Vendredi 23 mai 2014. La favela Anatália compte 190 familles qui ont progressivement occupé ce vaste terrain de la municipalité à la périphérie sud de Natal [1]. Les premiers habitants se sont installés il y a quatre ans, dans le quartier de Guarapes, au sommet d’une dune qui domine le Rio Potengi et leur nombre n’a cessé d’augmenter en raison de l’arrivée de personnes venant des campagnes, de sans-abris, et de l’installation d’enfants du quartier mitoyen souhaitant quitter la maison de leurs parents sans avoir à payer de loyer. Aujourd’hui, la favela est en pleine effervescence et les ruelles poussiéreuses sont encombrées de meubles, sacs, matelas et appareils ménagers. À l’entrée, les camions affrétés par la Mairie attendent pour tout embarquer en direction du nouveau lotissement Vivendas financé dans le cadre du programme fédéral « Minha Casa, Minha Vida [2] ». Quelques occupants ont déjà démoli les murs de leur maison symbolisant ainsi la fin de leur vie de « favelado [3] ». Par les brèches ainsi pratiquées, on peut voir l’aménagement sommaire du logement et entrer dans le jardin où étaient cultivés fruits et légumes, élevés poules et parfois cochons à l’ombre des bananiers. Les restes de quelques meubles abîmés ou jugés indignes du nouvel appartement jonchent le sol de ciment. Les habitants en partance ont vendu ou donné, dans le quartier voisin, tout ce qui ne pouvait être emporté : animaux de compagnie, poules, antennes paraboliques et les tuiles des toits pour ceux qui en avaient. Beaucoup ont dû confier à une connaissance la charrette et la mule avec lesquelles ils sillonnent la ville à la recherche de matériaux recyclables et qu’ils n’ont pas le droit d’emporter avec eux. Deux agents de la police environnementale, lourdement armés et prêts à dégainer, surveillent les opérations et montrent que l’État a repris le pouvoir sur le territoire.
© Patrick Le Guirriec, mai 2014
La plupart des habitants se disent heureux de déménager parce qu’ils vont habiter un logement qui sera leur, et qui sera un logement « digne », terme qui revient comme un leitmotiv chez les acteurs politiques et les scientifiques, et qu’a fini par intérioriser la population désignée. « On va vers la civilisation » me dit une femme d’environ 35 ans assise au milieu de ses meubles entassés au bord du chemin, « parce que ici on est très stigmatisés, on est des favelados ». Ils perçoivent le changement imminent en termes d’amélioration d’image, répétant les discours officiels sur l’éradication des logements indignes. En revanche, certaines personnes refusent de quitter cet endroit car elles n’imaginent pas un seul instant aller vivre dans un appartement. Elles négocient un délai d’une semaine avec le médiateur de la Mairie et espèrent se faire oublier.
Une nouvelle politique de logement social au Brésil
Vivendas est le premier ensemble de logements Minha Casa, Minha Vida construit à Natal et s’inscrit dans la politique d’habitat social, mise en œuvre au Brésil depuis 2009, dont l’objectif principal est de favoriser la création d’emplois dans le secteur du bâtiment et la réduction de l’habitat précaire par la construction de logement en accession sociale [4]. Entre 2009 et 2014 ont été construits environ trois millions de logements et la présidente Dilma Rousseff a annoncé une poursuite du programme durant son mandat actuel. Le programme est mis en œuvre par la Caixa Econômica Federal (banque d’État) qui fixe le cahier des charges à un promoteur privé. Il revient à la municipalité de construire les équipements publics nécessaires en matière de scolarité, de santé et de sécurité, d’hygiène, de voirie et de transport.
Les bénéficiaires sont divisés en trois catégories de revenus mensuels. Celle des plus défavorisés, qui nous concerne ici, est constituée des personnes qui touchent jusqu’à R$ 1 600 [5] par mois. Elles ont droit à une déduction du prix du logement allant jusqu’à 96 % de sa valeur et payent au maximum 5 % de leurs revenus pendant dix ans, soit entre R$ 25 et R$ 80 pour des logements dont le prix de revient varie entre R$ 20 000 et R$ 60 000 selon la qualité de la construction, le prix du terrain et le coût de son aménagement. Les bénéficiaires des logements de cette première catégorie sont soit tirés au sort à partir d’une liste d’attente sur laquelle ils se sont inscrits à la Caixa, soit résidents dans une favela dont la suppression a été décidée par la municipalité, en fonction de l’urgence du relogement et de la proximité du nouveau lotissement.
