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Débats

Et si on essayait VRAIMENT la mixité ?

Les difficultés croissantes rencontrées par certains élus à assurer une coexistence pacifique entre tous les groupes de leur territoire, et la description de logiques communautaires exclusives dans un contexte social tendu par les attaques terroristes conduisent à ouvrir une discussion sur le bien-fondé des politiques visant plus de mixité sociale. Frédéric Gilli prend position sur cette évolution du débat public.

La mixité n’a pas bonne presse, le modèle d’intégration à la française non plus… au motif que les cités sont à cran, au prix de quelques amalgames rapides sur les banlieues et le terrorisme et en s’appuyant sur l’aggravation de la situation depuis quemanlques années, on en vient à tirer hâtivement la conclusion que l’un des volets de la politique urbaine des dernières années, la mixité, ne marche pas. C’est une faute logique et politique.

La mixité ne se résume pas aux nécessaires logements sociaux

C’est une faute logique parce que c’est construire très vite un lien de causalité entre un regard subjectif – « ça va plus mal aujourd’hui » – et un objectif politique tenant plus du totem que du décret en Conseil d’État – « la mixité ». Ce raccourci rapide s’explique par la tendance à considérer que le plan masse et le pourcentage de logements sociaux résument une politique urbaine. C’est un double leurre.

D’abord, cette approche de la ville par la reconstruction des immeubles et les bâtiments publics relègue au second plan les enjeux d’emploi, les parcours scolaires, la qualité des commerces… C’est l’idée que l’habitat se limite aux bâtiments. Le bâti est important mais ce n’est pas tout : politiques d’attribution (de peuplement) des bailleurs, qualité de l’entretien du parc (et des ascenseurs), gestion des espaces publics (ou pas), qualité des relations bailleurs–locataires… tous ces éléments sont déterminants. Ce n’est pas seulement parce que l’on aura réservé x % d’habitat social dans un programme que l’on aura conduit une politique de mixité sociale. Un pourcentage minimum de logements sociaux par commune est un point de départ, un socle sans lequel il est impossible de construire de politique de l’habitat. Ce n’est en aucun cas un aboutissement et il est absurde de le considérer comme tel.

Des politiques publiques à mi-chemin

Surtout, le problème est que les discours sur les échecs de la mixité sont en décalage avec la réalité de ce qui a vraiment été fait. La mixité a occupé beaucoup de place dans les discours politiques, c’est un fait. Son importance concrète dans la réalité des politiques publiques déployées sur le terrain est plus discutable. On dénonce l’échec des politiques de la « mixité » au motif qu’elles n’ont pas cassé les replis communautaires, mais on ne se soucie pas des politiques de « peuplement » conduites sans discontinuer par les bailleurs qui concentrent les locataires en fonction de leurs origines. On dénonce l’échec des tentatives pour insérer des logements sociaux dans le tissu pavillonnaire, mais on oublie que, souvent, le « quota » de logements sociaux se traduit pour les aménageurs par la concession d’un carré de logements collectifs en R+2 [1] dans un lotissement pavillonnaire. On dénonce l’inefficacité des contraintes SRU [2] à réellement casser les stigmates territoriaux, voire leur propension à multiplier les « petits ghettos », et on passe sous silence le fait que les maires rétifs créent ces phénomènes en choisissant de concentrer leurs quotas dans des quartiers relégués aux limites communales. Cette continuation (à plus petite échelle) des ZUP est évidemment à mille lieues de l’idée d’une dispersion des logements sociaux visée par les politiques de « mixité » – sans compter les communes qui refusent encore et toujours de même appliquer les lois en la matière…

De fait, on tire à vue sur l’échec de la mixité alors qu’elle n’a été tentée que très ponctuellement, pas évaluée sérieusement et que l’on oublie le contexte global dans lequel les 15 dernières années se sont passées. On oublie l’assèchement budgétaire des associations, on oublie l’abandon des objectifs de l’ANRU 1 en matière de développement économique, on oublie l’accumulation des années et des générations, on oublie l’accentuation des tensions internationales… on oublie aussi que beaucoup de ces jeunes qui ont grandi au cœur des cités dans les années 1990 sont aujourd’hui de paisibles familles installées dans des pavillons « normaux », avec un boulot « normal », des enfants « normaux » et des voisins « normaux » [3]. Les gens « normaux » n’ont pas d’histoire, c’est bien connu…

Les postures et tirades ont un effet dévastateur sur le monde réel

C’est pour cette raison que, deuxièmement, la faute est aussi politique : crier haro sur la mixité c’est partir d’analyses au mieux tronquées, au pire inexactes, pour alimenter un discours participant du problème.

