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Négociation urbaine à la gare de l’Est : dimensions technique et matérielle d’un compromis d’aménagement

Comment se négocient les choix d’aménagement dans le hall d’une grande gare parisienne ? Le sociologue Thomas Moroni a observé les négociations à l’œuvre entre gestionnaires des flux de voyageurs et acteurs commerciaux à l’occasion de la transformation de la gare de l’Est.

Depuis l’inauguration en 2012 du centre commercial de la gare Saint-Lazare, les commerces en gare se sont multipliés (Riot 2015). À sa création en 2009, le gestionnaire des gares ferroviaires françaises Gares & Connexions (G&C) s’est doté d’un modèle économique fondé sur le financement de l’activité par la collecte des « péages des transports » et par les concessions commerciales (commerces, publicité, parkings). Des acteurs privés, les foncières immobilières, obtiennent des concessions temporaires pour ces espaces en échange du financement d’une partie des investissements nécessaires pour rénover, réaménager et entretenir les grandes gares nationales. L’irruption des acteurs privés dans la conception et l’exploitation des gares et le modèle économique déstabilisent la hiérarchie des fonctions de la gare. Désormais, le gestionnaire ne doit plus seulement amener les voyageurs aux trains, mais également attirer les visiteurs vers les commerces et susciter les actes d’achats.

Dans le cadre des projets d’aménagements des gares d’intérêt national, G&C partage donc la maîtrise d’ouvrage avec un financeur privé. Bien qu’ils aient des objectifs communs – maintenir l’attractivité de la gare et du train et augmenter les recettes commerciales – ces partenaires ont des logiques d’aménagements parfois difficiles à concilier (Dang Vu et Jeaneau 2008). La première logique d’aménagement est fonctionnelle. La gare est envisagée dans son rôle d’espace de transit, où la circulation des voyageurs est optimisée dans la perspective de maintenir le fonctionnement de l’infrastructure ferroviaire. La seconde est commerciale. Cette fois, la gare est envisagée comme un lieu où les voyageurs sont de potentiels consommateurs susceptibles de réaliser un achat dans les espaces dédiés au commerce. L’enjeu consiste alors à articuler ces deux logiques. Le compromis technique qui en résulte prend la forme d’un plan d’aménagement satisfaisant les ambitions des deux parties et qui servira de support aux négociations financières.

L’article s’intéresse à la conception de ce plan d’aménagement dans le cadre de la phase de faisabilité technique. Il l’aborde en train de se faire, des premières discussions techniques jusqu’à la formulation du compromis final. Pour cela, je m’appuie sur mes observations des échanges qui ont eu lieu pendant deux ans autour du projet de la gare de l’Est. De l’été 2018 à l’été 2020, les maîtres d’ouvrage, leur maîtrise d’œuvre et l’ingénierie partenariale (figure 1.) se sont réunis presque chaque mois au sein des comités techniques. Ils ont examiné ensemble la faisabilité technique d’un réaménagement de la gare qui étendrait les surfaces commerciales et en améliorerait la fréquentation. Ce matériau principal est complété par l’analyse des nombreux documents produits par l’équipe du projet et qui servaient de support aux discussions, ainsi que d’entretiens semi-directifs conduits auprès des professionnels des gares et des acteurs du projet.

Pour étudier ces négociations éparses, qui se sont déroulées sur une quinzaine de réunions, je les réorganise en trois grandes étapes : (1) la proposition initiale de la foncière, (2) la restriction des possibilités d’aménagement par l’ingénierie des flux, et (3) la stratégie de négociation mobilisée par la foncière pour obtenir des arbitrages favorables complémentaires.

Figure 1. L’organisation de l’équipe du projet de faisabilité du réaménagement de la gare de l’Est

Source : T. Moroni, 2024.

