Depuis les années 1980, de nombreuses grandes villes des pays du Nord sont affectées par la gentrification : des ménages de classes moyennes-supérieures s’installent dans des quartiers anciennement habités par des ménages de milieux populaires, conduisant à des formes plus ou moins durables de cohabitation entre des populations de différents milieux sociaux (Lees, Slater et Wyly 2008). Ces rapports de cohabitation ont, jusqu’ici, presque toujours été analysés à travers les sociabilités et les pratiques locales des habitants adultes, laissant apparaître un faible mélange social entre les habitants de classes moyennes-supérieures et les habitants de milieux populaires (Clerval 2008). Cependant, les quartiers gentrifiés ne se composent pas seulement d’adultes. Qu’en est-il des enfants ? Comment se caractérisent leurs sociabilités ? Pratiquent-ils davantage la mixité sociale que leurs parents ? Ces questions sont au centre d’une recherche que nous avons menée dans trois quartiers gentrifiés de Paris, Londres et San Francisco (Lehman-Frisch, Authier et Dufaux 2012).
À Paris, notre observation a porté sur des enfants âgés de 9 à 11 ans scolarisés dans deux écoles primaires, l’une publique et l’autre privée, situées dans le quartier des Batignolles (17e arrondissement). Ancien quartier populaire investi par des ménages de classes moyennes-supérieures à partir des années 1990, les Batignolles forment aujourd’hui un quartier gentrifié, socialement mixte, dans lequel cohabitent des cadres et professions intellectuelles supérieures, des ouvriers, des employés, ou d’anciens ouvriers et employés, et un quartier « familial » où les enfants sont démographiquement surreprésentés et très visibles dans l’espace public. Pour y saisir les sociabilités quotidiennes des enfants, nous avons conduit des entretiens individuels d’une vingtaine de minutes, au cours desquels les enfants (47 au total) étaient invités à exprimer leurs pratiques à partir de photos du quartier. Ce matériau a été complété par d’autres entretiens réalisés avec leurs parents et leurs enseignant(e)s.
Un « agréable mélange d’enfants »
L’examen des relations sociales quotidiennes des enfants, à l’école mais aussi en dehors de celle-ci, dans le quartier et hors du quartier, révèle d’abord l’intensité des sociabilités enfantines dans le quartier gentrifié. C’est ce que confirment les parents, qui, interrogés sur la localisation du domicile des amis de leurs enfants, répondent « le quartier » sur le ton de l’évidence. La plupart des relations des enfants sont des amis d’école, qu’ils fréquentent régulièrement dans le contexte scolaire, mais aussi souvent en dehors de l’école. Dans le quartier, nombre d’entre eux côtoient également d’anciens amis d’école, des enfants rencontrés dans des activités extra-scolaires, des petit(e)s voisin(e)s ou des cousin(e)s. Ces sociabilités attestent d’un ancrage local plus important que dans le cas des adultes, et notamment de leurs parents – même si ces derniers reconnaissent un certain recentrage de leur vie sociale sur le quartier, lié à l’arrivée de leurs enfants. Elles donnent à voir, de surcroît, un « agréable mélange d’enfants » (Ball, Vincent et Kemp 2008). Bien plus souvent que les adultes des quartiers gentrifiés en général, et que leurs parents en particulier, ils ont, en effet, des relations avec des enfants de milieux sociaux différents du leur.
Des rapports à la mixité sociale à géométrie variable
Ces sociabilités nombreuses et mélangées se déroulent dans différents lieux du quartier. En toute logique, l’école en constitue un lieu privilégié. Cependant, les enfants déploient également leurs relations sociales hors de l’école. Ainsi, le parc Martin Luther King, que les enfants interrogés citent volontiers comme leur lieu préféré des Batignolles, fait figure de véritable espace partagé du quartier : tous les enfants s’y rendent (même s’ils le font à des fréquences variées) et, plus qu’un terrain de jeu, c’est pour eux le lieu où ils retrouvent leurs camarades d’école ou d’ailleurs, et parfois même des amis rencontrés dans le parc. Le logement (le leur ou celui de leurs ami(e)s) est un autre support important de leurs sociabilités : ils y invitent souvent leurs amis (ou sont invités chez eux) pour leurs fêtes d’anniversaire, pour jouer quelques heures ou encore pour des « pyjama parties ». Les activités sportives, ludiques ou culturelles auxquelles ils participent à l’école (en dehors du temps scolaire – par exemple, dans le cadre des « Ateliers bleus » organisés par la municipalité), dans le quartier, voire hors du quartier, sont aussi des lieux où ils développent des relations, qui peuvent être ou non prolongées dans d’autres contextes. Notons que selon leur genre, les enfants ont des usages différenciés de ces lieux : les garçons ont plutôt tendance à voir leurs amis d’école au parc, tandis que les filles, si elles y rencontrent, elles aussi, parfois leurs amies, les invitent davantage dans leur logement.
