L’ouvrage est issu d’une enquête qualitative portant sur la perception de la pauvreté et des inégalités dans les beaux quartiers de trois métropoles internationales : Paris, Delhi et São Paulo. Elle repose sur 242 entretiens approfondis menés auprès de cadres supérieurs, de membres des professions libérales, de dirigeants d’entreprises, etc., qui visent à explorer le regard porté par les classes supérieures de ces trois pays (France, Inde, Brésil) sur les pauvres et plus largement sur la justice sociale. C’est en particulier sur la question des frontières que porte l’analyse : s’y dessinent les frontières spatiales, qui séparent les quartiers aisés des quartiers pauvres, mais aussi les frontières sociales, que portent à la fois les barrières objectives favorisant l’entre-soi (comme le prix du logement ou les dispositifs de sécurité qui protègent les quartiers aisés) et le travail « par lequel des individus définissent leur identité en définissant des frontières symboliques entre eux et les autres » (Michèle Lamont 1995, p. 266).
Une triple frontière
Le livre explore trois dimensions du travail de marquage des frontières symboliques réalisé par les élites au Brésil, en France et en Inde.
La première renvoie à la justification des pratiques autoségrégatives qui contribuent à l’émergence de véritables ghettos de riches. Si les plus aisés préfèrent vivre ensemble, c’est à la fois parce qu’ils partagent l’idée d’une supériorité de leur mode de vie et de l’ordre moral qui règne dans leurs quartiers, mais aussi parce que les affinités et le haut degré d’interconnaissance qui caractérisent ces quartiers ont le grand avantage de garantir, aux yeux de leurs habitants, une reproduction sociale maîtrisée, notamment grâce au contrôle des institutions de socialisation des enfants (école, amis, loisirs, etc.). Un quartier fermé aux classes pauvres, dans lequel dominent l’interconnaissance et le contrôle des lieux de sociabilité, offre donc à la fois la pleine jouissance du présent mais aussi le sentiment de maîtriser l’avenir.
La deuxième dimension du marquage des frontières constitue en quelque sorte le négatif de la première au sens photographique du terme. Si les riches se sentent à l’aise entre eux, c’est aussi et peut-être surtout car ils considèrent les pauvres comme une menace pour leur propre sécurité et pour l’ordre moral qu’ils promeuvent. Si les degrés de fermeture varient en fonction des sites étudiés, les enquêtés partagent, cependant, une commune répulsion à l’égard des plus pauvres, qui se fonde à la fois sur la hantise de la souillure physique [1] et sur la peur de la violence qui suscite, en Inde et au Brésil notamment, une escalade sécuritaire (équipements de protection, personnel de sécurité, etc.) renforçant le séparatisme social structurant les espaces urbains.
La troisième dimension de ce travail symbolique renvoie aux arguments utilisés pour rendre compte de la pauvreté et justifier les inégalités. Le premier registre argumentatif est la naturalisation, dont le racisme est le principal vecteur, même s’il n’est que rarement exprimé dans sa version biologique (fondée sur l’idée d’inégalité des races). Il est remplacé par un racisme culturel qui fait des valeurs transmises au sein des groupes une dimension essentielle de leur inégale réussite. À Delhi, il faut souligner que cette naturalisation s’appuie, en outre, sur la « théodicée du karma » : ceux qui naissent pauvres payeraient ainsi les fautes commises dans une vie antérieure et ne pourraient donc pas être considérés comme des victimes. Un second registre s’appuie sur un discours méritocratique, qui a peu à voir avec la promotion de l’égalité mais vise plutôt à rassurer les riches sur le fait que leurs privilèges ne sont pas usurpés ; ils seraient le fruit d’efforts et de talents particuliers, suggérant ainsi que les pauvres méritent leur sort, que c’est le manque de courage ou la paresse qui est en cause dans leur pauvreté, ce qui donne aux mieux lotis une bonne conscience à peu de frais.
Les raisons de la domination
Cette enquête représente donc une contribution importante à la sociologie de la domination car elle parvient avec succès à articuler trois types de mécanisme inséparables en pratique, mais souvent appréhendés distinctement : les inégalités socio-économiques structurelles, évidemment, qui discriminent les opportunités et les ressources ; la ségrégation spatiale, qui est une dimension centrale de consolidation et surtout de reproduction de ces inégalités ; le travail symbolique autour des frontières morales qui conduit les plus riches à ériger leur manière de vivre en normes morales et à produire un discours justifiant les inégalités – par l’immoralité des pauvres, justement.