Étape 1 – La proposition initiale des acteurs commerciaux : améliorer la fréquentation commerciale en intervenant sur le système circulatoire

L’étude de faisabilité technique du réaménagement de la gare de l’Est débute l’été 2018 à l’initiative de la foncière commerciale Altarea Cogedim (figure 1). Pour améliorer la fréquentation des commerces, la foncière propose à G&C de modifier le système circulatoire de la gare. Ce système consiste dans l’agencement spatial des espaces et ouvrages qui permettent la circulation des piétons (escaliers mécaniques et fixes, couloirs, souterrains, etc.) et qui conditionnent leurs cheminements. La proposition de la foncière consiste à combler les passages 2, 3 et 4 qui permettent de relier le hall central de la gare et ses quais (figure 2). De cette manière, les voyageurs seront contraints de se diriger vers les halls latéraux, où sont implantés les espaces commerciaux.

Figure 2. Schéma du scénario d’aménagement du système de circulation de la gare de l’Est proposé par la foncière commerciale

Dans ce scénario dessiné par la maîtrise d’œuvre, les passages 2, 3 et 4 sont fermés pour créer des espaces commerciaux. La fermeture occasionne la disparition du plus court chemin en direction du quai transversal.
Sources : fonds de plan AREP, 2019 ; schéma : T. Moroni, 2024.

Une intervention de cette nature est loin d’être anodine : elle modifie les capacités de la gare à accueillir les voyageurs en heure de pointe. Pour cette raison, G&C doit vérifier que les voyageurs pourront se déplacer en toute sécurité dans la gare, sans entraver le fonctionnement des trains et métros. À cette fin, elle mobilise l’ingénierie des flux de piétons pour expertiser la proposition de la foncière. Sur la base de cette expertise, les parties prenantes vont négocier un aménagement des circulations à même de répondre aux objectifs du projet : maintenir les capacités de la gare et son rôle d’infrastructure ferroviaire tout en augmentant la fréquentation des surfaces commerciales. Cette articulation est au cœur des négociations qui opposent les acteurs commerciaux et le gestionnaire des gares, comme le résume l’architecte de la maîtrise d’œuvre AREP en charge du projet :

Tu as suivi les débats qu’on a depuis un an […]. Au fond, ça se résume à ça : une gare ou un centre commercial ? On cherche à amener les voyageurs aux trains […], Altarea souhaite les amener aux commerces. […] On doit trouver un juste milieu pour contenter les deux (cheffe de projet, AREP, entretien réalisé le 30 mars 2020).

Étape 2 – Un principe d’aménagement fonctionnel qui contraint les marges de manœuvre des acteurs commerciaux

Le deuxième temps de cette négociation s’ouvre en février 2019, au moment où l’ingénierie des flux rend son avis sur la proposition de la foncière immobilière. À cette occasion, l’ingénierie des flux met en avant la condition nécessaire pour maintenir la capacité de la gare et son rôle d’infrastructure : conserver le passage entre les escaliers mécaniques (en jaune sur la figure 2) et les quais. Elle s’appuie sur un principe de circulation des piétons qu’elle énonce à cette occasion : pour qu’une gare puisse assurer sa fonction ferroviaire et la sécurité des déplacements des voyageurs, les ouvrages du chemin le plus court – celui qui sera emprunté – doivent être dimensionnés pour accueillir le nombre maximum des voyageurs attendus à la minute de pointe.

Dans le cas de la gare de l’Est, l’étude de l’ingénierie des flux montre que les trois-quarts des voyageurs de la gare sont des usagers de la ligne P du réseau Transilien. Chaque matin, plusieurs milliers de voyageurs sortent d’un même mouvement des trains, empruntent les escaliers mécaniques pour descendre d’un niveau et s’engouffrer dans les rames de métro.

