Face à l’urgence, la présence de quelqu’un qui prend sur lui d’appeler les secours est souvent ce qui détermine la possibilité de recevoir de l’aide. Dans l’espace public urbain, ce rôle de donneur d’alerte (Chave 2010) incombe parfois à l’automobiliste, ce qui pose en des termes particuliers la question de la forme ou de la durée de ce type d’engagement qu’on pourrait dire « dégagé ». On montrera qu’il est peut-être d’autant plus aisé qu’il est cadré et limité par les propriétés et les ressources des espaces publics où il advient. Celles-ci éclairent ainsi la portée civique de cette forme remarquable d’aide en mouvement.
La tension entre indifférence et engagement
Identifier un besoin d’aide nécessite de pouvoir repérer des indices sensibles (Thibaud 2002). Secourir, c’est d’abord être là, et percevoir un problème, une plainte, une brèche dans la normalité des apparences (Goffman 1973). Les situations d’entraide manifestent quotidiennement un lien social qui tranche avec les approches exaltant une solidarité chaude et impliquée, et à laquelle la figure du citadin, regardant ailleurs et ne faisant rien, sert couramment de repoussoir. Les travaux de Goffman évoquant l’« inattention polie », et à leur suite ceux d’Isaac Joseph parlant d’« indifférence civile » (Goffman 1973, Joseph 1998) soulignent ce que cette propension à ne pas voir comporte de mise en scène, et de tact face à l’évidence d’une inter-visibilité potentiellement intrusive, indiscrète ou imposante. En donnant l’alerte, le passant révèle le caractère ritualisé et partiellement feint de l’indifférence des passants.
Qu’en est-il de l’automobiliste, cette autre figure du citadin ? Lumière, ambiances, accessibilité : les propriétés écologiques des lieux rencontrent d’une façon particulière le déplacement et la disposition à réagir de l’automobiliste. Ainsi, la présence d’un habitacle et le mouvement même du véhicule opèrent une coupure entre l’extérieur et lui-même – coupure qui lui permet, par exemple, d’insulter les autres automobilistes (Katz 1999), loin d’une indifférence, a fortiori civile. D’autre part, l’obligation de vigilance est aussi plus acérée, et plus constante. De quelle nature est alors la réponse de l’automobiliste à ce qu’il remarque et perçoit comme une détresse ?
Dans le cadre de l’enquête que nous avons menée au sein de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, la collecte et l’analyse d’appels au 18 a révélé une forme récurrente de retrait et d’économie de l’investissement personnel et temporel des donneurs d’alerte. Les signalements eux-mêmes sont courts et fortement cadrés par la compétence verbale des « stationnaires », ces pompiers dédiés à la réception et au traitement des appels au 18, dont l’objectif est de « faire dire » vite et bien. Rapidité du récit et économie formelle sont ainsi encouragés. Mais le mode d’engagement du donneur d’alerte tient également à la manière dont il place sa participation à la mise en œuvre du secours parmi ses autres engagements du moment et l’inscrit dans un contexte immédiat. C’est tout particulièrement le cas lorsque l’appel est passé par un automobiliste : le fait d’être en train de conduire joue sur la forme de l’alerte et sur le type d’engagement dans la situation de secours.
Voir et agir en conducteur
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Dans cet échange, l’appelant saisit d’un coup d’œil une scène qui l’alarme et se tourne alors immédiatement vers le service susceptible de s’en occuper : il n’opère ni pause, ni accompagnement, ni rupture de rythme, mais livre un signalement à la volée. L’automobiliste est surpris dans sa conduite par le surgissement dans son champ de vision d’une anomalie troublante – une personne en détresse physique – ce qui entraîne une réaction mobilisatrice : appeler les secours. Pour autant, il ne s’arrête pas. C’est à distance, et par d’autres, que seront apaisés le trouble mobilisateur et l’injonction morale implicite à « faire quelque chose ».
Dans cet autre extrait, l’enchaînement est similaire.
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Dans les deux cas, ce que réalisent effectivement les automobilistes est particulièrement ténu : appeler en roulant, raccrocher moins d’une minute plus tard et poursuivre leur route sans se retourner. Dans le second extrait s’ajoute une conséquence potentielle du fait de rouler : le paysage défile, la topographie est incertaine. L’adresse est ainsi à l’image de la perception en mouvement qu’en a l’appelant : impressionniste et floue.
