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Terrains

Écrans à bord : le rôle des outils numériques dans les voyages familiaux en train

Quelle place pour les écrans dans les transports en commun ? Léa Zachariou s’est intéressée aux pratiques familiales à bord des trains et montre l’importance qu’ils ont prise dans les relations entre adultes et enfants.

La place donnée aux enfants dans l’espace public est de plus en plus sujette à débat (Rivière 2023). La gêne et l’inconfort qu’ils peuvent représenter pour les autres usagers contribuent à alimenter des discours en faveurs de leur exclusion de certains lieux. Les espaces de transports comme les trains sont particulièrement identifiés comme des lieux où la présence d’enfants peut générer des tensions.

La problématique du partage de l’espace à bord des trains est particulièrement prégnante, compte tenu des particularités temporelles et spatiales propres au voyage en train : forte concentration de personnes, droit d’accès payant, place assise dédiée et occupation pour une durée déterminée (Frétigny 2011). Ces contraintes spécifiques donnent lieu à des normes plus ou moins implicites. Dans les discours publics, la présence d’enfants à bord des trains est souvent opposée à une norme de silence et de calme. Ces normes sont par ailleurs encouragées par la SNCF avec des pictogrammes indiquant aux passagers de passer leurs appels hors des voitures.

Pour les passagers accompagnant un enfant, le voyage en train est dans cette perspective empreint d’enjeux de parentalité. Par parentalité est ici désigné l’« ensemble de tâches [que les parents doivent assumer et] dont le respect va délimiter socialement et politiquement la “bonne parentalité” de celle considérée comme défaillante » (Balleys 2017, p. 4). Lors d’un voyage en train, un « bon parent » devrait savoir faire respecter le calme à ses enfants.

S’appuyant sur un corpus composé d’entretiens conduits auprès d’enfants et de parents, et d’observations réalisées à bord de trains [1], cet article sonde la façon dont les normes en vigueur dans l’espace du train infléchissent les négociations entre parents et enfants, en s’appuyant sur l’exemple de l’utilisation des outils numériques.

Ces objets, équipements privilégiés du trajet en train des adultes (Lyons et al. 2016), sont porteurs de paradoxes pour les voyages en famille. Les outils numériques peuvent, en effet, être utilisés de manière tactique pour maintenir le calme des enfants pendant le trajet, une perspective d’ailleurs appuyée par la SNCF, qui propose aux enfants des services numériques spécifiques sur son portail Wi-Fi. Cependant, cette pratique soulève également des questions de parentalité : un « bon » parent doit par ailleurs encadrer la pratique des « écrans » de ses enfants et lui préférer d’autres activités perçues comme plus légitimes culturellement (Balleys 2021). Ces préoccupations sont d’autant plus fortes ici qu’elles sont particulièrement portées par les parents des classes moyennes et supérieures (ibid.), principales usagères des trains à grande vitesse.

L’hypothèse défendue dans cet article est double : (i) les enjeux liés aux bonnes pratiques parentales en lien avec les écrans sont intensifiés dans l’espace du train qui soumet directement la famille aux regards extérieurs ; (ii) ces enjeux donnent lieu au développement de stratégies de l’ensemble de ses membres (parents comme enfants) afin de faire face aux injonctions paradoxales évoquées précédemment.

Les stratégies parentales : une autorisation raisonnée des écrans pour accéder au calme

Le sentiment de responsabilité parentale accru durant un trajet en train a été régulièrement évoqué en entretien. Camille (mère de deux garçons de 7 et 4 ans) raconte ainsi une interaction avec une passagère qui reprochait à ses enfants de faire trop de bruit :

J’ai dit à [mon mari] : “mais mon Dieu je veux qu’ils soient insupportables là en fait !” (rires), qu’ils leur montrent là, qu’ils sachent vraiment ce que c’est d’être avec des enfants dans un train ! (rires) […] Mais parce que j’ai l’impression qu’on se met quand même une pression de fou pour que ça gêne le moins possible.