Les acteurs commerciaux sont insatisfaits de cette prescription, car elle limite fortement leurs possibilités d’améliorer la fréquentation de leurs espaces commerciaux. En maintenant le cheminement par le hall central, 75 % des voyageurs continueront d’éviter les halls latéraux. Ils interrogent alors l’ingénierie des flux pour savoir s’il n’est pas envisageable de rallonger le temps de parcours des voyageurs sous réserve d’améliorer les conditions de marche. Les représentants de la foncière mettent en avant le fait que ce passage permet certes de se déplacer rapidement entre les modes, mais qu’en raison de son efficacité, il est encombré pendant les heures de pointe, et occasionnent des ralentissements qui allongent la durée du parcours. Ils argumentent qu’en allongeant la distance, les voyageurs marcheront un peu plus longtemps, mais dans des conditions plus confortables, car évoluant dans des espaces où ils ne seront pas serrés les uns contre les autres. Le directeur de l’ingénierie clôt cette séquence en affirmant que sur les projets de réaménagements de grandes gares, des « sommes colossales » sont dépensées pour « faire gagner quelques secondes au voyageur » (comité technique n° 5, 20 février 2019).

En dépit des arguments avancés par l’ingénierie des flux, les acteurs commerciaux reviendront régulièrement sur cette prescription au gré des comités techniques.

Étape 3 – Un ajout de dernière minute avant la validation définitive du plan

L’étude de faisabilité prend fin à l’été 2020 par un comité technique organisé en juillet, qui a pour objectif de valider le plan d’aménagement construit durant deux ans. Cette étape est cruciale : à l’issue de la réunion, l’ingénierie des flux simulera dynamiquement [1] le plan arrêté pour vérifier précisément le fonctionnement du futur aménagement. À l’issue de la simulation, les partenaires ouvriront les discussions sur le modèle économique du projet et la clé de répartition des financements. Pour ce dernier comité technique, les représentants de la foncière se sont déplacés en nombre. Habituellement, deux cadres représentent la foncière dans ces réunions. Elle envoie cette fois-ci cinq personnes, dont un membre du comité de direction. Face à eux, la maîtrise d’ouvrage G&C apparaît bien démunie, seulement représentée par la directrice de projet et le directeur adjoint au département de valorisation immobilière.

Après le rappel par la directrice du projet de G&C de l’état du plan et des enjeux de simulation dynamique, le directeur du commerce de flux chez Altarea Cogedim ouvre l’ultime séquence de négociation. Il demande d’ajouter une terrasse dans le hall latéral en vue de vérifier son impact sur la circulation des piétons à cet endroit.

Figure 3. Schéma du positionnement des terrasses

Sources : fonds de plan AREP, 2020 ; schéma : T. Moroni, 2024.

Cette demande n’a jamais été évoquée auparavant et prend de court la directrice de projet. Elle propose une première réponse purement technique : la simulation dynamique permettra de voir l’intensité de la circulation à cet endroit de la gare (figure 3) et donc de trancher l’opportunité d’y ajouter une terrasse. Le directeur du commerce de flux chez Altarea Cogedim n’abandonne pas si facilement et insiste pour que la terrasse soit simulée. Le cadre exécutif se joint à la négociation et appuie son collègue.

Directeur des opérations commerciales (Altarea Cogedim) : Quand la simulation aura montré l’occupation, on saura la latitude qu’il nous reste pour occuper l’espace.
Directrice de projet (G&C) [elle esquisse un demi-sourire contrit] : Pour conclure, on a une terrasse tout le long de la façade côté Alsace. On allonge le kiosque de ce côté. Côté Saint-Martin, on revoit la proportion du kiosque et on ajoute une terrasse… Mais… j’ai peur que ça fasse… bizarre ?
Directeur des opérations commerciales (Altarea Cogedim) : On doit se demander quelle est la place nécessaire à droite et à gauche pour laisser passer les flux. Quand on aura la dimension nécessaire à laisser, on saura ce qu’on peut faire du reste de l’espace.
Directrice de projet (G&C) : Ce n’est pas un problème de flux, ici, mais de confort de passage. Je ne vois pas où mettre une terrasse. Elle ferait quoi ? Un mètre cinquante ? Deux tables ? Les gens doivent pouvoir circuler dans la gare sans se prendre les pieds dans une chaise.
[…]
Directeur du commerce de flux (Altarea Cogedim) : Pour être clair, la raison pour laquelle j’insiste, c’est que les kiosques, dans les halls, ils sont critiquables, mais ils rapportent une blinde. Il va falloir qu’on trouve une solution, on a tous envie de trouver la solution qui va bien, mais l’enjeu est compliqué. On peut tester des terrasses en B7 et en B1 ?
(extrait du comité technique n° 9, 21 juin 2020)

