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Débats

Sous les bassines de Sainte-Soline

Notes sur les mobilisations écologiques locales et leurs répressions

La répression de la manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline a éclipsé l’histoire et les rouages de la lutte contre les méga-bassines. Kevin Vacher réinscrit cette lutte dans la perspective des mobilisations écologiques locales qui traversent la France métropolitaine.

La répression de la manifestation contre les « méga-bassines » de Sainte-Soline, le 25 mars 2023, a médiatiquement frappé par son caractère spectaculaire. Elle a également eu pour fonction de faire oublier la réalité sociologique d’un réseau de luttes écologiques dense, complexe et loin de l’image d’un « écoterrorisme » fustigé par le ministre de l’Intérieur G. Darmanin. Il semble ainsi nécessaire de revenir sur l’ambition profondément démocratique et universelle de ces combats, qui proposent des horizons politiques désirables. Derrière le bruit des grenades, des mensonges et des approximations ministérielles ou préfectorales, derrière la fureur des quads et des LBD, des années d’efforts et d’ancrages locaux de la part des militant·es et de leurs soutiens sont invisibilisées et doivent être remises en lumière.

À partir d’une enquête [1] menée en 2021 avec des collectifs et associations locales sur les mobilisations localisées contre les projets qualifiés d’« inutiles, polluants et imposés », j’ai pu dresser un portrait sociologique et stratégique de ces mobilisations pour préserver le vivant et les espaces, qu’ils soient agricoles, naturels, forestiers, etc. Cette étude porte sur soixante-dix cas, situés partout en France, initialement recensés par le partenaire de cette enquête, le journal Reporterre [2]. L’enquête a été réalisée dans le cadre d’une « co-recherche » (Curcio et al.). où les participant·es interrogent entre pairs leurs récits des « relations groupales » qui les réunissent [3]. Elle a ainsi été réalisée avec et auprès des personnes engagées contre ces projets. La comparaison entre les territoires et les luttes permet de multiplier les points de vue, et de comprendre la diversité des profils, des ressorts de l’engagement et des modes d’action des individus qui s’y impliquent, loin de l’image uniforme qu’en donnent le discours et le spectacle de leur répression.

Je commencerai par restituer la teneur du combat du collectif Bassine Non Merci (BNM), que je ferai ensuite résonner avec l’état des lieux des luttes locales réalisé pendant cette recherche et la veille médiatique que j’ai effectuée par la suite. Celui-ci a fait apparaître des traits communs et une certaine homogénéisation de l’espace des mobilisations écologistes localisées (Mathieu 2012), qui contraste avec leur apparente dispersion. Les discours des acteurs et actrices convergent d’abord vers ce que j’ai appelé une « écologie patrimoniale et de proximité ». Ces mobilisations, et parfois les victoires auxquelles elles aboutissent, puisent leur force dans l’hétérogénéité sociale des personnes mobilisées, la cohabitation stratégique entre différents groupes, au sein d’un sillon commun de politisation progressive, de l’auto-étiquetage comme « citoyen·nes » à un activisme plus régulier et intense. Ce sont ces éléments que nous avons pu également retrouver dans le développement de la mobilisation de Sainte-Soline.

La stratégie du contraste chez BNM : documenter et montrer la démesure

Revenons d’abord sur l’objectif stratégique des militants du collectif Bassines Non Merci (BNM), à l’initiative de ce week-end de protestation. Son invisibilisation dans les médias est en soi un fait marquant. Elle efface les riverain·es et petit·tes exploitant·es engagés dans cette lutte et fait primer un récit de scènes de guerre, incarné par un autre mouvement désormais menacé de dissolution, les Soulèvements de la Terre (SdT) [4]. Revenir à l’ancrage local de BNM nous aide à mieux comprendre une des conditions de la réussite des mobilisations actuelles : comme tant d’autres, ce collectif est composé de riverain·es progressivement politisés par l’opposition à des projets voisins. Ils s’inscrivent dans une dynamique qui contredit le syndrome NIMBY (Not In My Backyard – Pas dans mon jardin) qui leur est parfois assigné, comme une façon de nier leur caractère politique (Dechézelles 2016). Le collectif est soutenu par des syndicats locaux (CGT, Solidaires, Confédération paysanne, etc.) et fait cohabiter des perspectives stratégiques variées.

