Tandis que le changement climatique et la pression accrue sur la ressource en eau suscitent de fortes inquiétudes en Turquie comme dans le reste du bassin méditerranéen, l’irrigation y reste un facteur important de développement, indispensable à l’économie agricole et façonnant les paysages ruraux. Les territoires irrigués se sont construits dans le temps au gré d’initiatives étatiques, communautaires et individuelles au niveau local. Si le développement rural a longtemps été au cœur de politiques nationales, étudier les trajectoires locales d’irrigation révèle désormais certains effets discrets de la métropolisation et permet d’interroger la place des espaces ruraux dans la Turquie de demain (Pérouse 2014 ; Çelik et Uçar 2016).
La métropolisation renvoie ici à un ensemble de réformes récentes favorisant l’avènement des métropoles turques et dont l’apparente dimension décentralisatrice doit être nuancée au regard de la suppression de certains niveaux locaux de gestion territoriale. Les changements de compétences pour la gestion des espaces ruraux dans ces métropoles ont des conséquences sur le choix des acteurs que les communautés d’irrigants peuvent mobiliser, ou non, dans la négociation de nouveaux projets (Le Visage 2020).
Le développement de l’irrigation : une politique du quotidien
Dans une véritable politique du quotidien faite de négociations et d’arrangements, les muhtar (autorités de village ou de quartier) [1] et les coopératives ont souvent servi d’intermédiaires pour les irrigants, aussi bien auprès de représentants d’administrations étatiques chargées du développement rural ou agricole, que de politiciens au niveau local. Cette diversité d’interlocuteurs a permis d’obtenir – via des discussions plus ou moins formelles (Le Visage 2020) – de l’aide technique ou financière pour des projets visant à étendre, rénover ou moderniser un périmètre irrigué.
C’est par exemple le cas de la coopérative d’irrigation d’Armutlu (district de Kemalpaşa, Izmir). Celle-ci est créée en 1966 avec l’aide du Topraksu, administration étatique chargée de l’étude des sols et eaux dans les espaces ruraux. En 2002, elle gère déjà cinq forages collectifs lorsque son président profite du contexte électoral pour obtenir du DSI (Devlet Su Işleri, Travaux hydrauliques de l’État) la réalisation de six forages supplémentaires avec la possibilité d’un remboursement tardif (figure 1).
© Le Visage, 2015.
La coopérative obtient ensuite de l’administration spéciale du département (il özel idare), la prise en charge successive d’autres ouvrages en 2005 et 2008. Le remplacement d’anciens canaux ouverts est le seul projet que la coopérative a finalement dû lui rembourser. En mobilisant des réseaux de relations locaux (notables, muhtar et municipalité) et supralocaux (représentants du DSI et de l’administration spéciale du département), la coopérative a stratégiquement trouvé des arrangements aux moments opportuns pour disposer d’appuis techniques et financiers dans la mise en œuvre de ses projets. Ces transformations incrémentales de son périmètre irrigué sont loin d’être anodines, puisque l’exploitation de plus en plus intensive des eaux souterraines a permis le développement d’une arboriculture irriguée commerciale destinée à l’export.
Le même mode de développement se retrouve dans les quinze coopératives d’irrigation étudiées dans la région d’Izmir entre 2015 et 2023 (figure 2) : leurs représentants ont su mobiliser une administration plutôt qu’une autre selon le contexte politique, la technicité du projet ou leurs relations avec des élus locaux pouvant appuyer leur demande. Cette dimension relationnelle du façonnage des territoires irrigués invite à prendre au sérieux les effets discrets des réformes territoriales sur les espaces ruraux.
Moto du gardien de la coopérative de Bağyurdu (Kemalpaşa, Izmir) chargé d’ouvrir les vannes et d’organiser les tours d’eau 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pour l’arboriculture fruitière irriguée ; derrière, la cabane protège un des forages collectifs de la coopérative pour l’exhaure des eaux souterraines.
© Le Visage, 2023.