Si l’on ne suit pas seulement la chronique des faits divers dans les quartiers les plus sensibles mais que l’on s’intéresse précisément à ces gens « normaux », à leur regard sur la France et ses territoires, si l’on va dans les quartiers ou les villages interroger patiemment ceux qui sont restés ou qui viennent d’arriver sur leur vision de leur agglomération et des grands enjeux pour y vivre mieux, le sentiment qui ressort est très différent des grandes tirades et des injonctions médiatiques.

Il y a un décalage avec la réalité des attentes. Dans le cadre de mon activité professionnelle, j’ai pu analyser le contenu de plus de 1 300 entretiens semi-directifs ouverts administrés auprès d’échantillons représentatifs d’habitants rencontrés dans une quinzaine de territoires au cours des deux dernières années [4]. Bien sûr, la question de la mixité n’est pas explicitement abordée dans tous les entretiens, puisque les interviewés sont totalement libres de définir et traiter les sujets qu’eux-mêmes identifient comme stratégiques pour l’avenir de leur territoire. Toutefois, une part significative d’entre eux pointe la question de la capacité de tous à coexister sur un même territoire comme une préoccupation croissante. Les habitants ne cessent de demander plus de liens d’inclusion : « les gens d’Aubervilliers, ils veulent pas aller voir ailleurs ; même les gens d’ailleurs, ils veulent pas aller voir ailleurs et… il faut que ça change sinon le monde, il va pas évoluer », dit un lycéen de la ville. Un étudiant de Saint-Denis renchérit : « Si de grandes entreprises mettent leur siège à Saint-Denis ou Aubervilliers, les cadres de ces entreprises, ils vont côtoyer les gens sur place, c’est obligé, parce qu’ils vont prendre les moyens de transport en même temps, et puis ceux qui sont là-bas ils vont prendre exemple ; les jeunes, ils vont dire : “Quand je vais grandir, je veux être comme ça” ». Dans la même veine, une mère de famille plaide pour qu’il y ait « plus de “bonnes familles” dans la banlieue, pour que leurs enfants soient proches des enfants des familles “chaudes” ». Spontanément, les habitants des quartiers les plus populaires regrettent que la première vague ANRU n’ait pas assez souvent été l’occasion d’une déségrégation plus volontariste ; ils demandent de l’Égalité – le mot revient de manière massive partout, quel que soit le territoire.

Une forte attente des habitants

En dehors d’une petite partie de population qui se satisfait de la séparation des populations malgré les tensions violentes qu’elle génère, la plupart des personnes rencontrées considèrent que ce renoncement à la mixité nourrit la méfiance et fait peser un climat lourd sur la France. Un garagiste d’Aulnay-sur-Mauldre (Yvelines) note ainsi : « Il y a un aspect des choses qui est délicat, c’est la sécurité, liée au terrorisme islamiste. Il y a beaucoup, beaucoup d’amalgames avec les musulmans. C’est dommageable pour le développement du territoire. Il faut absolument qu’il y ait des communications, des débats, des échanges ». Une jeune vendeuse en recherche d’emploi de Mantes-la-Jolie précise son inquiétude : « Je trouve qu’on se désunit. Entre les villes, avec Les Mureaux, Mantes, c’est comme s’il y avait une forme de jalousie, de discrimination, et je pense que si on n’arrange pas ça vite, ça pourrait faire des dégâts, notamment à cause de ce qui se passe en France aujourd’hui, de mettre des gens dans des cases, que ça soit par rapport à la religion, par rapport à la classe de vie, voilà, on a vraiment peur de ne pas faire face et de commencer à se taper les uns les autres, on n’a pas du tout envie de ça, on a envie de monter, enfin de monter vers le haut, et d’avancer et non pas de reculer ».