Or les sociabilités qui se jouent dans ces différents lieux ne sont pas exactement les mêmes et tout se passe comme si les enfants pratiquaient une mixité à géométrie variable. Ainsi, le mélange social se déploie de façon plus marquée à l’école que dans le quartier. La plus grande ouverture à la mixité dans le cadre de l’école est liée à la composition sociale des classes étudiées (et, plus largement, de leurs écoles), qui comprennent toutes deux à la fois des enfants issus des couches populaires et des classes moyennes-supérieures. Cependant, elle est plus accentuée dans l’école publique que dans l’école privée. Dans la première, qui se caractérise par un éventail plus large des catégories socio-professionnelles des parents, presque tous les enfants interrogés ont des affinités avec des camarades d’un autre milieu social que le leur. Dans la seconde, où le spectre des origines sociales des enfants est plus restreint, leurs sociabilités sont légèrement moins mélangées dans l’ensemble. Dans le quartier (hors de l’école), à l’exception du parc, qui constitue un lieu de côtoiement des enfants de différents milieux sociaux, les sociabilités tendent à être moins mixtes qu’à l’école : dans le logement, dans les activités extra-scolaires et dans les autres lieux du quartier (voire hors du quartier), les relations sociales des enfants s’inscrivent plutôt dans leur propre milieu social.
Effets de classe… et effets d’espace
La mixité des sociabilités enfantines selon les lieux est structurée par des effets de classe. Les enfants des classes moyennes-supérieures attestent ainsi de relations sociales plus mixtes que ceux des couches populaires, ou plus précisément ils tendent à cumuler des relations de différents milieux sociaux dans divers lieux. À l’école, ils attestent de sociabilités plus mixtes que les enfants d’origine populaire. Hors de l’école, leurs relations se recentrent sur les enfants de même milieu social, et ils voient ces amis lors de leurs activités extrascolaires, parfois au parc, mais principalement dans le logement à travers des invitations croisées ; s’ils invitent également occasionnellement chez eux des enfants d’origine populaire, ils se rendent très rarement à leur domicile, révélant une importante dissymétrie sociale dans l’usage du logement. Les enfants des couches populaires, quant à eux, ont des sociabilités relativement moins mixtes à l’école que leurs camarades des couches moyennes-supérieures, et hors de l’école ils invitent moins souvent leurs amis chez eux (en raison de conditions de logement perçues comme moins favorables, voire défavorables), a fortiori lorsque ceux-ci sont issus des couches moyennes-supérieures. Ces enfants (et plus encore les garçons) déploient plutôt leurs sociabilités (principalement populaires) dans le parc du quartier.
Globalement, la tendance à une moindre ouverture des sociabilités dans le quartier qu’à l’école, qui vaut pour les enfants d’origine populaire comme pour ceux des classes moyennes-supérieures, correspond à deux logiques différentes. Les premiers semblent obéir à une logique de repli social : leurs relations sont plus contraintes que choisies, une situation souvent renforcée par de fortes sociabilités familiales favorisées par la proximité géographique de la famille. À l’inverse, pour les enfants des classes moyennes-supérieures, c’est comme si leurs parents opéraient un rééquilibrage social par rapport aux sociabilités plus mixtes entretenues à l’école, en contrôlant les fréquentations de leurs enfants à travers les invitations dans le logement, la sélection des activités extra-scolaires, etc.
Cette influence du milieu social sur l’ouverture des sociabilités enfantines est modulée par la distance spatiale (du domicile par rapport au quartier). C’est particulièrement net dans le cas des enfants de milieu populaire, comme le montre le cas des enfants d’origine populaire de l’école publique, qui n’habitent pas tous les Batignolles : alors que ceux qui habitent le quartier gentrifié ont quelques amis issus des classes moyennes-supérieures, c’est beaucoup moins le cas de ceux qui résident dans le quartier populaire voisin des Épinettes, dont les sociabilités sont beaucoup plus repliées sur leur milieu social. Autrement dit, la proximité spatiale favorise ici la proximité sociale et ouvre les enfants à une certaine mixité sociale entre « voisins ».