Le discours de Camille laisse par ailleurs apparaître les enjeux de parentalité autour des écrans : « on n’est pas du tout pro dessins animés, écrans, mais dans le train on actionne cette carte, parce que c’est la seule qui permet quand même d’avoir un temps vraiment calme ». Elle précise le contexte de cet accès aux écrans et suggère son caractère exceptionnel. C’est la même logique de régulation qu’invoque Ève (mère d’une fille de 11 ans et d’un garçon de 7 ans). Alors qu’elle propose à ses enfants de regarder un dessin animé pendant le trajet, elle se distancie des pratiques d’autres parents : « les parents branchent beaucoup les enfants, donc ils les mettent dans leur bulle et… [cela] dès le début [du trajet] ».

Ainsi, les entretiens menés avec les parents montrent la tension entre deux normes de parentalités concurrentes : maintenir le calme et encadrer l’accès aux écrans. Pour répondre à cette tension, la stratégie principale consiste à garder la main à tout prix sur l’organisation du trajet et l’enchaînement des activités. Pour cela, l’existence de dessins animés disponibles gratuitement sur le portail Wi-Fi proposé à bord des trains est souvent cachée aux enfants. Cette stratégie permet aux parents d’évoquer des contraintes techniques, telle que l’absence de réseau internet, comme argument pour réguler le temps d’écran alloué pendant le trajet.

Les stratégies enfantines : le calme pour une durée maximale d’accès aux écrans

La plupart des dessins récoltés présentent le train idéal comme doté d’outils numériques en libre accès. Clément (7 ans) propose par exemple un train avec « beaucoup de réseau » pour contrer les problèmes de connexion rencontrés lors de son trajet. Les dessins de Charlotte (9 ans) et de sa sœur Myrtille (13 ans) montrent la place qu’elles souhaitent donner aux écrans dans leurs trajets en train : pour les deux sœurs, un train idéal suppose un accès aux écrans libérés de la contrainte parentale. Charlotte dessine ainsi des tablettes numériques et des casques pour chacun des passagers (figure 1). Symboliquement, les tablettes numériques se trouvent là où on imaginerait les fenêtres du train. Dessinées au-dessus des sièges, les fenêtres semblent avoir été ajoutées ensuite. Myrtille, quant à elle, propose une salle numérique : « Papa, il est pas toujours d’accord [pour mettre un film] alors que comme ça on pourrait faire ce qu’on veut. »

Figure 1. Le train de rêve de Charlotte, 9 ans, 29 août 2022

Les observations montrent que les enfants menacent plus ou moins consciemment la norme de silence dans les trains pour accéder à leurs souhaits. Par exemple, un père reprend son fils plusieurs fois : « On est dans le train, tu as le droit de parler mais tu n’as pas le droit d’embêter les gens. » L’enfant finit par le menacer : « Tu me mets Spider-Man, sinon je te laisse pas tranquille ! » Son calme devient alors une monnaie d’échange. Cette situation rappelle des stratégies liées à l’appropriation de l’espace à des fins de revendications, notamment de jeunes stationnant volontairement dans des lieux prévus pour la circulation afin que leurs demandes soient entendues des pouvoirs publics (Bordes 2006).

Ce comportement des enfants montre aussi qu’ils ont compris le rôle que peuvent jouer les écrans au cours du trajet. Le calme qu’ils produisent permet en effet à leurs parents de dégager du temps où ils ne doivent pas s’occuper d’eux. Par exemple, deux parents s’endorment pendant que leurs enfants regardent un dessin animé. Lorsqu’une situation habituellement source de conflit se présente (comme un écouteur de la paire partagée qui tombe de l’oreille du plus jeune), les enfants s’organisent pour éviter de réveiller leurs parents et regarder plus d’épisodes que négocié (le grand frère fait signe de se taire au plus jeune et l’aide à remettre ses écouteurs).

Les stratégies familiales : une utilisation collective des écrans entre rituel et solution de secours

Le recours aux écrans lors d’un trajet en train peut également résulter d’un consensus entre parents et enfants. Les écrans jouent alors le rôle d’une activité négociée collectivement qui répond aux attentes parentales et enfantines dans le contexte contraint du voyage en train.

Cette négociation peut se dérouler en amont du voyage. Ève anticipe avec ses enfants le film à télécharger, pensé comme un des éléments du programme pour occuper le trajet à venir ; Ondine (mère d’un garçon de 8 ans) explique même que le film téléchargé sur sa tablette était la seule activité du voyage programmée en amont : « On s’était dit : “on va regarder un film”. » Ainsi, dans un tel contexte, les écrans peuvent servir à distinguer le temps du voyage du quotidien, où leur usage est moins toléré. Ils contribuent à faire du trajet en train un moment privilégié.