Alors que la directrice du projet propose de voir les résultats de la simulation pour procéder aux ajouts, les représentants de la foncière souhaitent procéder selon la logique inverse : l’ajout de tous les éléments commerciaux possibles « pour voir jusqu’où l’on peut occuper l’espace sans contraindre les flux ».

Un compromis technique pour un sujet politique ?

Cette analyse des séquences de négociation sur le projet d’aménagement de la gare de l’Est montre comment deux partenaires concilient des logiques d’aménagement divergentes, stabilisent peu à peu un compromis les articulant. J’ai rendu compte d’un compromis technique fragilement négocié à partir d’objets le matérialisant. Les négociations considérées sont en effet d’ordre technique et relèvent de la catégorie de l’« ordinaire » (Thuderoz 2020). Pour ces raisons, elles ne sont généralement par reconnues comme telles par les protagonistes (Mermet 2014). Les échanges retracés montrent des prescriptions (Hatchuel 2012) que l’on relève en acte. Par ces prescriptions, les acteurs cherchent à s’influencer réciproquement, le plus souvent sans s’imposer frontalement pour ne pas clore le jeu des négociations et mettre un terme au projet. Dans cet article, j’ai souligné que ces négociations portent sur un plan d’aménagement et qu’elles aboutissent finalement à une version commune, acceptée par tous les protagonistes. Les plans qui circulent en amont des réunions et à leur suite, qu’on retrouve sur la table des négociations, affichés sur les murs ou projetés sur les écrans, portent la fonction d’« objets intermédiaires » (Vinck 2009). Ils matérialisent les intentions, les habitudes de travail ou de pensée, les rapports et interactions, et in fine les étapes successives d’un compromis.

Pour autant, le compromis technique dont j’observe la validation à l’été 2020 ne signe vraisemblablement pas la version définitive du projet. Il aura fallu à G&C et Altarea une année de discussions avant le lancement de la consultation et trois ans au total pour valider la négociation qui aboutit à la signature de la Convention d’occupation temporaire [2]. Les échanges qui ont suivi relèvent de négociations économiques et financières qui se tiennent dans des instances séparées auxquelles je n’ai pas eu accès.

L’aboutissement des négociations techniques et financières ne signe pas encore la stabilisation d’un plan d’aménagement. Dans certains projets, l’accord entre les partenaires peut être revu sous l’influence d’acteurs extérieurs. Ainsi, en 2019, des voix de citoyens et d’élus s’élèvent contre le projet d’aménagement de la gare du Nord, gare la plus fréquentée d’Europe (Grandazzi 2019). La Mairie de Paris s’oppose publiquement dans les médias à un projet qu’elle juge « pharaonique » et « trop commercial [3] ». Cette controverse publique se solde en 2022 par l’abandon du projet et sa révision dans une version plus modeste. L’exemple illustre le processus de « mise en politique des flux » (Garcier et al. 2017) et montre que les enjeux techniques et économiques ne peuvent être complètement séparés des enjeux politiques. En resurgissant une fois le compromis technique validé, le sujet politique témoigne de la difficulté pour les acteurs de figer un plan, démontrant ainsi la pertinence pour la recherche urbaine de considérer l’aménagement sous l’angle d’un processus en train de se faire.

Bibliographie

Pour aller plus loin :

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Pour citer cet article :

Thomas Moroni, « Négociation urbaine à la gare de l’Est : dimensions technique et matérielle d’un compromis d’aménagement », Métropolitiques, 19 décembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Negociation-urbaine-a-la-gare-de-l-Est-dimensions-technique-et-materielle-d-un.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2112

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Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

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