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Paris gentrifié : les élites contre le peuple ?

Paru en septembre 2013, l’ouvrage d’Anne Clerval consacré à la gentrification de Paris a fait grand bruit dans les médias. Fondé sur une lecture marxiste du changement urbain, il dénonce une gentrification généralisée excluant les classes populaires de la capitale depuis quarante ans. Colin Giraud souligne ici les apports incontestables de ce livre, mais aussi ses limites et ses aspects problématiques.
Recensé : Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris : La Découverte, 2013, 256 p.

À quelques mois des élections municipales, la parution de Paris sans le peuple offre une vaste synthèse sur des décennies de changements socio-économiques, culturels et politiques à Paris. Issu d’une thèse de géographie, le livre d’Anne Clerval interroge « la gentrification de la capitale » à partir d’une enquête mobilisant un important travail d’analyse statistique sur l’ensemble de Paris intra-muros, conjugué à des investigations plus qualitatives dans trois quartiers du nord-est parisien. Comme son titre le suggère, le livre examine les facteurs et les modalités de l’« éviction » des classes populaires parisiennes en rappelant, avec force, ce qu’est la gentrification : un changement urbain socialement situé et porté par certaines catégories sociales favorisées au détriment des catégories populaires. L’ouvrage d’Anne Clerval l’envisage selon plusieurs dimensions : historique et géographique, mais aussi sociale et politique.

Le temps et l’espace : la gentrification comme conquête socio-spatiale

La première partie resitue la gentrification dans un processus plus général d’embourgeoisement de Paris depuis deux siècles. Les deux premiers chapitres insistent sur l’héritage du XIXe siècle : l’industrialisation, l’urbanisation et les luttes politiques qui se jouent dans la capitale constituent alors la toile de fond d’un « embourgeoisement généralisé » de la capitale. Si « l’embourgeoisement de Paris trouve […] ses racines dans l’haussmannisation » (p. 30), il prendrait, depuis les années 1960, la forme spécifique de la gentrification en s’étendant aux espaces traditionnellement populaires de la ville. La désindustrialisation et la métropolisation de Paris y sont pour beaucoup, amenant le déclin des emplois ouvriers et la montée en force des cadres supérieurs et professions du tertiaire dans la population parisienne. Le chapitre 3 montre, cependant, que les politiques publiques menées jusqu’aux années 1990 ont eu à Paris des effets plus contrastés qu’aux États-Unis, où le « retour en ville » des couches favorisées aurait plus clairement bénéficié de l’appui des politiques urbaines.

La seconde partie étudie la diffusion spatiale de la gentrification depuis une quarantaine d’années. À partir des données de recensement et de leur analyse à l’échelle des IRIS [1], l’outil statistique permet de préciser l’ampleur inégale des processus de gentrification dans le temps et dans l’espace. Il montre aussi que ceux-ci contribuent à la recomposition des espaces populaires dans l’ensemble de l’Île-de-France et notamment à « l’hétérogénéisation croissante des profils sociaux à un niveau infracommunal » (p. 89) dans des secteurs comme la Seine-Saint-Denis. Le chapitre 5 propose d’expliquer « comment un quartier se gentrifie » : en affirmant que « chaque fois, le scénario est le même » (p. 107), Anne Clerval s’inscrit dans la filiation du modèle canonique de la gentrification de Neil Smith. Sont ici décrites des étapes successives, dans lesquelles interviennent différents acteurs : artistes, ménages acquéreurs de logement, commerçants et acteurs immobiliers. Mais l’auteure souligne que ce modèle classique s’avère plus complexe dans le cas parisien : le rôle pionnier des artistes y est discutable, les transformations résidentielles et commerçantes s’avèrent plus dissociées que dans les villes nord-américaines. Les effets de contexte propres à une ville et un quartier viennent altérer ce modèle-type. Le chapitre 6 change d’échelle en tentant de modéliser ce qui est présenté comme une « conquête » de tout le nord-est de Paris avec ses étapes historiques, ses « fronts pionniers » et ses obstacles relatifs. Anne Clerval insiste sur le rôle de la recomposition des centralités de loisirs dans l’avancée de la gentrification. À l’inverse, le processus semble freiné, voire stoppé ponctuellement, par les espaces de centralité immigrée (Chabrol 2012).

Transformations sociales et politiques publiques

La troisième partie examine les transformations sociales liées au processus, surtout dans le nord-est de Paris, à partir d’observations localisées et d’une série d’entretiens. Les groupes sociaux participant à la gentrification apparaissent plus hétérogènes que ce que l’étiquette de « petits bourgeois intellectuels » pouvait laisser entendre dans les premiers chapitres. En pénétrant leurs logements et leurs immeubles, en étudiant finement leurs modes de vie et leur « nouvel habitus urbain » (p. 155), Anne Clerval cherche à montrer ce qui fait la spécificité de ces citadins, de leurs rapports au logement, au quartier et à l’espace parisien. Le livre suggère, sans l’affirmer suffisamment clairement cependant, que leur situation est ambiguë tant dans l’espace social que dans l’espace parisien : difficiles à classer et à nommer, pas vraiment bourgeois, pas prolétaires non plus, ils jouent sur des registres socio-culturels variés et parfois contradictoires pour se construire une position sociale, voire une identité collective. La gentrification n’est donc plus réductible à la seule relocalisation du capital au centre-ville, elle permet « à la fois de former un groupe et de se distinguer des autres » (p. 170).

