées en sous-rubriques. Figurent aussi les emplois du temps de la mère et la chronologie de la vie familiale, les horaires et activités des enfants, les horaires du père hors travail. Est aussi proposée une enquête nutritionnelle incorporant la qualité de l’alimentation dans un bilan de bien-être d’une famille dans la gêne économique.

L’ethnocomptabilité rend aussi compte, à l’échelle des parcours de vie, d’un rapprochement entre l’action en cours des cheminements, avec leurs anciens horizons ouverts, et l’accompli des itinéraires parcourus, avec leurs évaluations ou bilans des histoires de vie. Les carrières migratoires sont connectées via des réseaux d’interconnaissance et de parenté, des réseaux de rencontre avec des anonymes (dans l’activité économique, dans les transactions sur les marchés), des réseaux diasporiques construits à partir de liens « forts » et de liens « faibles » pour reprendre l’expression de Granovetter (1994). La géographie des itinéraires et leur statistique sont inséparables des projets migratoires et des types de migrations, avec ou sans projet de regroupement familial, avec ou sans projets de retour. Les itinéraires d’individus de trois générations sont ponctués de bifurcations biographiques qui correspondent à la conjonction de changements de situations spatiales, et de changements de situations économiques. Dans le processus biographique, ces bifurcations deviennent affiliatives, dans le sens où elles multiplient les points de contacts avec les sociétés marocaines et hispaniques. À chaque bifurcation les lieux et les événements influent sur les répertoires de ressources individuelles qui se ré-agencent pour recomposer les statuts, places et identités sociales des individus (Roulleau-Berger 2010). Il s’est aussi agi de découvrir, en approfondissant les souvenirs, comment les individus envisageaient ces parcours, comment ils se décidaient, suivant quels paysages de possibilités, puis, en cours de route, ce que devenaient leurs horizons d’avenir. L’analyse s’intéresse aux compétences sociales, économiques et morales, à leur façon de jouer sur les modes et formes de recomposition des répertoires de ressources, sur la capacité des personnes à contrôler le degré de prévisibilité des situations de changement, la façon de rendre continues des narrativités discontinues, les conditions d’accès aux selves narratif et réflexif, les opérations et évaluations des enquêtés.

Cet ouvrage complètement inédit propose donc un remarquable programme d’anthropologie économique qui s’appuie sur un dispositif conceptuel fondé sur des agencements entre des actions en cours et les actions accomplies, des parcours biographiques, des activités économiques, morales et symboliques. Il aurait pu être pertinent de faire travailler les effets de contexte marocain et hispanique dans la construction de l’ethnocomptabilité dans cette analyse déjà très dense, riche et ouverte sur de nouveaux horizons intellectuels.

Bibliographie

  • Granovetter, Mark. 1994. Getting a Job : A Study of Contacts and Careers, Chicago : University of Chicago Press.
  • Le Play, Frédéric. 1855. Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, Paris : Imprimerie impériale.
  • Roulleau-Berger, Laurence. 2010. Migrer au féminin, Paris : Presses universitaires de France.
  • Weber, Max. 1971. Économie et Société, tome 1, Paris : Plon.

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Pour citer cet article :

Laurence Roulleau-Berger, « Les comptes de la famille », Métropolitiques, 17 février 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Les-comptes-de-la-famille.html

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