L’existence d’une véritable réglementation des contrôles d’identité est relativement récente. Jusqu’aux années 1980, la police agissait sur la base de textes de portée limitée, et procédait, en conséquence, le plus souvent, en toute illégalité. En effet, seules quelques dispositions éparses du Code de procédure pénale permettaient aux agents d’intervenir en la matière. Encore fallait-il qu’ils fussent alors à même d’établir un lien entre les personnes contrôlées et la commission d’un crime ou d’un délit. Seuls les contrôles d’identité dits judiciaires, effectués sur la base d’un soupçon, étaient ainsi autorisés. Ils pouvaient procéder à un contrôle soit dans le cadre d’une enquête préliminaire [1], soit en cas d’infraction flagrante [2]. La gendarmerie était, en apparence, mieux lotie. Elle pouvait contrôler l’identité de tout individu circulant sur la voie publique, sur la base d’un vieux texte datant de 1903, à la condition d’agir « avec politesse, et de ne se permettre aucun acte qui puisse être qualifié de vexation ou d’abus de pouvoir [3] »...
Le tournant des années 1980 : la loi « Sécurité et liberté »
Les années 1980 vont constituer un tournant. Elles sont marquées par l’adoption de la loi « Sécurité et liberté » du 2 février 1981 [4], quelques mois avant le changement de majorité vers la gauche, que ses opposants qualifient de liberticide. Initialement dans le projet de texte, on ne trouve rien sur la procédure de contrôle d’identité : simple oubli ? On peut en douter car le ministère de la Justice, comme celui de l’Intérieur, n’est pas indifférent aux revendications de la police, qui réclame avec force un support juridique permettant d’interpeller et de contrôler l’identité, à l’image de celui dont bénéficient les gendarmes. Plus précisément, les agents souhaitaient pouvoir agir en dehors de tout lien avec la commission d’une infraction, en dehors de toute enquête et donc opérer au nom du respect de l’ordre public considéré comme menacé (en raison d’un rassemblement, d’une manifestation, de troubles sur la voie publique...). Les contrôles d’identité dits administratifs, s’inscrivant dans ce cadre, ne sont alors pas consacrés par la loi. Certes, la Cour de cassation, dans une décision rendue en 1973 [5], a autorisé les policiers à contrôler l’identité d’un manifestant au seul motif que le rassemblement était interdit – ce qui caractérisait des « circonstances particulières » –, mais l’absence de loi, alors même que la liberté d’aller et de venir est atteinte, confère à ce fondement trop de fragilité et d’aléa.
Finalement, la loi Peyrefitte de 1981 comprend trois articles sur les contrôles d’identité [6], dont un qui vient légaliser les pratiques policières de sécurité publique : les agents peuvent désormais procéder à des contrôles « pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes et des biens ». La notion évolutive d’ordre public se définit classiquement à partir de trois éléments : la tranquillité (mettre terme à un tapage nocturne, par exemple), la salubrité (sont ici visées notamment les questions d’hygiène et de pollution) et la sécurité (les accidents, etc.). Le texte autorise dans le même temps la procédure de vérification d’identité, qui consiste à conduire la personne au poste de police lorsqu’elle n’a pas été en mesure de justifier de son état civil. Elle peut y être retenue le temps nécessaire à l’établissement de son identité et au plus pendant six heures (durée qui passera à quatre heures en 1983). Notons que l’identité ne se confond pas avec la notion d’état civil, qui comprend d’autres éléments que ceux nécessaires à l’identification. La preuve de l’identité peut se faire « par tous moyens ». La possession d’une carte nationale d’identité est toujours restée facultative sur le plan du droit.
Une légalité irréprochable, une légitimité discutable dans les faits
Le Conseil constitutionnel, saisi à l’époque par l’opposition parlementaire, a considéré le dispositif juridique comme parfaitement conforme à la Constitution. Il a estimé, en effet, que la procédure était entourée de garanties suffisantes, et qu’il appartiendrait en tout état de cause « aux autorités judiciaires et administratives de veiller à leur respect intégral, ainsi qu’aux tribunaux compétents de censurer et de réprimer les illégalités qui seraient commises et de pourvoir éventuellement à la réparation de leurs conséquences dommageables » [7]. Cette ligne restera celle du Conseil constitutionnel chaque fois qu’il sera saisi à propos des procédures de contrôle et de vérification d’identité. Elle nous inspire trois remarques.