Dans d’autres cas, les écrans prennent sens en tant que rituels du voyage en train. Guillaume (13 ans) et son père ont l’habitude de suivre le trajet du train à l’aide de la carte sur le portail Wi-Fi. Contrairement aux cas précédents où les écrans visent à faire oublier aux enfants qu’il reste encore du temps de trajet à supporter, cette utilisation permet d’impliquer l’enfant dans le voyage en cours.

Enfin, le recours aux écrans est aussi une solution de secours, quand les interactions familiales sont empêchées par le placement imposé à bord, éloignant les enfants des parents, donc le regard parental et le contrôle du temps d’écran. Les observations menées montrent que les enfants assis loin de leurs parents comptent souvent parmi ceux qui utilisent les écrans pendant la majorité du trajet.

Penser le train à hauteur d’enfants

L’espace du train a été pointé par les études des mobilités comme particulièrement propice aux développements d’activités à bord (Lyons, Glenn et Urry 2005). Cependant, ces résultats concernent pour l’instant principalement les adultes se déplaçant pour motifs professionnels et tendent à invisibiliser les déplacements familiaux et la manière dont les enfants s’approprient le temps de trajet. S’intéresser aux usages des écrans par les enfants dans les trains permet de livrer de premiers résultats à ce sujet, tout en considérant le rôle joué par l’espace du train dans les négociations familiales qui s’y déroulent.

Dans un espace qui n’est guère pensé pour eux, les enfants peuvent rapidement apparaître comme indésirables (Depeau 2013 ; Valentine 1996). La question du partage de l’espace se pose d’autant plus pour les familles, adeptes du mode automobile qui permet un déplacement préservant le cocon familial du regard d’autrui (Noy 2012) et invite à interroger les conditions nécessaires pour un recours accru aux modes de transport collectifs, plus durables.

Une connaissance plus fine des pratiques enfantines dans ces espaces permettrait de concevoir des espaces plus adaptés à leurs expériences et de dépasser l’écueil consistant à faire du recours aux écrans le seul outil de partage apaisé de l’espace.

Figure 2

Bibliographie

  • Balleys, C. 2021. « Légitimité parentale et idéal de résistance aux écrans. Les principes à l’épreuve des pratiques », Réseaux, n° 230, p. 217‑248.
  • Balleys, C. 2017. La place des écrans connectés dans les familles de Suisse romande, Genève : HES-SO/Fondation Action Innocence.
  • Bordes, V. 2006. « Espaces publics, espaces pour tous ? », communication au congrès « Espaces de la jeunesse, espaces publics : organisation locale », novembre 2006, Rennes.
  • Depeau, S. 2013. « Mobilité des enfants et des jeunes sous conditions d’immobilité  ? », e-Migrinter, n° 11, p. 103‑115.
  • Frétigny, J.-B. 2011. « Habiter la mobilité : le train comme terrain de réflexion », L’Information géographique, vol. 75, n° 4, p. 110‑124.
  • Lyons, G., Jain, J. et Weir, I. 2016. « Changing times – A decade of empirical insight into the experience of rail passengers in Great Britain », Journal of Transport Geography, vol. 57, p. 94‑104.
  • Lyons, G. et Urry, J. 2005. « Travel time use in the information age », Transportation Research Part A : Policy and Practice, vol. 39, n° 2-3, p. 257‑276.
  • Noy, C. 2012. « Inhabiting the family-car : children-passengers and parents-drivers on the school run », Semiotica, n° 191, p. 309-333. DOI : https://doi.org/10.1515/sem-2012-0065.
  • Rivière, C. 2023. « Qu’est-ce qu’une “ville à hauteur d’enfant” ? », Mouvements, vol. 115, n° 3, p. 139‑147.
  • Valentine, G. 1996. « Children should be seen and not heard : the production and transgression of adults’ public space », Urban Geography, vol. 17, n° 3, p. 205‑220.

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Pour citer cet article :

Léa Zachariou, « Écrans à bord : le rôle des outils numériques dans les voyages familiaux en train », Métropolitiques, 18 juillet 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Ecrans-a-bord-le-role-des-outils-numeriques-dans-les-voyages-familiaux-en-train.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2069

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