La précarité énergétique apparaît de manière plus pressante dans l’actualité avec la hausse des prix de l’énergie et les annonces de coupures ciblées face au risque de surexploitation du réseau. À partir d’une enquête sur les mobilisations citoyennes et associatives conduite dans la ville de Grenade, en Espagne [1], cet article décrit comment les habitants de Zona Norte s’engagent pour la défense de l’accès à l’électricité et contre la stigmatisation de leur quartier.
La question de l’inégal accès à l’électricité et plus largement de l’insuffisance des programmes publics de logement social s’inscrit dans une définition large de l’habiter, non pas au seul sens d’avoir un toit, mais aussi comme la possibilité d’accéder à des droits et des services au sein d’un espace urbain organisé et fonctionnel. Ici, l’accès à l’électricité conditionne le bon déroulement de toutes les activités quotidiennes et son absence produit des effets préoccupants pour la santé des habitants les plus vulnérables. Mon article s’inscrit dans une approche comparative des quartiers précaires (Deboulet 2016), entendus à la fois comme forme d’habitat informel et illégal mais aussi comme quartier de logement social marqué par une détérioration du bâti et des conditions de vie dégradées. L’inégalité d’accès à l’électricité entre les quartiers, déjà observée dans les favelas de Rio de Janeiro (Pilo’ 2016), est décrite ici comme une pratique discriminatoire contre les habitants et un motif de stigmatisation associée à la pauvreté et au trafic de drogue.
Si les quartiers précaires sont marqués par la présence d’une population précarisée et discriminée et par des effets de stigmatisation et de ségrégation, ce sont aussi des espaces de solidarité et de contestation. Après une présentation du quartier Zona Norte, je décrirai le fil de la mobilisation en partant de l’expérience des habitants et des associations, pour élargir ensuite la focale aux différents acteurs politiques sollicités dans la lutte contre les coupures d’électricité.
Une double assignation discriminante associée à la présence gitane et au trafic de drogue
Zona Norte forme une entité administrative qui regroupe plusieurs quartiers d’habitat social au nord de la ville de Grenade d’ouest en est : Almanjáyar, Joaquina Eguaras, La Paz, Rey Badis, Cartuja (figures 1 et 2). Ces immeubles ont été construits à partir des années 1960 pour accueillir les populations rurales et pour faire face au déplacement forcé des familles gitanes du Sacromonte après les inondations de 1963. Ces familles gitanes, qui habitaient dans les cuevas (grottes) de la colline du Sacromonte depuis leur arrivée en Andalousie au XVe siècle, ont été relogées dans des logements sociaux au nord de la ville (La Paz). D’autres ont trouvé refuge dans des baraquements provisoires qui ont formé la chabola (bidonville) de la Virgencita. Elles ont ensuite été relogées dans le quartier Almanjayar, au fil de la construction des différents ensembles d’immeubles qui constituent aujourd’hui Zona Norte [2].
Source : Ayuntamiento de Granada.
Source : culturandalucia.com.
Du point de vue morphologique, Zona Norte se présente comme une alternance d’immeubles d’habitat social entrecoupés de terrains vagues et de maisons délabrées. Ce quartier est décrit par les acteurs associatifs comme un lieu de ségrégation sociale et spatiale dans lequel les populations subissent un traitement discriminatoire dans l’accès aux droits et, en parallèle, font l’objet d’une attention particulière des associations et des politiques publiques. Les rapports associatifs et les dispositifs institutionnels pointent une double assignation discriminante du quartier, à la fois socio-spatiale comme zones défavorisées (zonas desfavorecidas [3]) et ethno-culturelle du fait de la forte présence de familles gitanes (comunidad gitana [4]). D’après les données des organismes publics (Censo de Población INE et Ayuntamiento), Zona Norte concentre une très forte proportion de logement social, un taux de chômage proche de 50 %, un taux d’alphabétisation et un niveau d’études très faibles. Le quartier a été très touché par la crise de 2008, ce qui a suscité de fortes mobilisations des collectifs de chômeurs (Leclercq 2009), mais également des problèmes de violence et de trafic de drogue (Gamella 2010). Durant cette période, la culture de marijuana en intérieur a pu apparaître comme une alternative pour faire de l’argent facile face à la difficulté de retrouver un travail salarié.