Ce faisant, ce travail innove par l’attention portée aux relations entre les élites et d’autres groupes sociaux et sur leurs représentations de la domination. Cet éclairage est indispensable parce que le travail de construction des identités collectives est toujours relationnel et articule en pratique inclusion et exclusion. Il faut en particulier souligner la très fine analyse de la relation ambivalente aux domestiques, dont la présence est tolérée mais suscite inquiétude et suspicion. En outre, les auteurs montrent que la domination se donne rarement à voir comme telle, même chez ceux qui en sont les principaux bénéficiaires. Ainsi les auteurs observent-ils que les « vertus de l’accumulation capitaliste et de la reproduction sociale ne sont vantées dans aucune des trois métropoles » (p. 171). L’hypothèse selon laquelle la prospérité des riches profite aussi aux pauvres (théorie du « ruissellement ») est également récurrente dans ces discours des élites. Les stratégies de reproduction des privilèges ne semblent pas plus dicibles et se masquent « derrière la rhétorique du mérite ou de la naturalisation des inégalités » (p. 171).
On peut néanmoins ici s’interroger sur la portée des matériaux recueillis pour documenter cette dimension. En effet, la situation d’entretien, au cours de laquelle les interviewés sont confrontés à un regard extérieur – celui du chercheur – n’est-elle pas propice à une euphémisation des intérêts privés et des stratégies cyniques, témoignant alors plutôt des règles relatives à la justification publique des privilèges sans révéler d’autres registres réservés à l’entre-soi (où le cynisme est, au contraire, valorisé [2]) ? On peut se demander si une approche plus ethnographique ne permettrait pas de compléter ces données et d’éclairer d’autres conceptions de la domination en les saisissant là où elles opèrent – dans l’évidence des pratiques ordinaires ?
Le corpus a été constitué en sélectionnant les quartiers les plus privilégiés des trois métropoles (à partir d’indicateurs statistiques, notamment). Les enquêtés choisis dans ces quartiers (80 par ville) ont été sélectionnés à partir d’échantillons « boule de neige » (à partir d’une première série de contacts, les enquêteurs sollicitaient de nouveaux interviewés) et, pour la région parisienne, en utilisant un fichier de plusieurs milliers de noms constitués lors d’une enquête antérieure par questionnaire. Pour ces raisons, et sans doute aussi grâce à la meilleure accessibilité de ce terrain, le corpus parisien semble plus diversifié et plus représentatif des différentes fractions, intellectuelles et économiques, des classes supérieures. Les auteurs précisent qu’il s’agit « d’entretiens approfondis » (p. 25), mais on sait peu de choses sur le contenu et la méthode des entretiens, si ce n’est que ceux-ci n’étaient pas présentés comme portant spécifiquement sur la pauvreté, et qu’ils furent administrés à la fois par les auteurs du livre et par des enquêteurs recrutés pour l’enquête. Le guide d’entretien et la durée de ceux-ci ne sont pas précisés.
Diversités nationales dans la perception des inégalités
Une autre dimension de l’enquête porte sur les différences qui distinguent les cas nationaux étudiés (Brésil, France, Inde). Si les premiers chapitres du livre insistent sur les traits communs dans les façons de penser les inégalités dans les trois pays, les chapitres 5 et 6 mettent plutôt l’accent sur ce qui les distinguent. À Delhi et São Paulo, la pauvreté apparaît ainsi comme fortement naturalisée et les pauvres semblent appartenir à une communauté de destin dont le sort est perçu comme immuable. Les politiques sociales et/ou de discrimination positive sont dénoncées comme injustes et inefficaces par les élites car accusées d’entretenir les travers « naturels » des pauvres. À l’inverse, les interviewés français manifestent une conscience plus aiguë des causes sociales des inégalités et du danger qu’elles font peser sur la cohésion sociale. Ils sont alors plus souvent susceptibles d’accepter la nécessité d’une politique de solidarité.
Comment comprendre ces différences ? Les auteurs y voient l’expression de « l’économie morale des liens sociaux » (p. 263) qui domine au sein de chaque société et des « régimes d’attachement » qui les caractérisent. Ils proposent ainsi de distinguer les cas brésilien et indien où domine un régime « familialiste » (qui repose sur le lien de filiation et sur une morale domestique), où la cohésion sociale se fonde sur la « famille […] cellule de base de la société » (p. 265) et où les inégalités semblent relever du malheur individuel et non d’un problème collectif. Le cas français serait caractérisé par un régime « organiciste » : les liens sociaux y reposeraient plutôt sur l’appartenance à des corps intermédiaires et à des groupes professionnels qui procurent un statut et une protection, garantis par la puissance publique.