Une réforme territoriale favorable aux métropoles
En Turquie, les ressources locales ont longtemps été contrôlées par l’État, qui supervise le développement du pays dans les années 1960 via des plans quinquennaux. Un tournant libéral marque les années 1980 lorsque la distribution des ressources, bien que toujours décidée à Ankara, va être plus favorable aux municipalités. En 1984, la loi n° 3030 permet le regroupement de districts dans une nouvelle subdivision : la municipalité métropolitaine. Les lois dites de décentralisation sont portées à partir de 2004 par l’AKP, parti au pouvoir qui s’est d’abord (et longtemps) affirmé dans les métropoles et municipalités urbaines. Les métropoles ont obtenu une part accrue du budget transféré aux collectivités territoriales, leur développement étant jugé prioritaire pour celui du pays. Ainsi, l’autonomisation, même partielle, des pouvoirs locaux ne passe pas par les régions ou les départements, « échelons intermédiaires politiquement neutralisés » pour éviter tout sécessionnisme local : les lois dites de décentralisation ciblent plutôt des municipalités sous contrôle (Bayraktar et Massicard 2011).
Cette tendance se confirme en 2014 avec l’entrée en vigueur de la loi n° 6360 de 2012, relative à la création de treize nouvelles municipalités métropolitaines, portant ainsi leur nombre à trente métropoles dans quatre-vingt-un départements [2]. Au-delà d’une apparente décentralisation, même si les municipalités gagnent en autonomie, cette réforme soutient en fait une forme de centralisation à l’échelle locale (Yıldızcan 2018). La simplification de la carte administrative et politique permet la formation d’un tandem entre pouvoir central et métropoles « fidèles » (Pérouse 2014).
De plus, dans le périmètre des métropoles désormais étendu aux limites des départements concernés, nombre de collectivités locales ont été supprimées : administrations spéciales de département (il özel idare), municipalités de second rang (belde) et villages (köy). Les villages, y compris de périphéries rurales éloignées, sont devenus du jour au lendemain des « quartiers » urbains (mahalle) de la municipalité de district (ilçe belediyesi), qui dépend elle-même du régime métropolitain. En perdant leur statut rural, les villages ont aussi perdu une protection contre des logiques de rente urbaine d’une part, de nombreuses compétences d’autre part, parmi lesquelles la gestion locale de l’eau domestique et agricole.
L’effacement du développement rural
Les réformes décrites d’autonomisation partielle des municipalités vont de pair avec une suppression d’administrations chargées du développement rural et agricole. Si des politiques sectorielles visent encore la mise en valeur d’espaces agricoles productifs, l’espace « rural » est de plus en plus rarement considéré en tant que tel (ou connoté négativement).
L’irrigation était identifiée comme relevant du champ d’action d’administrations centrales. La plus connue est le DSI, sorte d’État dans l’État dont le cœur de métier, depuis 1953, est la planification nationale du développement des ressources en eau et la construction d’infrastructures. Les villages ont aussi bénéficié à partir de 1960 de l’action du Topraksu, remplacé en 1985 par la Direction générale des services ruraux (littéralement « de villages » : Köy Hizmetleri Genel Müdürlüğü ou KHGM) pour l’aménagement rural, l’approvisionnement en eau domestique des villages ou la construction de petits ouvrages pour l’irrigation. Le Topraksu puis le KHGM ont tour à tour appuyé au cas par cas, au niveau local, les projets de villages, de petites municipalités et de coopératives d’irrigation.
En 2005, le KHGM a été aboli, sans être remplacé au niveau national. Son personnel à la direction nationale a été transféré au ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales (qui a fusionné en 2018 avec celui des Eaux et Forêts, dont dépendait le puissant DSI, pour former le ministère de l’Agriculture et des Forêts), tandis que le personnel et le matériel des antennes locales du KHGM ont été transférés aux administrations spéciales de département. Ces dernières ont donc repris la compétence d’aménagement des espaces ruraux, mais avec un budget moins important que l’ancien KHGM et en priorisant souvent les projets d’alimentation en eau domestique des villages plutôt que l’irrigation des espaces agricoles.
La loi n° 6360, en juxtaposant les limites métropolitaines et départementales, a finalement aussi conduit à la suppression de cette administration spéciale de département dans les métropoles en 2014. Exemple parmi d’autres : un ingénieur de cette administration, qui aidait jusque-là les muhtar et les coopératives pour le montage de projets d’irrigation dans le district de Kemalpaşa, travaille désormais dans une bibliothèque municipale. Ces compétences rurales n’ont été que peu reprises par les municipalités après cette réforme de métropolisation.
Qui reste-t-il pour négocier les projets irrigués ?
