Dans le champ des sciences sociales, toute réflexion sur l’utilisation de la photographie oblige à considérer son rôle dans la construction de l’objet étudié. C’est en particulier la question du rapport au réel – et donc du regard – qu’il est intéressant de questionner. Les photographies de Nadine Roudil [1] participent pleinement de ce type de questionnement sur les représentations, les images de la réalité sociale. Accompagnant une aventure chorégraphique [2], et prises dans un lieu chargé d’histoire (l’enclos Saint-Lazare), elles offrent un regard particulier sur la situation des « clandestins » et sur la question de leur visibilité sociale.
Nadine Roudil, à travers ses photographies, aborde une réalité à la fois très proche et très actuelle : la présence et la (l’in)visibilité des migrants dits « clandestins » à Paris, et plus largement, dans de nombreuses villes à l’intérieur et aux marges de l’Europe. Depuis la fin des années 1980 en effet, à mesure que les frontières extérieures de l’espace Schengen se sont fermées et que les conditions d’accès au droit d’asile sont devenues de plus en plus difficiles, la condition des étrangers a changé, en particulier pour ce qui concerne les nouveaux arrivants. Dans les champs politiques et médiatiques, la figure de l’immigrant tend aujourd’hui à se confondre avec celle du « clandestin » (ou des « illégaux »). Le déploiement par l’État de mesures sécuritaires et policières depuis une vingtaine d’années en France a fortement contribué à ce processus, si bien que les migrants ont été progressivement mis à la marge. Leur relégation dans les interstices de nos villes, avant parfois, pour les plus malchanceux, l’enfermement en centre de rétention, témoignent de la place qui leur est maintenant accordée dans nos sociétés [3].
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Les clichés présentés ici ne montrent pas les migrants eux-mêmes, ils mettent en scène des danseurs dans différents espaces. Certains de ces lieux, tels que le square Villemin ou le square Alban Satragne, sont fortement porteurs de sens pour les migrants. Ce sont des « espaces repères » : points de chute pour les nouveaux arrivants et étapes pour les candidats au départ vers la Grande-Bretagne et les pays nordiques. Ces deux squares sont aussi des lieux de vie. Le jour, les migrants s’y retrouvent pour discuter, développer un réseau de relations, faire du sport ou s’y reposer. La nuit, ces lieux, en particulier le square Villemin, ont été des « espaces refuges » avant que la ville de Paris n’en interdise l’accès en juillet 2009. Originaires principalement d’Afghanistan et du monde indien, les migrants qui s’y rassemblaient, pour dormir en sécurité ont été contraints de se disperser. Là où l’urbanisme n’a pas été redessiné pour interdire de se poser et de se reposer [4], ils ont installé des couches faites de cartons et de couvertures pour dormir quelques heures.
Les squares et les rues du 10e arrondissement sont aussi des espaces dans lesquels se côtoient parisiens et clandestins : « deux communautés [...] glissent l’une contre l’autre. La seule préoccupation commune semble que leurs corps ne se touchent pas » [5]. La co-présence de deux mondes sociaux qui évoluent l’un à côté de l’autre sans interactions est en effet mise en relief par le corps des individus. Celui du migrant est le seul indice de sa présence au monde. Ignorer ces corps qui se mettent en rangs pour un repas de la soupe populaire, qui se cachent pour échapper aux polices, ou qui déambulent dans les rues de Patras, de Rome ou de Paris, revient à refuser de voir qu’ils sont là. Plus encore, cela implique de ne pas voir la condition des immigrants. Car le corps est un marqueur. Il témoigne de ce qu’ils ont vécu avant d’arriver là : la guerre, les kilomètres parcourus, les coups reçus des policiers aux frontières, les privations, les tortures et les sévices sexuels. Le corps raconte aussi la marginalité ici en Europe : les infections et la gale faute d’hygiène, mais aussi les blessures (fractures et cicatrices) liées aux tentatives de passages dans les ports en Grèce, en Italie ou sur les côtes de la Manche.
Comment peuvent-ils quitter cette condition ? Comment sortir du « monde clandestin » ? En raison de leurs parcours de vie et de leurs histoires personnelles, la majorité des migrants présents dans les rues du 10e arrondissement de Paris ont la possibilité de déposer une demande d’asile et peuvent prétendre accéder au statut de réfugié. Cependant, les démarches administratives pour y parvenir sont longues et complexes. Sans accompagnement, les chances d’obtenir un jour de l’OFPRA [6] une réponse positive sont faibles. L’association France Terre d’Asile effectue une part importante de ce travail, mais des centaines de demandeurs d’asile – majoritairement des hommes – ne bénéficient pas, faute de places dans les structures d’hébergement [7], d’une prise en charge efficace. Alors, depuis une dizaine d’années, les membres des associations d’aide aux migrants présentes à Paris (Collectif de soutien des exilés du 10e arrondissement de Paris), dans le Nord de la France (Salam, Terre d’Errance) ou à Cherbourg (Itinérance) se sont organisés pour héberger les demandeurs d’asile, mais aussi leur proposer un accompagnement social (l’apprentissage du français par exemple) et juridique (suivi du dossier, recherche d’un avocat spécialiste du droit des étrangers, recours devant la Cours nationale du droit d’asile [8]...). Parfois, des demandeurs d’asile ainsi pris en charge par des réseaux bénévoles obtiennent le statut de réfugié. D’autres n’ont pas cette chance ou se découragent d’attendre pendant des mois – voire des années – une réponse de l’administration.
Les migrants qui choisiront – ou seront contraints – de poursuivre clandestinement leur route vers le nord de l’Europe devront encore vivre à la marge de nos sociétés. Ils nous apparaîtront comme ces corps accrochés aux grilles des espaces frontières, ou comme ces silhouettes qui se dessinent en négatif dans les rues à la lumière des réverbères. Les photographies de Nadine Roudil appellent ainsi les images de situations bien réelles, vécues par les migrants en situation irrégulière. Elles témoignent d’un regard original et porteur de sens sur ce fait d’actualité.