La première tient à l’utilisation qui est faite de la phase de vérification d’identité, exceptionnelle en pratique si on la ramène au nombre de contrôles opérés. Elle sert, pourtant, à juger le dispositif d’interpellation conforme à la Constitution.
La deuxième est liée au rôle que le Conseil entend confier aux juges. Il se trouve qu’en pratique, la plupart du temps, les opérations échappent à tout examen judiciaire, d’autant que les agents n’ont pas à faire connaître les raisons pour lesquelles ils procèdent à un contrôle d’identité. C’est seulement dans les cas où le contrôle a débouché sur une procédure judiciaire (ou sur un processus d’éloignement du territoire français, s’il s’agit d’un étranger) qu’un magistrat peut être amené à se pencher sur les conditions de l’interpellation.
Enfin, l’autorité constitutionnelle ne s’est jamais interrogée sur la véritable utilité des contrôles d’identité administratifs : à quoi servent-ils dans la mesure où ils ne permettent sûrement pas de prévenir, comme le texte l’énonce, une atteinte à l’ordre public ? La présence policière suffit en principe à remplir – ou à tenter de remplir – cet objectif.
La gauche maintient les contrôles préventifs
Lorsque le changement de majorité politique intervient en mai 1981, la loi « Sécurité et liberté » est d’emblée mise sur la sellette. Le président Mitterrand avait, d’ailleurs, inscrit son abrogation parmi ses 110 propositions. Mais l’heure est à la recherche d’un compromis, entre un ministre de la Justice qui veut réformer le dispositif au nom du respect des droits et libertés et ainsi mettre un terme aux contrôles d’identité administratifs, et un ministre de l’Intérieur attaché à donner à la police des pouvoirs plus vastes leur permettant d’agir. La disparition programmée des contrôles d’identité administratifs n’a pas lieu. En place de cela, le législateur fait le choix de soumettre leur légalité à deux conditions, l’une liée au périmètre d’action, l’autre à l’urgence [8]. Par ailleurs, les contrôles d’identité judiciaires opérés sur la base d’un soupçon ou dans le cadre d’une enquête, adoptés pour cette raison, d’ailleurs, dans l’indifférence, font l’objet de reformulations offrant de nouveaux espaces d’action aux agents. La police peut ainsi contrôler une personne sur la base « d’indices [9] » laissant penser qu’elle a commis une infraction, tenté de la commettre ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit. Les agents sont davantage à l’aise avec ce cadre juridique, plus proche du langage policier, lorsqu’il s’agit de motiver a posteriori l’opération d’interpellation.
Quand les étrangers sont visés : les « signes extérieurs d’extranéité »
En 1986, le gouvernement laisse tomber le voile sur le rôle et l’importance des contrôles d’identité dans le processus d’éloignement des étrangers indésirables. Jusqu’alors, même si les pratiques en témoignaient, ce rapport n’avait pas été établi de façon publique [10]. C’est désormais chose faite avec la nouvelle réforme du code de procédure pénale [11] : elle réserve un traitement propre aux étrangers, sans que l’on sache, d’ailleurs, très bien comment s’articulent alors contrôle d’identité et vérification de la situation administrative des étrangers.
Comment demander directement à un individu de produire son titre de séjour, contrôle préalable permettant d’établir sa nationalité étrangère ? La Cour de cassation va inventer les fameux « signes extérieurs d’extranéité » [12], permettant de présumer une personne comme étrangère, ce qui permet de se dispenser de respecter la loi sur les contrôles d’identité. À l’époque, par voie de circulaires, les ministres de l’Intérieur et de la Justice s’ingénient à imaginer ces fameux signes : jouer d’un instrument emprunté au folklore étranger sur la voie publique, lire un journal ou un ouvrage écrit dans une langue étrangère ou encore circuler à bord d’une voiture immatriculée hors de France. En pratique, les agents et officiers de police utilisent peu ces contrôles spécifiques pour motiver, dans les procès-verbaux, leurs interventions.
