Accéder directement au contenu
Commentaires

La bourgeoisie à la barre

Qui navigue sur les bateaux de plaisance ? Dans Sailing and Social Class, Alan O’Connor montre comment le goût bourgeois de la mer et des grands espaces n’est pas sans rapport avec l’exercice de la domination sociale.

Recensé : Alan O’Connor, Sailing and Social Class, Londres-New York, Routledge, 2024, 168 p.

Dans un texte de juin 2022, John Leonida, juriste dans le secteur de la plaisance de luxe, s’étonnait du manque de travaux universitaires sur le sujet. Soucieux de reconstituer l’histoire de cette activité depuis le milieu du XIXe siècle, il avançait que la pratique de la plaisance n’était pas seulement l’apanage de quelques privilégiés, mais un engouement largement partagé, au point de devenir, dans l’espace britannique, un passe-temps national (Leonida 2022). Alors, la plaisance, loisir élitaire ou sport de masse ? En associant étude documentaire et enquête de terrain, le récent livre d’Alan O’Connor, Sailing and Social Class, apporte à cette question une réponse circonstanciée et dépaysante. Elle ne met l’accent ni sur la noblesse de jadis (de Saint Martin 1989), ni sur les « super-riches » d’aujourd’hui (Spence 2017), mais sur la bourgeoisie ordinaire, dont le goût des « grands espaces » n’est pas sans rapport avec l’exercice de la domination sociale.

MM. Bourdieu et Foucault sont appelés à l’embarquement !

Dans Sailing and Social Class, Alan O’Connor braque la lumière sur la upper-middle class, littéralement la classe moyenne supérieure, c’est-à-dire historiquement, dans le contexte français, la bourgeoisie. Son livre traite en effet de l’émergence puis de la diffusion, dès la seconde moitié du XIXe siècle, de la navigation de plaisance au sein de ce que l’on n’appelle pas encore à l’époque la classe d’encadrement ou la classe « professionnelle », au sens états-unien : une affaire de commerçants, de médecins, d’ingénieurs ou de militaires.

Bien que publié au sein d’une collection universitaire dédiée à l’étude critique des loisirs, le livre, au style clair et alerte, s’adresse à un lectorat élargi. Enseignant-chercheur à l’Université de Trent, au Canada, spécialiste du champ culturel et médiatique, des labels punk-rock jusqu’au traitement journalistique de la pandémie de Covid-19 (O’Connor 2008 ; 2022), A. O’Connor prend soin (au prix de quelques répétitions) d’expliciter ses réflexions et références sociologiques.

Le premier chapitre, intitulé « Sailing with Michel Foucault and Pierre Bourdieu », les embarque tous deux pour tenir ensemble analyse de discours et étude des pratiques autour de la navigation de plaisance. C’est d’abord le Foucault des « espaces autres » qui intéresse O’Connor, celui qui avait fait du navire « l’hétérotopie par excellence » (Foucault 2001 [1967]). Mais c’est aussi le déchiffreur de l’ordre du discours (Foucault 1971), qui dialogue ici avec les concepts de Bourdieu, influence principale du livre, pour éclairer le profil social des plaisanciers d’hier à aujourd’hui. L’auteur envisage ainsi la plaisance à voile comme un champ, autrement dit comme un univers social qui s’autonomise et définit ses propres règles. Le premier tableau du livre en montre un état provisoire vers 1880, moment où se solidifie la distinction matérielle et symbolique entre embarcation de loisir (pleasure/cruising yacht) et bateau de pêche (fishing boat) ; où se créent les yacht-clubs, sur la base d’un éthos masculin, sportif, blanc, riche, hétérosexuel ; où les amateurs se mettent à écrire des ouvrages pour vanter leur pratique.

Adossé à une approche socio-historique de l’origine de la navigation de plaisance, après d’autres livres ayant proposé une « nouvelle histoire du yachting » (Rousmaniere 1986 ; Bender 2017), le deuxième chapitre nous conduit le long de la côte irlandaise (en poussant jusqu’à Ibiza, dans les Baléares) à travers un corpus composé de récits de navigation, de guides de croisière, de témoignages et même de livres pour enfants, non sans signaler leurs manques et leurs biais. Leurs narrateurs partagent en effet cette même condition : celle d’hommes blancs, aisés et peu portés au progressisme sur le plan sociopolitique.

Nourri par trois séries de données, le chapitre 3, qui donne au livre son titre, brosse ainsi le portrait des auteurs de livres de voile parus dans les années 1950-1960, celui des présidents d’un yacht-club canadien créé au milieu du XIXe siècle, celui enfin des femmes pionnières de la voile, pour l’essentiel au cours de la première moitié du XXe siècle. A. O’Connor déduit la classe sociale à partir de plusieurs indices, profession et niveau de diplôme en tête, pour montrer que c’est bien la bourgeoisie, plutôt que l’aristocratie, qui marque de son empreinte la pratique de la plaisance de loisir. Il ne néglige pas les luttes de classement, traitées dans le chapitre suivant à partir du Who’s Who in Yachting, publié en 1969, et d’une étude de cas portant sur un club de nautisme britannique. Autant d’éléments permettant de dresser une comparaison avec les travaux disponibles en français (Nicolas 2006 ; Brulé-Josso 2012 ; Herbert et Gibout 2017).

De la violence symbolique en milieu nautique

Dans les pas de l’auteur de « Programme pour une sociologie du sport » (Bourdieu 1987, p. 203-216), tout l’intérêt de Sailing and Social Class est de croiser les méthodes, en complétant la mise en perspective historique par un cadrage quantitatif et un regard ethnographique. A. O’Connor propose ainsi une virée au sein d’un yacht-club. Il a en effet conduit une observation participante pendant quatre ans dans l’un d’eux qui, même s’il en partage certains traits, n’est pas un club élitaire à proprement parler. Le lieu est étudié à la fois d’un point de vue interne, comme un monde social en soi, tissé de rapports de pouvoir (sexisme, racisme, mépris de classe) et de façon externe, dans ses relations avec l’État, en l’occurrence le pouvoir royal, qui trace des frontières et distribue des privilèges, sous la forme notamment d’une patente.