Des sociabilités sous contrôle
Les enfants ne développent pas leurs sociabilités en toute indépendance, et celles-ci sont évidemment en partie structurées par les stratégies éducatives des parents. Cela est particulièrement vrai pour les classes moyennes-supérieures. Ces parents insistent de façon assez consensuelle sur la nécessité d’un apprentissage de la mixité pour leurs enfants. Cependant, ils tendent à encadrer leurs sociabilités beaucoup plus strictement que ne le font les parents d’origine populaire : en accompagnant presque systématiquement leurs enfants au parc, en recevant leurs amis d’école (et notamment ceux d’origine populaire) dans leur logement, ou en encourageant la pratique d’activités extra-scolaires distinctives (et donc la rencontre avec d’autres enfants du même milieu social), tout se passe comme s’ils encourageaient l’ouverture des relations sociales de leurs enfants tout en les gardant sous contrôle.
En même temps, ces parents de classes moyennes-supérieures n’accordent pas tous la même importance à la mixité sociale et au quartier dans leur stratégie éducative, et en fonction de cela ils encouragent plus ou moins l’ouverture des sociabilités de leurs enfants. Par conséquent, ils sont plus ou moins enclins à y exposer leurs enfants selon les lieux où elle se déploie. Cela s’exprime bien sûr dans le choix de l’école, publique ou privée, mais pas seulement. Telle mère (professeure des écoles), par exemple, considérant le quartier comme « une école de la vie », estime important que son fils soit confronté à la mixité sociale à la fois à l’école publique, dans le logement et dans le quartier en général, ce qui se traduit par un réel mélange social des sociabilités de son fils. À l’opposé, pour une autre mère (architecte), « la diversité sociale a ses limites », et si elle tolère la mixité des relations sociales de sa fille dans le cadre de l’école primaire publique, elle s’efforce – avec succès – de rééquilibrer ses sociabilités en organisant la plupart de sa vie sociale dans son milieu social, en dehors du quartier, avec des enfants qui « ressemblent » à sa fille, qui sont « encadrés à la maison par leurs parents ».
Conclusion
Les sociabilités des enfants, dans le quartier des Batignolles, sont à la fois plus nombreuses et plus ouvertes socialement que celles de leurs parents – et que celles des adultes des quartiers gentrifiés en général. En même temps, l’ouverture de ces sociabilités se décline de façon nettement différenciée à la fois selon les lieux du quartier (école, logement, parc, etc.), et selon les milieux sociaux, tandis que les parents, et plus particulièrement ceux des classes moyennes-supérieures, jouent un rôle fondamental dans l’organisation de la vie sociale de leurs enfants. Ces sociabilités mélangées ont des conséquences sur les pratiques : en côtoyant des enfants d’autres milieux sociaux, les enfants développent des pratiques qui se rapprochent. Ainsi, par rapport à ce qui a été observé dans d’autres contextes urbains (Lareau 2003), les enfants de classes moyennes-supérieures des Batignolles vont plus souvent au parc, et les enfants de milieux populaires participent davantage à des activités organisées. On retrouve ces grands résultats dans les deux autres quartiers gentrifiés de notre recherche, à San Francisco et à Londres, avec quelques différences, cependant : à Noe Valley (San Francisco), par exemple, les sociabilités des enfants sont considérablement plus dispersées qu’aux Batignolles, en raison d’une plus faible densité de l’habitat et d’un système d’affectation scolaire indépendant du principe de sectorisation géographique. De plus, parce que les enfants d’origine populaire et ceux de classes moyennes habitent à une plus grande distance les uns des autres, ils ont beaucoup moins tendance à se voir en dehors de l’école. Enfin, à Noe Valley, les parents des classes moyennes-supérieures envisagent davantage la question de la mixité (pour l’encourager ou la freiner dans les sociabilités de leurs enfants) du point de vue ethnique, de l’orientation sexuelle (des familles), voire du handicap, que du point de vue social.
Bibliographie
- Ball, Stephen, Vincent, Carol et Kemp, Sophie 2004. « “Un agréable mélange d’enfants…” : prise en charge de la petite enfance, mixité sociale et classes moyennes », Education et Sociétés, n° 14, p. 13‑31.
- Clerval, Anne. 2008. La Gentrification à Paris intra-muros : dynamiques sociales, rapports sociaux et politiques publiques, thèse de doctorat en géographie, université de Paris‑1.
- Lareau, Annette. 2003. Unequal Childhoods : Class, Race and Family Life, Berkeley : University of California Press.
- Lees, Loretta, Slater, Tom et Wyly, Elvin (dir.). 2008. Gentrification, New York/Londres : Routledge.
- Lehman-Frisch, Sonia (dir.), Authier, Jean-Yves et Dufaux, Frédéric. 2012. « Les enfants et la mixité sociale dans les quartiers gentrifiés à Paris, Londres et San Francisco », Dossier d’études, n° 153, Caisse nationale des allocations familiales.