Des pouvoirs de police croissants
La réglementation subit une dernière réforme importante avec la loi du 10 août 1993 [13]. Celle-ci crée deux nouveaux cadres juridiques pour opérer des interpellations.
En premier lieu, elle autorise les contrôles d’identité sur réquisition du procureur de la République : il suffit, pour ce dernier, de limiter un périmètre d’intervention, de fixer une durée pour mener l’action et de préciser les infractions recherchées. La police n’a alors plus besoin de motiver davantage son opération dès lors qu’elle agit conformément aux instructions. Ce cadre va être largement utilisé pendant les années Sarkozy pour interpeller des sans-papiers. Par circulaire, les ministres compétents (Intérieur et/ou Chancellerie, selon les cas) incitent les procureurs à prendre des réquisitions [14] autour des foyers, près des associations assurant des permanences pour les ressortissants étrangers ou dans certains quartiers de la capitale. Se développent ainsi les contrôles ciblés, les arrestations au guichet des préfectures et les opérations sur les lieux de travail. Ces opérations répondent à la culture du chiffre, défendue par le gouvernement, pour atteindre un certain niveau d’éloignement du territoire français.
En second lieu, le législateur instaure les contrôles frontaliers, censés compenser la disparition des frontières et donc des contrôles intérieurs dans l’espace Schengen. La police, comme les agents des douanes, peut ainsi procéder à des vérifications de situation administrative sur toute personne se trouvant dans une bande terrestre (entre la frontière et une ligne de 20 km à l’intérieur du territoire) et circulant dans une gare, port ou aéroport ouvert au trafic international [15].
Ce dispositif, à la fois complexe et laissant aux agents de contrôle une marge confortable d’intervention, a subi deux assauts. Le premier est venu du juge communautaire [16], suivi du juge national [17], qui ont l’un après l’autre condamné les contrôles frontaliers et les opérations de vérification de situation administrative propres aux étrangers. Ils ont considéré que, à défaut de mieux définir les raisons qui permettaient à la police d’agir, ces deux cadres produisaient un effet équivalent aux contrôles aux frontières que la convention de Schengen, désormais intégrée au droit de l’Union européenne, avait entendu abolir.
Par ailleurs, sous l’impulsion de l’ONG Open Society [18], a pu émerger un mouvement de dénonciation des contrôles au faciès dont sont victimes plusieurs catégories de personnes, au rang desquelles figurent les jeunes perçus comme d’origine étrangère habitant ou circulant dans certains quartiers et les ressortissants étrangers. Un collectif d’associations a ainsi porté plusieurs actions contentieuses (questions prioritaires de constitutionnalité, action en responsabilité de l’État à la suite de contrôles discriminatoires, toujours en cours d’instruction) et appelé à une réforme globale de la réglementation [19] dans un nouveau contexte politique, le candidat Hollande ayant pris l’engagement de lutter « contre le délit de faciès dans les contrôles d’identité pour une procédure respectueuse des droits de l’homme » [20].
Une réforme promise... et enterrée
Pour l’heure, aucun projet de loi [21] modifiant la loi sur les contrôles d’identité, dans le sens demandé par les organisations, n’a été déposé. Point de remise envisagée d’un récépissé aux personnes interpellées indiquant le cadre juridique de l’interpellation, d’adoption de règles claires sur les palpations de sécurité, ni de réforme des hypothèses légales jugées trop permissives.
On peut regretter ce manque de volonté politique de changer un dispositif juridique prompt à produire des pratiques illégales et à envenimer toujours plus des relations entre la police et une partie de la population. Le rétablissement du matricule visible sur l’uniforme de l’agent, permettant de l’identifier, seule mesure reprise par le ministre de l’Intérieur, non seulement ne sera pas de nature à diminuer le nombre des contrôles discriminatoires [22], mais semble surtout servir à enterrer les préconisations du défenseur des droits [23] et les promesses prises lors de la dernière campagne présidentielle.