L’affirmation de ces gentrifieurs en lieu et place des catégories populaires parisiennes interpelle l’action publique. De ce point de vue, le chapitre 8 livre un bilan très mitigé de l’action municipale en matière de logement depuis 2001 : les objectifs en termes de « mixité sociale », aussi flous qu’ambitieux, sont loin d’avoir été réalisés ; la création de nouveaux logements sociaux n’a suffi ni à combler les besoins ni à compenser les destructions. Surtout, elle a été concentrée dans le logement intermédiaire, bénéficiant ainsi davantage aux classes moyennes qu’aux classes populaires. De même, la politique de « valorisation de la ville sous toutes ses formes » (p. 183) aurait favorisé la gentrification en soutenant la création de lieux culturels appréciés et fréquentés surtout par les classes moyennes et supérieures.

Le dernier chapitre examine les effets de la gentrification sur les catégories populaires, évincées du nord-est de Paris. L’hétérogénéité de ces classes populaires expliquerait les réactions très variables de leur part. Certains enquêtés ne vivent pas la gentrification sur un mode négatif, ils y voient même une valorisation de leur quartier, voire de leur identité. Cette hétérogénéité expliquerait aussi l’absence, plus marquée à Paris que dans d’autres métropoles mondiales, de mobilisations et d’actions collectives de « résistance ». Elle n’empêche pas, cependant, d’autres façons de résister : c’est sous cet angle qu’Anne Clerval analyse l’occupation de la rue, de certains cafés et espaces publics à certaines heures de la journée.

Bien armé empiriquement, Paris sans le peuple constitue un éclairage important sur la gentrification parisienne, qui offre une nouvelle occasion de déconstruire le mot d’ordre de la mixité sociale et de souligner les dimensions spatiales des inégalités sociales. Mais le livre pose aussi un certain nombre de questions quant à l’analyse de la gentrification.

Une gentrification tous azimuts ?

C’est d’abord sur le modèle de la diffusion spatiale de la gentrification (chapitres 4 et 6) que le livre s’avère ambigu. D’un côté, il affirme que « les différentes phases de gentrification ne peuvent (…) pas se lire comme un modèle strict d’étapes bien définies, parce que, en progressant dans l’espace, les modalités du processus se transforment » (p. 119) ; de l’autre, il souligne « la grande cohérence du processus de gentrification à Paris, qui progresse de façon principalement continue dans l’espace urbain » (p. 130). Surtout, il mobilise le terme même de gentrification de façon très extensive. Dans le chapitre 6, la représentation cartographique tend notamment à accréditer l’idée d’une « conquête générale » depuis « un centre polarisateur » constitué « des beaux quartiers de l’ouest parisien » vers le nord-est de Paris (p. 113). Le terme de gentrification englobe ainsi, dans un même mouvement de long terme, « démolition et construction neuve dans le 15e arrondissement », « réhabilitation de l’habitat ancien populaire dans les 5e et 6e », « réhabilitation du Marais » et processus plus récents et très différents tels que les constructions flambant neuves du quartier Paris Rive Gauche (13e arrondissement) ou les réhabilitations plus ponctuelles des 18e et 20e arrondissements (p. 116‑117). Cet usage a l’inconvénient de recouvrir des configurations urbaines et des contextes sociologiques tellement différents qu’on peut se demander s’il n’empêche pas d’identifier et de saisir d’autres mécanismes du changement urbain [2].

Une vision réductrice des rapports sociaux

Par ailleurs, si la gentrification « traduit la dynamique des rapports de classe dans l’espace urbain » (p. 10), l’analyse de ces rapports pose ici question. Dans la lignée des travaux de Neil Smith, l’auteure mobilise à de nombreuses reprises le vocabulaire marxiste dans une version très orthodoxe et binaire faisant de la gentrification une forme d’exploitation des classes populaires par des classes dominantes. Elle assimile clairement les gentrifieurs à une classe mobilisée, proche des médias, du pouvoir et d’un très abstrait « capital », à la manière de la bourgeoisie capitaliste du Second Empire. Pourtant, dans le même temps, l’ouvrage abandonne le modèle de la « ville revanchiste » (Smith 1996) dans le cas de Paris et suggère que les « gentrifieurs [3] » sont plus difficiles à situer dans l’espace social : leurs origines sociales, leurs parcours et leurs modes de vie montrent de fortes variations sociologiques. Les situer tous catégoriquement parmi les catégories supérieures ne va pas de soi : le fait de disposer d’un revenu supérieur au revenu médian de l’unité urbaine de Paris (p. 143) ne peut suffire à prouver leur « participation à l’exploitation des classes populaires » (p. 41).