Si ces dimensions structurelles sont sans doute importantes, cette montée en généralité finale peut surprendre le lecteur, en particulier parce qu’elle rompt avec le souci de contextualiser les discours recueillis, qui parcourt pourtant le livre. De plus, si les discours des classes supérieures reflètent « certaines représentations partagées par le plus grand nombre, sinon par tous » (p. 262), alors pourquoi interroger seulement les plus riches ? Ne faudrait-il pas tester cette hypothèse en explorant aussi les représentations de la pauvreté dans l’ensemble des catégories sociales, y compris chez les pauvres – en étudiant, par exemple, comment ils pensent leur propre situation ou dessinent, eux aussi, des frontières excluant les outsiders [3] ? Si on ne peut blâmer les auteurs de ne pas élargir exagérément leur sujet, au risque de le perdre, le livre gagnerait sans doute à comparer ces différentes perceptions de la justice sociale pour spécifier ce qui caractérise les élites, justement.
En outre, on peut se demander si les perceptions de la pauvreté ne connaissent pas plus de variations internes au cadre national qu’il n’est suggéré ici : les « riches » sont-ils en réalité aussi homogènes ? Pensent-ils de la même façon la pauvreté ? Le terme de « riche », dont la valeur éditoriale est sans doute forte, est-il d’ailleurs le plus pertinent sociologiquement de ce point de vue ? Ne faudrait-il pas distinguer différentes fractions des classes supérieures qui ne partagent pas systématiquement les mêmes représentations des inégalités ? Le cas finalement particulier de la France, où les inégalités semblent faiblement naturalisées, ne reflète-t-il pas, par exemple, le choix d’avoir aussi interrogé, davantage qu’ailleurs, des élites fortement dotées en capital culturel et travaillant pour l’État – et pour certaines, engagées dans des actions de solidarité et se déclarant parfois de gauche ?
L’oubli du politique ?
Pour finir, on peut regretter la faible importance accordée aux questions proprement politiques : si le rôle de l’État et des politiques sociales est évoqué (en particulier dans le chapitre final), ce n’est qu’en tant que toile de fond. Or, on peut se demander si ce n’est pas la place de la puissance publique qui est déterminante, plus que les « régimes d’attachement », et notamment sa capacité à mener des politiques redistributives, à assurer la sécurité ou à aménager et entretenir l’espace public. En outre, peu de choses sont dites sur la manière dont les représentations des inégalités s’articulent à des positions politiques, réfractent les débats idéologiques et partisans propres à chaque pays, ou de la façon même dont l’action politique est perçue par les classes supérieures. Est-elle vue comme une forme efficace de protection de ses intérêts ? Comme une vaine gesticulation, voire un danger ? Peut-on, en définitive, penser la domination et ses justifications sans en appréhender la formulation politique et partisane, et mesurer les modalités d’engagement politique des classes supérieures pour les défendre ? Si les frontières sociales sont aussi des frontières symboliques, ne sont-elles pas aussi des frontières politiques ? Ou, plutôt, n’est-ce pas en passant aussi par le politique que le travail symbolique produit des frontières sociales objectivées ?
En ce sens, cet ouvrage, autant par ses résultats que par les questions qu’il suscite, invite à multiplier les approches des élites et à décloisonner les travaux qui en géographie, en histoire, en sociologie et en science politique peuvent contribuer à mieux appréhender la pluralité des processus de domination.
Bibliographie
- Agrikoliansky, É. 2016. « Logiques de l’oblique. Les rapports ordinaires au politique des bourgeois des beaux quartiers parisiens », in F. Buton, P. Lehingue, N. Mariot et S. Rozier (dir.), Les Rapports ordinaires au politique, Paris/Amiens : Presses universitaires de France/Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (CURAPP).
- Elias, N. et Scotson, John L. 1997. Logiques de l’exclusion, Paris : Fayard.
- Geay, K. 2015. Enquête sur les rapports au politique des classes supérieures, thèse en science politique, université Paris-Dauphine – Paris Sciences et Lettres (PSL).
- Lamont, M. 1995. La Morale et l’argent. Les valeurs des cadres en France et aux États-Unis, Paris : Métailié.