Défendre un égal accès à l’électricité et lutter contre la stigmatisation
Depuis une dizaine d’années, les habitants [5] de Zona Norte et les acteurs associatifs sont engagés dans une mobilisation contre les coupures d’électricité et la discrimination du quartier au son des slogans « Norte no te cortes ! Iluminate ! [6] » ou « Nosotros también somos Granada ! [7] ». Les revendications s’adressent à l’entreprise nationale d’électricité Endesa, qui procède à des fermetures arbitraires de lignes électriques durant plusieurs jours. Si cette question des coupures est en partie liée aux problèmes de précarité matérielle et au délabrement de certains logements qui obligent ses occupants à procéder à des branchements collectifs, elle donne à voir plus largement un traitement discriminatoire du quartier. Endesa justifie les coupures par les dangers provoqués par les branchements sauvages et par les problèmes de surconsommation causée par la culture de la marijuana en intérieur. Or, d’après une décision rendue par le Defensor del Pueblo [8] en 2020, cette activité illicite n’a pas une incidence significative sur la surexploitation du réseau. Les collectifs d’habitants témoignent de la nécessité de lutter contre la stigmatisation et le traitement discriminatoire : « Endesa nous vole, nous sommes des gens travailleurs et dignes qui payons nos factures d’électricité et ils ne nous fournissent pas de service. Le problème, ce ne sont pas les branchements et la marijuana, le problème, c’est la négligence d’une entreprise qui continue d’augmenter ses bénéfices et qui ne renouvelle pas les installations [9]. » Les acteurs associatifs et les autorités municipales ont formulé des sollicitations à l’encontre d’Endesa, exigeant la maintenance des équipements afin de supporter le débit électrique nécessaire et l’installation de nouveaux transformateurs. La mairie a proposé d’accélérer la régularisation des installations illégales dans les logements dégradés et de renforcer la lutte contre la culture de la marijuana avec la police locale.
L’argumentation des habitants est articulée essentiellement autour des contraintes de la vie quotidienne et des risques pour la santé : « des écoliers et des enseignants qui restent en classe sans lumière et sans chauffage, des infirmières dans les centres de santé qui assurent les soins dans l’obscurité à la lueur de leur téléphone, des restaurateurs contraints de jeter la nourriture du fait de l’arrêt des réfrigérateurs, des commerçants qui ferment boutique face à l’absence de chauffage ou de climatisation, des étudiants qui préparent leurs examens à la lumière de la bougie, des personnes âgées qui ne sortent plus du fait des pannes d’ascenseur [10] ». L’argument des risques pour la santé et des effets pour les personnes les plus vulnérables est aussi très présent : « Dans le quartier Nord, il y a des logements avec des dispositifs pour les personnes à mobilité réduite, des respirateurs artificiels, des oxymètres de pouls, des réfrigérateurs avec des médicaments ou des doses d’insuline. Les coupures de courant sont particulièrement nocives pour les personnes vulnérables, dont la santé dépend directement d’appareils tels que les ventilateurs mécaniques ou les appareils de dialyse [11]. » Un médecin du centre de santé Cartuja a déclaré « l’état d’urgence face à un problème de santé publique ; il y a des personnes dont la vie dépend des machines à oxygène. Tout cela a un impact sur la santé physique et psychologique [12] ». Cet argument de la santé et des risques pour la vie des personnes les plus fragiles est porté dans l’espace politique et judiciaire.
Porter la voix des habitants et des associations
Les procédures de fermeture de lignes électriques suscitent des réactions de soutien des habitants, qui regroupent à la fois des familles du quartier, des associations d’accompagnement social et éducatif (Anaquerando), des collectifs de voisins (Almanjayar en Familia, Vecinos Nueva Cartuja), des associations de défense des droits humains (Pro Derechos Humanos) ou des organisations religieuses (Parroquia Nuestra Señora La Paz). Cette plateforme d’acteurs joue un rôle de vigilance et de relais en collectant les témoignages des familles et en dressant une carte interactive des immeubles touchés par les coupures (figure 3) [13]. Elle assure une activité de médiation et de publicisation en portant la voix des habitants auprès des autorités locales et dans la contestation face à Endesa. La mobilisation se déroule sur le modèle des cercles de concernement (Véniat 2020) : elle part de la contestation des voisins directement touchés par le problème, puis elle s’étend aux associations qui accompagnent les habitants au quotidien, pour ensuite solliciter différents acteurs de l’espace politique local et national.
Source : https://nomascortesgranada.org/.