Comme pour la grande majorité des autres mobilisations étudiées, leur premier moyen d’action est l’usage opportun des cadres démocratiques existants. L’un des animateurs de BNM soulignait dans un entretien que l’objectif prioritaire était de favoriser la plus forte participation possible à l’enquête publique lancée en mars 2017 sur dix-sept bassines du marais poitevin. Cette participation a rendu visible une opposition massive sous la forme de plus de 600 contributions écrites représentants 80 % des avis déposés. Elle a aussi montré une opposition variée, au sein de laquelle figurent des classes moyennes (petits fonctionnaires et enseignant·es, néo-ruraux·les, etc.), mais aussi beaucoup d’exploitant·es agricoles qui ont recours à l’irrigation. D’autre part, l’analyse des avis déposés a permis de constater la diversité des arguments mobilisés contre le projet : dépenses d’argent public, protection des grenouilles, déni démocratique, usage de l’eau, etc.

À côté des actions s’inscrivant dans les cadres consultatifs existants, d’autres tiennent de l’ordre du happening, comme des baignades collectives ou des circuits touristico-militants pour montrer les bassines aux habitant·es et sympathisant·es. Elles et ils y découvrent que ces projets ne respectent pas la loi, en constatant en personne les arrosages en période de sécheresse. D’autres actions relèvent de l’exercice démocratique, comme lorsque les militant·es envoient un courrier aux paysan·nes du territoire pour rendre compte des négociations en cours puis organisent des actions déguisées en « arbres-CRS » pour dénoncer leur exclusion de la table des négociations par la préfecture à la suite de ce courrier. Ces initiatives allient un humour qualifié de « bisounours » par un militant enquêté à une action plus offensive de blocage des bâtiments de la préfecture. Fabien, un animateur de BNM d’une quarantaine d’années ayant grandi dans ce territoire et paysan dans une petite exploitation, explique le choix stratégique des rassemblements de novembre 2021, d’octobre 2022 et de mars 2023 par la nécessité de faire la démonstration physique de la démesure des bassines :

Le principe, c’est d’avoir toujours une image forte, une thématique forte, un objectif collectif. On cible la plus grosse bassine. Quand tu passes sur la route, tu vois des petits ouvrages. Il faut montrer leur vraie taille. Donc pour donner à voir, on veut en faire le tour en chaîne humaine. Donc faut être 1 500. Donc on tient le pari et tout le monde se dit que c’est colossal. Ce gigantisme-là dit l’immensité et l’irrecevabilité du projet.

La mobilisation récente de Sainte-Soline affiche ainsi son objectif stratégique : montrer, par l’effet de masse, la démesure des bassines.

La cohabitation entre radicaux et désobéissants, petits exploitant·es et riverain·es, et leurs modes d’actions et arguments apparemment hétérogènes dans une proximité affective et géographique autour des espaces à protéger, permet de réunir dans une même mobilisation des visions du monde distinctes en affirmant une appartenance au même territoire (Ion 2017). Ces visions se rejoignent autour d’un patrimoine local et intime, nourri par des expériences communes comme la baignade dans les rivières qui seront impactées par les bassines. Cette écologie patrimoniale contraste avec les discours du gouvernement sur des manifestant·es qui agiraient par idéologie et sans attachement au territoire.

L’évolution du mouvement vers des actions plus directes semble surtout causée par la réaction de l’État, excluant par exemple les opposant·es des négociations et les poussant vers d’autres actions hors du cadre institutionnel.