Ainsi, les habitants de trois favelas, Anatália et deux autres situées dans le même grand quartier auxquels s’ajoutent environ trois cents personnes tirées au sort et originaires de toute la ville, se retrouvent à Vivendas. Il s’agit d’un ensemble résidentiel de 896 appartements de 43 mètres carrés regroupés par huit dans des immeubles à R+1, rigoureusement identiques et parfaitement alignés dans un décor très minéral. Les nouveaux arrivants sont accueillis au centre du grand ensemble par les agents des services sociaux municipaux qui leur remettent les clés et leur donnent une plaquette d’informations sur les droits et devoirs de chacun dans l’habitat collectif.
Une adresse pour normaliser les conduites
Le nouvel appartement constitue un patrimoine que jamais ses propriétaires n’auraient pu acquérir au prix du marché. Il offre aussi des éléments de confort que n’avaient pas la baraque : l’eau et l’électricité à volonté, la lumière, un toit et des murs qui ne risquent pas de s’écrouler sous les averses de pluie. Il permet d’avoir une adresse, même si le facteur ne passe pas pour des raisons de rentabilité et même si celle-ci n’est pas la plus prestigieuse qui existe, puisque Vivendas a été construit à proximité d’un quartier déjà très stigmatisé en raison des problèmes de violence liées à la consommation de drogue. De plus, le lotissement est construit à distance du centre et des services.
© Patrick Le Guirriec, mai 2014
En acceptant cet appartement, qu’ils peuvent interpréter comme la marque de l’attention que leur porte la société, ils montrent leur volonté de s’y intégrer et d’adapter leur mode de vie aux attentes de l’État dont les représentants (Maire, Gouverneur, Ministre) ont fait jouer l’hymne national le jour de l’inauguration. Alors que la musique s’arrêtait, le maire de Natal déclarait : « N’importe quel maire de n’importe quelle ville du monde, serait très heureux d’être aujourd’hui à cette inauguration qui participe d’une politique publique si fondamentale pour la citoyenneté » [6]. Le maire a également promis la construction de deux écoles et d’un centre de soins, mais au centre du quartier et non du nouveau lotissement, c’est-à-dire à près de deux kilomètres de distance qu’il faudra parcourir, soit à pied en empruntant une route où les agressions sont nombreuses, soit par le bus de la seule ligne qui existe, à condition de pouvoir payer le billet qui s’élève à R$ 2,5.
On voit clairement dans ce programme l’affirmation d’une volonté de normalisation de la conduite d’une population considérée comme marginale puisque issue d’une favela. Le lien intangible et durable entre l’image de l’habitant et celle de l’habitat a été particulièrement bien mis en évidence par Licia Valladares (2006) à propos des favelas de Rio. À Anatália, la présence ostentatoire de la police lors du déménagement, les références à la citoyenneté, l’ordonnancement rigoureux du nouvel ensemble résidentiel, la présence des services sociaux, sont autant d’éléments qui affichent la volonté d’en finir avec le désordre, la violence, la misère et la marginalité que représente la favela dans les stéréotypes les plus fréquents (Raposo 2012 ; Valladares 2008). À ces éléments s’ajoute l’obligation de rembourser le logement pendant dix ans [7], qui est peut-être le temps considéré, du point de vue des acteurs politiques, comme nécessaire à la socialisation des favelados, en les fixant dans un lieu et en les contraignant à payer régulièrement une somme, même modique. Et pourtant, il semble que rien n’a été fait pour que ce projet d’inclusion sociale et politique aboutisse. On doit alors se demander si ce programme est considéré par les acteurs politiques comme une volonté d’intégrer dans l’État des populations considérées comme marginales ou de rappeler aux bénéficiaires leur infériorité sociale dans laquelle ils sont maintenus en dépit des apparences et des discours.
Le spectre d’une vulnérabilité accrue
En effet, après onze mois d’observation, souvent participante et de multiples entretiens informels, force est d’admettre qu’aux handicaps propres à l’ensemble résidentiel se sont ajoutés les dysfonctionnements dont personne, à part les habitants, ne semble se préoccuper. Les réseaux d’interconnaissance, qui au sein des favelas avaient une fonction de contrôle social et de solidarité, ont été dispersés et la population abandonnée à son sort dans une lointaine banlieue. La Caixa n’a pas organisé les élections des représentants des habitants, comme cela avait été prévu, les services sociaux qui devaient tenir une permanence n’ont pas réapparu depuis la remise des clés, les hommes politiques ne sont passés qu’au moment des élections á la fin de l’an dernier, la population n’est pas parvenue à se réorganiser et rien n’a pu empêcher que ce territoire devienne le nouveau fonds de commerce des trafiquants de drogue dont le conflit a déjà fait huit morts. Les habitants ne peuvent pas quitter leur appartement en raison des cambriolages systématiques et certains ont entourés leur immeuble de murs. Les dépenses liées au logement et aux déplacements ont augmenté alors que les possibilités d’emploi se sont réduites en raison de l’éloignement de l’ensemble résidentiel. On pourrait ainsi poursuivre la liste qui montre que l’amélioration des conditions de logement ne suffit pas à réduire les fragilités si l’habitant n’est pas inséré dans un tissu socio-spatial favorable.
© Patrick Le Guirriec, mai 2014
L’observation de cette situation montre que l’accès à la dignité comme à la ville (Soares 2010) ne dépend pas seulement du logement, car l’un comme l’autre semblent interdits à certains groupes sociaux en raison de la situation d’inégalité sociale enracinée dans l’histoire de la société rurale brésilienne qui s’est étendue à la société tout entière. En effet, les élites politiques et intellectuelles sont issues, au début du XXe siècle, comme le rappelle Garcia (1993) des familles déclinantes de fazendeiros [8] et ont reproduits en ville les relations d’inégalités qui opposaient les très gros propriétaires terriens à la masse des hommes libres qui ne possédaient rien et qui étaient par conséquent totalement dépendants des premiers, constituant ceux que Souza (2003) a nommé les « sous citoyens ». C’est aussi dans ce Brésil rural que Pinto (2008) voit l’origine du clientélisme politique et des inégalités sociales qui caractérisent les rapports sociaux contemporains et où Sales (1994, p. 33) trouve l’origine des deux catégories qui se rencontrent encore aujourd’hui dans le pays tout entier : « Je dirais que dans notre pays, ou l’on commande, ou l’on demande. C’est dans le simple contenu de ces deux verbes que se situe la signification la plus profonde de notre culture politique du commandement et de la soumission ». Ceux qui demandent ne peuvent être considérés comme des citoyens à part entière dans la mesure où ils demeurent dans une situation d’endettement permanente. La pauvreté du Brésilien, poursuit Sales, n’est pas seulement de nature économique mais dépend aussi de la situation de domination politique et sociale.
Ceux qui commandent considèrent les soumis pour leur utilité (au moment des élections principalement) tandis que ceux-ci ont intériorisé leur position de subordonnés et vivent de la charité publique (dádiva [9] ). À partir de la situation que connaît la société rurale, Martig (2014) montre la perversité du système de domination où le travailleur est acteur du contrat qui constitue la relation de clientèle et intériorise son statut d’infériorité, d’indignité et l’acceptation d’une situation qui lui apparaît comme inévitable. Par conséquent, il ne suffit pas de respecter les règles admises par la société dominante pour gagner le droit d’appartenir à la société des citoyens, il faudrait pour cela sortir de cette réalité manichéenne d’une société constituée de « ceux qui commandent et ceux qui demandent », mais cela mettrait fin au système de clientélisme dont dépendent les hommes politiques. On peut alors se demander dans quelle mesure la manière dont ce programme d’habitation est mis en œuvre ne sert pas avant tout à rappeler la position de chacun dans la hiérarchie sociale et à réactiver les liens de clientélisme entre d’une part les plus démunis de la population et les hommes politiques toujours très nombreux lors de la remise des clés.
Bibliographie
- Garcia, A. 1993. « Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 98, p. 20-33.
- Martig, A. J. 2014. « Dignité, droits et performativité. Le mouvement des sans-terre du Brésil. », Cultures Kairós. Revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants, n° 4, « Justice, Droits et Performativité ».
- Pinto, C. R. J. 2008. « Nota sobre a controversa Honneth-Fraser informada pelo cenário brasileiro », Lua Nova, n° 74, p. 35-58.
- Raposo, O. 2012. « A insistência no mito favela », in Cachado, R. Á. et Baia, J. (dir.), Políticas de Habitação e Construção Informal, Lisbonne : Editora Mundos Sociais, p. 71-88.
- Sales, T. 1994. « Raizes da desigualdade social na cultura politica brasileira », Revista Brasileira de Ciências Sociais, n° 25, p. 26-37.
- Soares, G. R. 2010. Les Favelas de Rio de Janeiro – Histoire et droit, XIXe-XXe siècles, Paris : L’Harmattan.
- Souza, J. 2003. A construção social da subcidadania : para uma Sociologia Política da modernidade periférica, Belo Horizonte : Editora daUFMG.
- Valladares, L. 2006. La Favela d’un siècle à l’autre. Paris : Éditions de la MSH, coll. Horizons américains.
- Valladares, L. 2008. A invenção da favela. Do mito de origem a favela.com, Rio de Janeiro : FGV Editora.