Si la loi [3] prévoit le soutien de l’agriculture et de l’élevage par les municipalités de district et métropolitaines, celles-ci se sont peu engagées pour des enjeux qu’elles considèrent « locaux » et hors de leur champ d’action centré sur le développement des services urbains. Même à Izmir, métropole s’étant pourtant illustrée pour son appui à l’économie rurale avant cette réforme (Yetiskul et al. 2021), un flou persiste sur la manière de (ne pas) s’approprier certaines nouvelles compétences, par exemple en matière d’irrigation.
D’une part, à quelques rares exceptions près, les municipalités considèrent l’irrigation comme trop technique, risquée politiquement et peu rentable. D’autre part, les ingénieurs du DSI au niveau opérationnel sont réticents à un transfert de la gestion d’ouvrages à des municipalités « où ils ne connaissent rien à l’irrigation » et « qui changent constamment avec les élections » (entretien à Izmir, 2016). Cette peur de logiques clientélistes peut être illustrée par le cas de la retenue collinaire de Savanda, construite par le DSI pour l’irrigation de l’ancien village de Nazarköy (Kemalpaşa, Izmir). Ce projet a été détourné par la municipalité de district de Kemalpaşa (AKP) pour en faire un parc de loisirs à destination de son électorat urbain, ce qui n’a été possible qu’après « instruction spéciale » directe du ministre des Eaux et Forêts, Veysel Eroğlu (figure 3). Ce cas de décentralisation très sélective des ressources aux municipalités de district est un exemple des arrangements trouvés entre pouvoir central et municipalités alliées, et ce y compris dans des métropoles d’opposition comme Izmir.
© Uğurlu, 2016.
La métropole d’Izmir ne s’est, elle, pas engagée pour la gestion de l’irrigation. Avec la suppression de l’administration spéciale de département dans les métropoles, les coopératives d’irrigation sont privées de son soutien technique et financier alors qu’elles en obtenaient régulièrement des infrastructures. Elles dépendent donc désormais de l’aide de l’administration hydraulique étatique (DSI) pour la réalisation de projets d’irrigation – ce qui implique normalement de les rembourser. Lors d’une assemblée générale en 2017, le président de la coopérative de Yenişakran (district d’Aliağa, Izmir) expliquait à ses membres qu’il ne fallait pas compter sur l’aide des municipalités d’Aliağa ou d’Izmir pour améliorer leur système irrigué, qu’il ne restait que le DSI ou des entreprises privées pour réaliser des travaux que les irrigants devraient dans tous les cas payer.
Au fil des aménagements passés, les irrigants ont acquis assez d’expérience pour dépasser la simple position passive de « bénéficiaires » de projets, se tournant stratégiquement vers divers interlocuteurs pour négocier les conditions de leur mise en œuvre. Toutefois, l’éventail de leurs soutiens locaux s’est considérablement réduit avec la suppression des acteurs chargés du développement des espaces ruraux, d’abord au sein des administrations étatiques, puis des collectivités locales. La constellation d’acteurs avec lesquels il leur est possible de négocier s’est réduite au fil de réformes transformant progressivement, mais profondément, la place du rural dans la vision géographique actuelle de l’État turc.
Bibliographie
- Bayraktar, U. et Massicard, É. 2011. La Décentralisation en Turquie, Paris : Agence française de développement.
- Çelik, F. E. et Uçar, A. Y. 2016. « The inequality-increasing effects of the metropolitan municipality administration in Turkey », in S. Çevik, H. Şimşek et H. Mittal (dir.), Social & Economic Dynamics of Development, Londres-Istanbul : IJOPEC Publication, p. 45-58.
- Le Visage, S. 2020. « 1 000 gölet en 1 000 jours » : dynamiques hydro-territoriales et invention du consensus autour de petits barrages collinaires à Izmir, Turquie, thèse de doctorat en géographie, Université Paris Nanterre.
- Massicard, É. 2019. Gouverner par la proximité. Une sociologie politique des maires de quartier en Turquie, Paris : Karthala.
- Pérouse, J.-F. 2014. « Après les élections locales du 30 mars 2014, 16 000 villages vont être rayés de la carte », Dipnot.
- Yetiskul, E., Aydın, N. et Gökçe, B. 2021. « Governing the rural : The case of Izmir (Turkey) in the Post-2000 era », Journal of Rural Studies, vol. 88, p. 262-271.
- Yıldızcan, C. 2018. « Le pouvoir des élus vs le pouvoir des nommés, ou la recentralisation des pouvoirs locaux », Confluences Méditerranée, vol. 107, n° 4, p. 137-149.