Lorsqu’un automobiliste prévient les pompiers, son geste consiste alors à rendre visible quelque chose, à toutes fins utiles : il ne dit pas que la situation est critique ou ce qu’il faut faire, mais signale une situation à l’attention de l’institution publique. Il investit ainsi les services d’urgence d’une capacité et d’une légitimité à discerner plus avant la nature de ce qui se passe – à réaliser de manière plus aboutie le « cadrage » (Goffman 1991) de la situation, et à décider de la marche à suivre. L’automobiliste délègue ainsi aussi sa non-intervention, quand ce qui l’amène à ne pas s’arrêter amène également le stationnaire à ne pas envoyer d’équipage, expliquant lors d’un entretien que « si c’est grave, ils rappelleront ».
La particularité de ces appels et de leur traitement tient ainsi à la visibilité mais aussi à la lisibilité des espaces publics et de ce qui s’y passe. Ouverts à l’observation, à l’appréciation subjective et à la mobilisation de n’importe qui, ces espaces génèrent des appels pour des motifs que les pompiers ne valident pas toujours. Mais, par leur exposition, ces espaces accueillent aussi le passage de témoins multiples, susceptibles de renforcer la force mobilisatrice de l’appel aux secours. En cas de doute sur l’opportunité d’envoyer un équipage, les stationnaires comptent sur la possibilité de redondance des témoignages pour confirmer le problème à travers d’autres appels.
Ce fonctionnement, qui repose sur le présupposé d’espaces accessibles et parcourus, a ses limites : celles d’espaces faits également de niches, de replis et de recoins, dont la lisibilité n’est pas donnée, mais constitue une construction écologique collective, localisée et variable. Espaces interstitiels (Tonnelat 2003), no man’s land, mais aussi, ici, vitesse à laquelle on traverse des espaces inconnus, qui ne permet pas toujours d’y associer d’adresse, viennent nous rappeler que ce qui advient dans l’espace public n’est pas, pour autant, perçu et mobilisateur de la même façon pour le piéton et l’automobiliste, ni même toujours visible, lisible et accessible.
L’engagement dégagé de l’automobiliste face aux contraintes de l’immobilité
Dès lors qu’il y a interaction entre un donneur d’alerte et un stationnaire, se pose de part et d’autre la question des conséquences que chacun accepte de tirer de l’événement : s’arrêter ou non, envoyer ou non les secours. Porter secours donc, mais jusqu’à quel point ? La dimension citoyenne de l’action ne se résume pas à un « vouloir s’engager », qui serait source de satisfaction, ni à une « envie d’aider », qui existerait par elle-même. La tension entre réagir et porter secours directement évoque la situation des appels au 115 (Bidet et Le Méner 2013) et le malaise que suscite la confrontation au mendiant dans l’expérience urbaine ordinaire. La difficulté d’agir y tient notamment à l’indétermination de ce qu’il faut donner, entre le risque du « trop peu » (la simple obole) et celui du « trop », l’excès d’engagement que porte en puissance le simple fait de donner et d’enclencher un secours (Gayet-Viaud 2010).
En pratique, les limites de cet engagement, tacites et relatives, à la fois normées et subjectives, sont chaque fois à négocier. Elles sont même un enjeu important de l’interaction avec les pompiers, qui souvent pèsent pour amener l’appelant à s’impliquer au-delà de ce qu’il avait prévu.
Face à l’engagement limité de l’automobiliste qui, lorsqu’il appelle, est déjà loin de la scène requérant des secours, celui du commerçant, hôte urbain et témoin statique des situations de secours, apporte un contrepoint utile pour percevoir les enjeux de cette négociation des engagements.
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La personne qui appelle ici le 18 est tiraillée entre deux objectifs concurrents qu’elle tente d’atteindre l’un et l’autre : fermer boutique et « faire quelque chose ». Elle se confronte alors à deux conceptions différentes de ce qu’il conviendrait de faire : celle de la personne pour laquelle elle appelle, mais qui ne veut pas aller à l’hôpital, et celle du pompier qui tente de redéfinir – et d’étendre – ses devoirs à elle.