Depuis une dizaine d’années, les habitants de Zona Norte et les associations organisent régulièrement des manifestations dans le centre-ville devant le siège d’Endesa. Ils mettent en scène les effets des coupures d’électricité en défilant vêtus de couvertures ou en organisant des réunions à la lueur des bougies. Un collectif d’habitants a porté la défense d’un égal accès à l’électricité sur la scène judiciaire en initiant une procédure contre Endesa, avec le soutien des associations Anaquerando et Pro Derechos Humanos. Le jour du procès, une centaine d’habitants de Zona Norte se sont rassemblés devant le tribunal. La formulation de la plainte reprend l’argument des risques pour la santé en pointant les conséquences pour les personnes les plus vulnérables et celles qui sont dépendantes de dispositifs électriques. Selon une militante de Pro Derechos Humanos, « le procès se concentre spécifiquement sur la violation du droit à la santé. La procédure judiciaire a été déposée par des personnes en situation de vulnérabilité sanitaire. C’est un moment très attendu par de nombreux voisins, après un processus long et douloureux au cours duquel certains ont été laissés au bord du chemin [14] ». Elle fait référence ici au décès d’un des plaignants pendant la période du procès : « C’est un cas dramatique, car cette personne avait besoin de courant pour pouvoir utiliser son lit médicalisé et pour envoyer les relevés de son rythme cardiaque à l’hôpital. »
Au niveau municipal, le Defensor de la ciudadanía [15] Manuel Martín et le maire socialiste Francisco Cuenca soutiennent la mobilisation et jouent un rôle de relais en direction des instances de la communauté andalouse et du gouvernement espagnol. Ils ont porté la contestation des habitants de Zona Norte devant le Parlement européen, accompagnés de représentants des collectifs du quartier, l’adjoint au maire, la présidente de Nueva Cartuja et le curé de La Paz. Manuel Martín a formulé « une demande de protection institutionnelle devant le Parlement européen en raison des coupures de courant systématiques qui créent une situation d’urgence sociale et empêchent les résidents d’exercer une partie de leurs droits essentiels. Les personnes qui paient leur électricité doivent avoir l’électricité et qu’on arrête de faire dévier le discours vers la fraude à l’électricité, problème que les entreprises doivent détecter et prévenir [16] ». Au niveau national, le ministre de la Consommation Alberto Garzón est venu à Grenade pour participer à des tables rondes avec la municipalité et exprimer le soutien du gouvernement aux collectifs d’habitants dans leur lutte contre les inégalités d’accès à l’électricité.
Malgré une mobilisation qui s’accentue et s’élargit, les coupures d’électricité récurrentes continuent de produire des conséquences catastrophiques, voire mortelles, sur la santé des personnes les plus vulnérables, notamment celles qui sont dépendantes des appareils électriques.
Mardi 7 mars 2023, sur une place du centre de Grenade, une centaine de personnes vêtues de noir se réunissent en silence derrière une banderole « No mas cortes de luz en Granada » (plus de coupures d’électricité à Grenade). Ce sont en majorité des voisins du quartier Zona Norte venus rendre un dernier hommage aux victimes des coupures d’électricité. L’un d’eux s’avance pour déposer une gerbe de fleurs et allumer une bougie, puis il prononce lentement et solennellement leurs prénoms : Lourdes, Encarnación, Angelita, Antonio [17]…
Bibliographie
- Aguilera, T. 2018. « Reloger, mettre en attente et expulser les bidonvilles de Madrid : quand des politiques de résorption produisent de l’expulsion », L’Année sociologique, n° 68, p. 101-134.
- Ayuntamiento de Granada. 2013. Monografias comunitarias « Conocimiento Compartido de la realidad del Distrito Norte de Granada », Proyecto de Intervencion comunitaria intercultural.
- Deboulet, A. (dir.). 2016. Repenser les quartiers précaires, Les Études de l’AFD.
- Gamella, J.-F. 2010. « Crimen, castigo y consumo. Tres alternativas en el estatus jurídico político de las drogas ilegales », Problemas de drogas, Madrid, Fundación Ayuda contra la Drogadicción.
- Instituto Nacional de Estatistica (INE). 2019. Censos de Población y Vivienda.
- Junta de Andalucia. 2019. Estrategia Regional Andaluza para la Cohesión e Inclusión Social. Intervención en Zonas desfavorecidas (ERACIS).
- Junta de Andalucia. 2017. Plan integral para la inclusión de la comunidad gitana de Andalucía.
- Leclercq, J.-B. 2009. « Reconfiguration de l’Estado de Bienestar et discriminations en quartier stigmatisé. Enquête dans la Zona Norte de Grenade », Diversité urbaine, vol. 9, n° 2.
- Pilo’, F. 2016. « Rio de Janeiro, ville (inégalement) branchée ? Service d’électricité et divisions de l’espace urbain », Métropolitiques.
- Véniat, C. 2020. « Se mobiliser contre l’expulsion d’un bidonville : Émotions, négociations en coulisses et processus de publicisation », Sociologie et sociétés, n° 51, p. 93-122.
- Vorms, C. 2013. Bâtisseurs de banlieues à Madrid : le quartier de la Prosperidad (1860-1936), Paris : Créaphis.