On est loin d’une France trop vite résumée à trois populations regroupées dans trois types de territoires : des pauvres immigrés concentrés dans les banlieues les plus populaires et dangereuses du pays, des petits blancs fragilisés et repliés qui ont réussi à échapper à ces quartiers mais se trouvent relégués dans des pavillons à l’écart de la vitalité métropolitaine, et une bourgeoisie de centre-ville installée et connectée dont les rejetons bohèmes gentrifient autant qu’ils peuvent les proximités des beaux quartiers. La liste des articles scientifiques déconstruisant chacun de ces clichés est trop longue à parcourir, et pourtant ce sont ces raccourcis qui alimentent à flux tendu les discours sur la faillite de la mixité.

Un travail d’exploration mené pour le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) l’an dernier dans de nombreuses périphéries métropolitaines [5] révélait même une France plutôt apaisée et assez étonnée que l’on s’en étonne. Inquiète de l’avenir de ses enfants, oui ; soucieuse du devenir de ses villages et ses paysages, indéniablement ; sensible au risque de désagrégation du pays, aussi. Mais assez sûre de ses atouts et indignée que les dirigeants aient une tendance systématique à les galvauder !

Cette anxiété a donc des causes bien identifiées ; c’est notamment une conséquence directe de la moindre capacité de nos sociétés à produire de l’« inclusion » : les formes de reconnaissance, de dignité qui ont longtemps été liées aux communautés de travail, de quartier, de sociabilité, sont ébranlées. Sauf à renoncer devant les communautarismes exclusifs, c’est précisément un enjeu de la « mixité » et un sujet que les politiques doivent saisir de manière offensive… La France dispose de toutes ressources historiques, philosophiques et sociales pour cela. Car cette anxiété qui traverse le pays est aussi le reflet, en creux, des ambitions que les habitants considèrent comme légitimes simplement parce qu’ils vivent en France. Ces attentes s’apprécient donc à l’aune des chances que tous prêtent à un pays dont ils voient les richesses et dont ils estiment que les dirigeants successifs sont en train de les gâcher. Loin d’un déclinisme généralisé, les personnes rencontrées connaissent, nomment et valorisent les atouts économiques, culturels, diplomatiques du pays… Ce n’est donc ni un pays rance, ni une France repliée et refusant la mixité que l’on rencontre, mais un pays inquiet de se sentir lâché par ses élites, qui constate, impuissant, la crise démocratique et les risques qu’elle fait peser sur le développement du pays.

Un renoncement politique ?

Le fait est que tout un pan de la population, de tous bords politiques, vit bien avec l’idée d’une France ouverte et assumant sa diversité, considérant qu’il est important d’œuvrer activement pour favoriser cette mixité, faute de quoi la tendance naturelle pousse à la ségrégation et à l’éclatement. Mais – c’est là que le bât blesse – beaucoup de ces personnes disent vivre d’autant mieux qu’ils arrivent à se préserver du climat de tension soufflé et entretenu par les médias et la classe politique nationale. Ils s’en tiennent éloignés pour se préserver de ses errements… Le problème est évidemment que, à force de se désintéresser du champ politique, ils laissent une place croissante à ceux, toujours mobilisés, qui propagent un discours de rejet ; ils se font plus entendre et pèsent ainsi sur les représentations des dirigeants. Peut-être pourrait-on arrêter de prêter les pires idées à nos concitoyens et faire le pari qu’ils sauront simplement faire ce qu’il faut pour mieux vivre ensemble – si toutefois on créée les conditions pour cela.

La mixité, c’est une politique urbaine, mais c’est aussi une certaine idée de la France. À restreindre le sujet à la seule question des objets, des revendications, de l’urbanisme opérationnel, la vraie nature des enjeux a été perdue de vue. Ainsi, non seulement les actes manquent, mais les mots finissent aux aussi par manquer.

La mixité ne marche pas ? On le saura peut-être quand on aura vraiment essayé…

La cohabitation ne marche pas ? Et si on faisait un peu confiance aux gens… ?

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Pour citer cet article :

Frédéric Gilli, « Et si on essayait VRAIMENT la mixité ? », Métropolitiques, 26 janvier 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Et-si-on-essayait-VRAIMENT-la.html

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