Insistant sur la violence symbolique à l’égard des classes dominées, ce cinquième chapitre montre comment l’hégémonie bourgeoise et conservatrice – blanche, masculine, hétérosexuelle – est maintenue par des pratiques matérielles, telles que des droits d’entrée élevés pour les nouveaux membres, mais aussi symboliques, comme le manque de soutien ou d’attention accordé aux nouveaux entrants, ceux qui ne sont pas nés dans le sérail, qu’elle admet sans vraiment les accueillir, en cultivant un fonctionnement fait d’opacité, d’implicite et d’arbitraire. À quoi s’ajoute un imaginaire colonial-impérial tenace, comme le montre le chapitre 6 au moyen de corpus constitués de séries d’ouvrages, à destination des adultes comme des enfants.

En variant ainsi les angles d’attaque, Sailing and Social Class permet d’envisager d’un nouvel œil ce que d’autres auteurs ont nommé le « paradoxe victorien » (Hayes 2005), double effort bourgeois pour à la fois encourager des pratiques de loisir « saines » chez les groupes dominés et maintenir la distinction requise par la reproduction de classe. On y croise des figures familières, comme Virginia Woolf ou Guy de Maupassant, et d’autres moins connues du lectorat français, mais centrales, en particulier celle du journaliste et écrivain anglais Arthur Ransome (1884-1967), personnage récurrent de l’ouvrage. Débutant au milieu du XIXe siècle, au moment même où s’arrête le livre classique de Leonore Davidoff et Catherine Hall sur la bourgeoisie anglaise (Davidoff et Hall 2014), le livre d’A. O’Connor contribue à l’étude des normes de genre en haut de la structure sociale, à partir d’un espace géographique autre que l’espace domestique et urbain.

On peut regretter à cet égard que cet aspect géographique, ou socio-spatial, ne soit guère traité de front dans l’ouvrage. La dimension territoriale est certes abordée en conclusion, à propos du conformisme touristique et de ses effets sur les zones littorales et insulaires les plus prisées (à commencer par Tahiti), mais de façon allusive. Nourri des travaux de Bourdieu, A. O’Connor passe à côté de ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, auxquels les pages portant sur le yacht-club font fortement penser. Plus largement, leur approche aurait pu nourrir des développements sur les rapports entre pouvoir social et pouvoir sur l’espace (Pinçon-Charlot et Pinçon 2018), à partir du poste d’observation offert par les pratiques de loisir en général et la plaisance en particulier. Si celle-ci partage un trait avec ces autres sports distinctifs par excellence que sont le ski, le polo ou le golf, c’est bien de couvrir et du même coup d’accaparer l’espace. On rejoint ainsi, sous un autre angle, un argument central du livre : si prendre le large est pour la bourgeoisie un moyen de s’échapper spatialement, c’est sans échapper à son pouvoir de classe socialement.

Bibliographie

  • Bender, M. 2017. A New History of Yachting, Woodbridge : Boydell Press.
  • Bourdieu, P. 1987. Choses dites, Paris : Éditions de Minuit.
  • Brulé-Josso, S. 2012. « Les plaisanciers et le vrai marin », Ethnologie française, vol. 42, n° 4, p. 733-745.
  • Davidhoff, L. et Hall, C. 2014. Family Fortunes. Hommes et femmes de la bourgeoisie anglaise, 1780-1850, Paris : La Dispute.
  • Foucault, M. 1971. L’Ordre du discours, Paris : Gallimard.
  • Foucault, M. 2001 [1967]. « Des espaces autres », in Dits et Écrits, t. II, 1976-1988, Paris : Gallimard, p. 1571-1581.
  • Hayes, W. 2005. « The Victorian Paradox. Sport for the Wealthy to Sport for the Masses : A Conflict of Class and Ideals », in W. Findlay, W. (dir.), Paradoxe(s) victorien(s) – Victorian Paradox(es), Tours : Presses universitaires François-Rabelais.
  • Herbert, V. et Gibout, C. (dir.). 2017. Plaisance et urbanité, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
  • Leonida, J. 2022. « Ahistory of yachting », Ocean, Magazine [en ligne], 7 juin.
  • Nicolas, B. (dir.). 2006. Le Nautisme. Acteurs, pratiques et territoires, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • O’Connor, A. 2008. Punk Record Labels and the Struggle for Autonomy, Lanham : Lexington.
  • O’Connor, A. 2022. Pandemic : A Test of the News, Alresford : Zero Books.
  • Pinçon-Charlot, M. et Pinçon, M. 2018. « Social power and power over space : how the bourgeoisie reproduces itself in the city », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 42, n° 1, p. 115-125.
  • Rousmaniere, J. 1986. The Golden Pastime. A New History of Yachting. New York : W.W. Norton.
  • Saint Martin, M. de. 1989. « La noblesse et les “sports” nobles », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 80, p. 22-32.
  • Spence, E. 2017. « Beyond the city : exploring the maritime geographies of the super-rich », in R. Forrest et al. (dir.), Cities and the Super-Rich. Real Estate, Elite Practices and Urban Political Economies, New York : Palgrave Macmillan, p. 107-125.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Grégory Salle, « La bourgeoisie à la barre », Métropolitiques, 20 janvier 2025. URL : https://metropolitiques.eu/La-bourgeoisie-a-la-barre.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2121

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires