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Ce que l’énergie fait à la ville : une perspective historique

Les transitions énergétiques remodèlent-elles l’organisation des villes ? Dans le cadre du partenariat de Métropolitiques avec le Prix de thèse sur la ville, Julie Roland et Jean Soumagne présentent le travail de Clarence Hatton-Proulx, Grand Prix 2024, qui analyse cette question au prisme du Montréal des années 1945-1980.

Tout le monde a en tête le machiavélique juge Doom de Qui veut la peau de Roger Rabbit. Nous sommes en 1947, à Los Angeles, et il symbolise ce que le pétrole s’apprête à changer dans la forme et l’organisation des villes occidentales après-guerre : le début des autoroutes interconnectées, des pavillons étalés et la fin du « village urbain ». De façon précise, détaillée et plus… scientifique, le travail de Clarence Hatton-Proulx [1] revient sur cette question : que fait l’énergie à la ville ?

Retraçant l’histoire des changements d’énergies à Montréal de 1945 aux années 1980 et le passage du couple énergétique bois-charbon au couple électricité-pétrole, il analyse les conséquences urbaines et sociales des transitions énergétiques de ce passage d’énergies « manuelles », pour lesquelles le consommateur est aussi acteur, à des énergies en réseaux et invisibles. Il détaille les logiques économiques, sociales et politiques à l’œuvre. Incidemment, cette histoire d’une transition énergétique, de la pénurie à l’abondance, permet d’appréhender l’étendue et le type de changements qui pourraient nous attendre. Alors que le réchauffement climatique nous enjoint à des changements énergétiques et à passer d’une société carbonée à des énergies dites « neutres en carbone », comprendre les implications urbaines et paysagères de l’énergie ouvre des perspectives.

Des choix « énergivores » engageant tout le Québec

Le travail mené par Clarence Hatton-Proulx s’intéresse aux interdépendances profondes entre ville et énergie. Avec de nouveaux besoins naissent de nouveaux usages, modifiant la nature des infrastructures qui permettent de nous déplacer, nous éclairer, nous chauffer, d’utiliser nos appareils technologiques, comme les architectures du bâti qu’elles raccordent. Avec elles, de nouvelles interdépendances s’esquissent entre territoires, groupes sociaux ou catégories d’acteurs.

Croisant les sciences humaines et sociales et les sciences de l’environnement, fort d’un vaste corpus d’archives et de témoignages savamment exploité, Clarence Hatton-Proulx décrit et analyse les impacts des choix énergétiques sur la construction de Montréal, métropole en pleine croissance durant les Trente Glorieuses, avec trois enseignements majeurs. D’abord, ces transitions ont des effets qui se répercutent dans l’organisation globale de la ville et se retrouvent dans chaque quartier. Ensuite, les logiques métropolitaines dépendent des politiques énergétiques nationales. Enfin, si les entreprises et les collectivités sont centrales pour comprendre les dimensions économiques et sociales des transformations à l’œuvre, le rôle des associations et groupements de citoyens est également majeur.

Les villes, rappelle-t-il, sont surtout des zones de consommation d’énergie depuis la révolution industrielle. Elles représentent actuellement 66 à 75 % de la consommation énergétique mondiale. Mais l’auteur n’oublie pas qu’elles transforment, au-delà de leur espace propre, les territoires qui fournissent les ressources naturelles à leur fonctionnement. Dans le cas de Montréal, les questions propres à la métropole ont des répercussions sur toute la province du Québec et sur le Canada dans son ensemble… et réciproquement. Dans un tableau exemplaire de progressivité et de précision couvrant plus de trois décennies, le travail souligne ainsi les ambivalences et ambiguïtés inhérentes à la présence des grands équipements industriels en milieu urbain et les relie au contexte géopolitique : malgré les découvertes pétrolières de l’Ouest canadien, le nationalisme québécois conduit à privilégier les grands chantiers hydroélectriques du Nord-Québec pour approvisionner les villes du Saint-Laurent.

Interrogeant les politiques énergétiques, l’auteur analyse l’agentivité nécessaire à la construction des réseaux et la capacité du capitalisme à changer la ville. Il conclut que « le système de l’énergie en réseau s’inscrit pleinement dans le capitalisme industriel, la croissance future comme horizon infini et régulier, encourageant la surcapacité infrastructurelle… ». Il analyse ainsi comment, à Montréal, la tendance des prévisionnistes à surestimer la consommation électrique afin d’encourager la mise en chantier des barrages a joué le rôle de prophétie autoréalisatrice. L’optimisme et la croyance en un monde de croissance infinie des analystes induisent la création de modèles de consommation énergivore, « [confondant] la probabilité qu’un scénario se réalise avec le désir qu’il se matérialise ».

Croissance de la consommation et « tuilage » des énergies

L’expression même de « transitions énergétiques » est aujourd’hui remise en cause tant les énergies se superposent à l’échelle mondiale plus qu’elles ne se substituent. Elle s’avère toutefois judicieuse pour penser les villes d’après-guerre et le temps long des évolutions dans l’usage des énergies. La thèse permet ainsi d’appréhender les mécanismes d’introduction de nouvelles énergies, l’espace occupé par celles-ci, la forme des réseaux et la nature des infrastructures qu’elles supposent et les promesses de progrès qu’elles induisent, voire produisent. Par exemple, les « plex » (immeubles mitoyens de deux ou trois niveaux) étaient la norme au temps du charbon. Ils permettaient, par la mitoyenneté et la compacité, d’éviter les déperditions de chaleur. Une cour à l’arrière disposait d’appentis pour le stockage du charbon, tandis que la coursive devant les appartements servait à entreposer le bois de chauffage. À l’intérieur, la vie s’organisait autour de la pièce disposant d’un poêle. Les transports lents étant la norme, le quotidien s’agençait aussi dans une logique de proximité d’approvisionnement et de densité de services proposés. À l’inverse, le développement en banlieue de Montréal de la maison individuelle confortable, intégralement chauffée par le sol et au fioul, avec sa cuve disposée en sous-sol et son garage, fut rendu possible par des énergies plus facilement transportables (l’électricité) et plus efficaces pour se chauffer (le fioul) et se déplacer (l’essence).

Reprenant le discours dominant sur le passage d’une vision techniciste des rapports ville-énergie à une vision environnementaliste plus globale, l’auteur resitue ainsi le cas de Montréal dans le cadre de l’émergence d’une société de confort et de consommation succédant à celle marquée par le risque de pénurie. Le passage d’une urbanisation dominée par les « plex » depuis la fin du XIXe siècle à des habitats individuels dissociés et suburbains, dont la part s’accroît dès les années 1940, s’inscrit dans cette logique. Plus amples et moins bien isolés, ces « bungalows » étaient tributaires d’un approvisionnement abondant en énergie bon marché. Le passage décisif fut celui de l’unique poêle à bois ou à charbon à la « fournaise » de chauffage central au fioul et, enfin, au chauffage électrique. À ce stade, la population montréalaise s’est trouvée peu à peu prise en étau entre les injonctions du discours moderniste sur l’accès au grand confort énergétique dans des logements rationnels et spacieux et l’incitation, tardive, aux économies d’énergie. Sur la fin de la période, ces efforts, combinés au ralentissement de la croissance démographique de la métropole, furent d’ailleurs largement compensés par la transformation concomitante des ménages, avec la diminution du nombre de personnes par ménage et la hausse du nombre des ménages. Cette évolution sociologique majeure explique in fine la modestie de l’inflexion de la consommation énergétique urbaine.

Passés de la précarité énergétique du début des années 1950 au luxe du confort thermique, les citadins ont tenté de lutter contre les hausses des tarifs énergétiques. Ils ont aussi commencé à se mobiliser contre les nuisances des installations nécessaires à la distribution des diverses énergies, progressivement « redécouvert[e]s ». Derrière le mythe d’une énergie devenue invisible et distribuée par des réseaux tout aussi absents du paysage urbain, des quartiers entiers ont été pollués, comme ceux situés à proximité des infrastructures pétrolières. De plus, les terres de nombreuses populations autochtones ont été détruites avec les barrages fluviaux. Loin d’être neutres, ces choix énergétiques et les grandes infrastructures qui les accompagnent « imposent et verrouillent certains usages et pétrifient certains rapports de pouvoir dans l’espace et dans le temps ».

Les enjeux contrastés des relations villes-énergies

À partir de cette « métropole énergivore dans un pays énergivore » (le Canada consomme deux fois plus d’énergie que la Suède par habitant), l’auteur définit excellemment la mutation d’un paysage énergétique urbain où « la crainte de la pénurie et le rêve d’abondance sont les deux faces d’une même pièce dans l’histoire de l’environnement, de l’énergie, de l’économie ». Il souligne à quel point la transition énergétique est une co-construction entre producteurs, consommateurs et « autorités » publiques, avec la spécificité au Québec du poids écrasant historiquement de la société Hydro-Québec. La construction d’infrastructures et de réseaux implique des investissements qui doivent être amortis par la consommation. Aussi, le développement des modèles de consommation est mis au service du rendement des investissements colossaux déployés par les sociétés d’énergies. En témoignent des actions telles que la communication marketing ou l’imposition de normes de consommation, comme celle du thermostat pour contrôler la température intérieure ou le nombre de prises électriques par logement. Elles induisent un rendement et un retour sur investissement dont les premiers consommateurs seront les habitants de Montréal.

Cet examen de la trajectoire des systèmes énergétiques et du « métabolisme urbain » qu’ils emportent montre le très grand nombre de leviers techniques, urbanistiques, économiques, politiques et sociaux simultanément à l’œuvre. L’auteur ne croit pas à un déterminisme énergétique et, s’il dénonce des logiques de « colonisation énergétique » (notamment l’imposition de barrages dévastateurs dans les territoires autochtones du nord de la province pour alimenter les villes des rives du Saint-Laurent), il a le souci de ne pas considérer que la recherche du profit ait été le seul critère des politiques conduites. Il souligne que des « idéaux de démocratisation de la consommation » et de justice sociale animaient aussi les promoteurs du productivisme motivés par la volonté de réduire la précarité énergétique et ses conséquences, notamment sanitaires, comme par le souhait de donner aux plus modestes l’accès au confort standardisé des classes aisées.

Derrière l’histoire sociale et matérielle des transitions énergétiques urbaines à Montréal, Clarence Hatton-Proulx réfléchit sur la ville à partir d’un objet absent. L’énergie, aujourd’hui invisible à l’œil nu, est nécessaire au fonctionnement urbain. Donnant à voir les infrastructures et les réseaux que cet absent emporte, il interroge les comportements qu’ils engagent et les effets de la domination de préoccupations techniques dans les choix politiques. En évaluant les coûts matériels, environnementaux et sociaux de l’énergie, il oblige à regarder le temps long des effets sociaux et environnementaux associés aux transitions énergétiques.

À l’aube d’une nouvelle transition, la thèse de Clarence Hatton-Proulx nous interroge sur les conditions économiques, environnementales mais aussi sociales et politiques du déploiement de nouvelles énergies et de leurs usages. Alors que le contexte de réchauffement climatique va obliger à faire des choix majeurs, ce travail ouvre une réflexion stimulante.

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Pour citer cet article :

Julie Roland & Jean Soumagne, « Ce que l’énergie fait à la ville : une perspective historique », Métropolitiques, 28 novembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Ce-que-l-energie-fait-a-la-ville-une-perspective-historique.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2105

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