De même, si l’opposition frontale entre gentrifieurs et classes populaires est assimilée à celle qui structure les rapports « entre bourgeois et prolétaires », chemin faisant, ces « rapports de classe » s’avèrent plus complexes (chapitres 7 et 9). S’ils révèlent, bien sûr, des formes de domination, celles-ci sont plus ou moins aiguës et ne se limitent pas à l’opposition entre riches et pauvres. Des travaux ont montré le caractère souvent plus euphémisé, plus subtil et moins unilatéral des rapports de domination dans l’espace urbain, en particulier dans les contextes gentrifiés (Giroud 2012 et Tissot 2012). L’appartenance de classe n’est, d’ailleurs, pas le seul registre intervenant dans ces rapports sociaux : l’âge, l’origine culturelle ou le genre constituent aussi des déterminants importants dans la construction des rapports sociaux. Le « peuple » de Paris n’est donc pas une catégorie homogène, les gentrifieurs non plus. Décrire leurs rapports sociaux par l’opposition « entre bourgeois et prolétaires » (p. 234) apparaît certes radical, mais aussi réducteur.

L’intentionnalité des acteurs en question

Enfin, le livre insiste aussi sur le rôle, dans la gentrification de Paris, de certains comportements stratégiques mis en œuvre par des individus rationnels et des groupes à l’intention délibérée. Il en va ainsi des promoteurs immobiliers, mais aussi des commerçants qui auraient « souvent l’ambition délibérée de transformer un quartier populaire » (p. 107), de certains nouveaux habitants et des élus. On perçoit à nouveau ici la filiation avec l’approche de Neil Smith, qui envisage la gentrification comme le résultat de comportements parfaitement rationnels, voire conscients et coordonnés, d’une multitude d’acteurs mus, de façon relativement abstraite, par les logiques de localisation du capital dans l’espace. Cette lecture intentionnelle des processus de gentrification est souvent davantage postulée qu’étayée. Le fait qu’un habitant mobilise, en entretien, le terme de « stratégie » ne suffit pas à établir la rationalité de ses choix, la perfection de son degré d’information et encore moins la conscience claire des effets futurs et agrégés de son comportement individuel (p. 103). L’analyse des parcours et des représentations de ces nouveaux habitants montre bien plus l’effet de dispositions socio-culturelles incorporées dans le passé (attrait pour le mélange, la diversité et l’authenticité) que celui de calculs rationnels tournés vers les seuls gains économiques, au détriment des autres.

De même, le fait qu’une mesure politique n’atteigne pas les effets escomptés signifie-t-il nécessairement que c’était précisément l’effet inverse qui était recherché, en réalité, par des élus complices de la rente foncière ? De nombreux travaux de sciences sociales ont montré que les effets collectifs de comportements individuels agrégés et non nécessairement coordonnés permettaient rarement d’en déduire les motifs initiaux, les « intentions » de chaque comportement saisi individuellement ; il en va de même au sujet des processus de gentrification (Launay 2011). Sur ces différents points, l’analyse menée par Anne Clerval tend à opposer presque systématiquement un « peuple » de Paris à des élites culturelles, politiques et économiques conjointement et consciemment mobilisées dans une forme d’éradication du populaire. Or, la gentrification a ceci de paradoxal qu’elle repose souvent sur des formes variées de valorisation du populaire ayant, certes, pour effet pervers et paradoxal de contribuer à son effacement, mais sans que l’on puisse en établir le caractère intentionnel et délibéré.

Ambitieux dans sa démarche, le livre propose donc une vision « globale » de la gentrification qui fournit une quantité impressionnante d’informations et permet d’en apprendre beaucoup sur les transformations de Paris depuis une quarantaine d’années. Mais ce processus « global » n’a rien de mécanique : il connaît des variations et des limites, il résulte de plusieurs facteurs et se réduit rarement à une opposition frontale entre des élites conquérantes et un peuple dominé tous azimuts.

Bibliographie

  • Bourdin, Alain. 2008. « Gentrification : un “concept” à déconstruire », Espaces et Sociétés, n° 132‑133, p. 23‑37.
  • Chabrol, Marie. 2012. « De nouvelles formes de gentrification ? Dynamiques résidentielles et commerciales à Château-Rouge (Paris) », Études foncières, n° 160, p. 11.
  • Giroud, Matthieu. 2012. « Usages des espaces rénovés et continuités populaires en centre ancien », Espaces et Sociétés, n° 144‑145, p. 37‑54.
  • Launay, Lydie. 2011. Les Politiques de mixité sociale par l’habitat à l’épreuve des rapports résidentiels. Quartiers populaires et beaux quartiers à Londres et à Paris, thèse de doctorat en sociologie, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
  • Smith, Neil. 1996. The New Urban Frontier : Gentrification and the Revanchist City, New York : Routledge.
  • Tissot, Sylvie. 2012. De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris : Raisons d’Agir.

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Pour citer cet article :

Colin Giraud, « Paris gentrifié : les élites contre le peuple ? », Métropolitiques, 20 décembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Paris-gentrifie-les-elites-contre.html

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