La continuité répressive et les illégalismes d’État

Le recours aux forces de l’ordre, dont le haut niveau de violence a été constaté par les médias le 25 mars 2023, s’inscrit dans la continuité d’une répression constante et illégale à bien des égards. Rappelons qu’à ce moment-là cinq bassines étaient jugées illégales [5] et six avaient vu leurs autorisations annulées [6]. Malgré cela, l’État a redoublé de moyens pour surveiller et ficher les militant·es : en mars 2022, la préfète des Deux-Sèvres était restée « sans commentaire » après la découverte de matériel de surveillance militaire utilisé par la gendarmerie chez le père de l’un des animateurs de la lutte [7]. Citons également la violence des actions menées par des hommes habillés en chemises noires contre les rassemblements de BNM, tentant d’écraser les manifestant·es avec leurs voitures. Les militant·es de BNM les soupçonnent d’être proches des groupements agricoles en faveur des bassines et de l’extrême droite politique. Ici comme dans d’autres mobilisations étudiées, la répression rassemblerait le gouvernement, le secteur de l’agro-industrie et l’extrême droite autour de pratiques violentes justifiées par un pouvoir régalien, à l’image du continuum qui relie les opérations de vigilantisme à l’exercice de la violence légitime d’État (Favarel-Garrigues et Gayer 2016).

Le mouvement écologiste est l’une des cibles favorites du gouvernement pour l’expérimentation de nouvelles stratégies sécuritaires. La technique des nasses, utilisée d’abord à Lyon en 2010, a été étendue lors de la COP-21 à Paris en 2015 contre les activistes pour le climat. Elle a succédé à plusieurs semaines d’interdictions arbitraires de manifester, d’assignations à résidence ou de contrôles exceptionnels aux frontières. Enfin, trois personnes sont mortes lors de ces luttes écologiques depuis les années 1970. (1 700 dans le monde entre 2012 et 2021, comme le rappelle Edwy Plenel [8]). Cette panoplie répressive déborde du répertoire d’action publique classique, y compris au regard des mesures d’exception expérimentées dans les quartiers populaires.

Ces points de repère de la chronologie répressive jalonnent par ailleurs une stratégie discursive visant à criminaliser l’ensemble du mouvement écologiste à travers le vocable « d’écoterrorisme ». En réaction, au sein du collectif BNM comme dans une grande part du mouvement écologiste, les militant·es cherchent à développer un répertoire qui s’affirme au contraire comme joyeux et ludique, composé de plaidoyers institutionnels et de festivités [9]. Une communauté d’expériences de la répression émerge entre les mobilisations sociales, dans la continuité de ce qui avait pu être observé autour du mouvement contre la loi Travail en 2016 (Gauthier 2016), comme en témoigne l’affirmation d’une solidarité entre les diverses mobilisations en cours lors des rassemblements du jeudi 30 mars contre les violences policières à Sainte-Soline et ailleurs devant les préfectures de tous les départements.

Les voies de l’action « citoyenne » : impasses et débouchés

Les moyens d’action des opposant·es aux projets contestés ne peuvent être définis par leur caractère violent. Ils relèvent en fait d’un répertoire d’action assez classique, marqué des stratégies d’information (médias, réseaux sociaux), des mobilisations de rue (rassemblements, marches), une défiance relative vis-à-vis des élu·es (les pétitions et interpellations étant considérées comme importantes mais rarement cruciales) et un recours constant à la justice (figure 1), jugée cruciale dans plus de la moitié des cas de mobilisation étudiés. Pourtant, malgré de nombreuses victoires devant les tribunaux administratifs, les projets ne sont pas pour autant arrêtés. Parfois, ces victoires finissent par être défaites en Cours d’appel, d’autres fois elles sont tout simplement ignorées par les pouvoirs publics et/ou les aménageurs qui continuent les travaux, comme ce fut le cas pendant un certain temps aux jardins d’Aubervilliers, avant que la Mairie soit finalement condamnée [10].