Contrairement à l’automobiliste, la pharmacienne est clairement identifiée : son comportement, public, peut porter à conséquence non seulement pour la personne à secourir, mais également pour sa propre réputation. Trois mouvements d’engagement s’enchaînent : sa mobilisation, volontaire et chargée d’intentions (elle exprime ce qu’elle voudrait que les pompiers fassent), la mise en place des limites qu’elle pose à son propre engagement (fermer boutique, laisser à « l’ami » le soin de rester près de la personne en détresse) et en miroir une tentative d’enrôlement du pompier (« garder [la personne] au chaud »).
S’y joue alors en quelques secondes une négociation des responsabilités afférentes à la situation, concernant tant la manière de prendre en charge la « victime » que la façon de la traiter en attendant les secours1. La pharmacienne, qui était prise jusque-là dans d’autres obligations d’arrière-plan – vis-à-vis des autres clients, de la pharmacie, peut-être de sa famille, etc. – tente de substituer à une obligation de « prendre soin » que suggère le pompier en parlant de le « garder au chaud », un principe d’accompagnement, qu’elle reconnaît mais attribue à « l’ami ». L’écart de cadrage normatif avec le stationnaire révèle la pluralité de perspectives quant à ce qu’il convient de faire et de faire primer, selon sa position, ses autres engagements ou encore sa relation à la victime. Dans le cas présent, le pompier renvoie la pharmacienne à la finalité de son appel – venir en aide à cet homme – qui l’obligerait au-delà du seul fait d’appeler les pompiers.
Cette obligation est justement ce dont l’automobiliste s’affranchit lorsqu’il signale « en passant », sans craindre de devoir en faire plus et sans avoir à se soucier du résultat de son appel. Appeler en conduisant lève ainsi l’épineux et incertain problème de l’engagement à produire entre l’appel et l’arrivée des pompiers. En ce sens, il est moins engageant d’appeler en conduisant que d’appeler en étant physiquement présent auprès de la victime.
Transformer le trouble en problème public
L’engagement effectif se révèle ainsi variable et malléable : s’y trouvent parfois dissociés l’engagement impérieux à aider et le mouvement physique, négociable en direction de la victime. La possibilité d’une alerte potentiellement désincarnée réalise la disjonction entre l’intention secourable du donneur d’alerte et l’aide « en personne » apportée par les pompiers envoyés par le stationnaire.
Appeler sans s’arrêter revient alors à commuer un trouble individuel en problème public et civique. Appeler ne consiste pas seulement à éviter le désagrément d’une interruption dans son parcours, mais peut-être aussi à manifester le fait que le problème repéré est par principe l’affaire de tous. Ce dégagement mobilisateur ne traduit-il pas une manière d’agir non en bon Samaritain ou en bon voisin, mais en citoyen ? L’aide à l’inconnu en détresse est identifiée à un devoir du collectif envers lui-même, indépendamment de toute relation particulière ou de toute disposition personnelle à l’altruisme, forme paradoxale d’une citoyenneté ordinaire en acte, dont le détachement et la réserve ne sont que le revers.
Bibliographie
- Bidet, A. et Le Méner, E. 2013. « Les ressorts collectifs des signalements de sans-abri au 115. Appel politisé, voisinage troublé et geste citoyen en milieu urbain démocratique », in Carrel, M. et Neveu, C. (éd.), Citoyennetés ordinaires. Ce que l’enquête empirique fait aux représentations de la citoyenneté, Paris : Karthala.
- Chave, F. 2010. Tiers en urgences. Les interactions de secours, de l’appel au 18 à l’accueil en service d’urgences pédiatriques. Contribution à une sociologie du tiers, thèse de doctorat, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
- Gayet-Viaud, C. 2010. « Du passant ordinaire au Samu social : la (bonne) mesure du don dans la rencontre avec les sans-abri », Revue du MAUSS, n° 35, p. 247‑265.
- Goffman, E. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris : Les Éditions de Minuit.
- Goffman, E. 1991. Les Cadres de l’expérience, Paris : Les Éditions de Minuit.
- Joseph, I. 1998. Erving Goffman et la microsociologie, Paris : Presses universitaires de France.
- Katz, J. 1999. How Emotions Work, Chicago : University of Chicago Press, chap. 1 (« Pissed Off in L.A. »).
- Thibaud, J.-P. (éd.). 2002. Regards en action. Ethnométhodologie de l’espace public, Grenoble : Éditions À la Croisée.
- Tonnelat, S. 2003. « Interstices urbains. Les mobilités des terrains délaissés de l’aménagement », Chimères, n° 52.