Figure 1. Moyens d’action mobilisés par les collectifs et associations enquêtées

Source : Questionnaire et entretiens, in Vacher 2021.

Deux voies s’ouvrent alors pour les militant·es. D’abord, la radicalisation, inspirée des formes ZADistes de lutte ou de la désobéissance civile, ne peut être éludée même si elle ne concerne qu’une dizaine de cas sur les soixante-dix étudiés. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle réunit des catégories générationnelles variées et des histoires initialement peu politisées, comme Serge, enseignant âgé d’une soixantaine d’années, militant contre un projet en région parisienne, en témoigne :

C’était une majorité de professeurs au début de l’association, très soucieuse de respecter la loi et de faire les choses en bonne et due forme. On fait une pétition, on la remet à qui de droit, on fait un recours gracieux, puis un recours contentieux, et on attend. C’est en réaction à cette inertie, qu’une ZAD est installée […]. Je t’ai dit que les personnes qui étaient à l’association au début étaient très respectueuses du droit, etc., mais on s’est rendu compte qu’on avait été floués, complètement floués, parce qu’on était propres sur nous.

Ici, l’occupation du terrain par une ZAD est un effet du manque de réponse aux moyens démocratiques et légaux à disposition de la contestation, en dépit du droit et parfois de décisions judiciaires, comme celles ayant condamné l’État pour non-respect de ses objectifs et engagements environnementaux.

La voie de la représentation politique est également mobilisée par les militant·es, en vue d’une reconnaissance de leur action. Une petite dizaine de collectifs et associations locales, sur les soixante-dix étudiés, ont ainsi fait part de leur participation à des listes électorales, parfois portées directement par les acteurs et actrices de la mobilisation. Ils ont obtenu dans la plupart des cas des suffrages importants (de +10 % à 25 % dans les cas étudiés dans cette recherche) ou contribué à des victoires électorales de la gauche et de l’écologie. Les mêmes questions se posent dans l’aile dite la plus radicale, ciblée par G. Darmanin. Un porte-parole des Soulèvements de la Terre témoigne que le mouvement s’interrogeait sur la nécessité de développer des plaidoyers de politiques publiques, tels que des demandes de moratoires sur les nouvelles constructions.

Des conflits à résoudre politiquement plutôt qu’à criminaliser

Les annonces du président Macron sur la gestion de l’eau et sa tarification, mises à l’agenda quelques jours après la mobilisation de Sainte-Soline, montrent que les questions locales deviennent parfois des enjeux nationaux. Le discours répressif du ministre de l’Intérieur G. Darmanin a d’ailleurs contribué à donner une surface médiatique nationale à la mobilisation contre les méga-bassines. Surtout, les collectifs et associations locales elles-mêmes s’instituent comme « un mouvement social qui s’ignore de moins en moins [11] » (Vacher 2021). Plusieurs réseaux nationaux de luttes se sont en effet créés, donnant une voix unifiée à la nébuleuse de luttes locales (par exemple à travers des demandes de moratoires nationaux) et faisant circuler des expériences pratiques et des savoirs militants. Le mouvement des Soulèvements, coalisant individus, collectifs, associations et syndicats, conçoit des opérations militantes à l’échelle nationale et politique, et révèle au gouvernement un risque de généralisation de ces mobilisations [12].

Vu l’ampleur de la spirale répressive et le caractère de plus en plus national de ces sujets initialement locaux et portés par des riverain·es qui n’affectionnent pas particulièrement la violence, il serait peut-être temps que le sujet devienne véritablement politique (plutôt que criminel), afin qu’il soit pensé et résolu nationalement.

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Pour citer cet article :

Kevin Vacher, « Sous les bassines de Sainte-Soline. Notes sur les mobilisations écologiques locales et leurs répressions », Métropolitiques, 15 juin 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Sous-les-bassines-de-Sainte-Soline.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1926

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