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Débats

La métropole, lieu de la réconciliation écologique et sociale ?

Les métropoles cristallisent la tension politique entre urgences écologiques et priorités sociales : sont-elles le lieu d’un sacrifice des plus pauvres sur l’autel d’une écologie de privilégiés ? À partir d’une comparaison entre Lyon et Minneapolis, Cynthia Ghorra-Gobin montre que, loin des caricatures, les institutions métropolitaines pourraient être des actrices clefs de la transformation écologique et sociale des territoires.

Pour de nombreux chercheurs en sciences sociales, francophones ou anglophones, la « métropole » représente l’incarnation de la politique néolibérale (Adam et Comby 2020 ; Morel et Pinson 2018 ; Pinson 2019) [1]. En France, elle est devenue un objet à part entière du débat politique : elle casse le mythe d’un territoire national uniforme et traité à égalité (Estèbe 2015) et percute un élément majeur de l’édifice national, le « fait communal » (Caillosse 2010). Perçues au choix comme des entités « barbares » (Faburel 2018 ; Vermeren 2021), comme « prédatrices de richesses territoriales » (Bouba-Olga et Grossetti 2019), voire comme les responsables de la « fracture territoriale » (Guilluy 2019), les métropoles sont devenues un des mots-valises permettant d’expliquer facilement la crise politique et démocratique que traverse le pays. Ces critiques, exacerbées depuis la mobilisation des Gilets jaunes, proviennent d’horizons divers : mais, vite amalgamées, elles ont imprimé le discours médiatique. Durant la pandémie de Covid-19 de 2020, les métropoles ont ainsi cristallisé les critiques autour du « mal-vivre » citadin. Se basant sur des données conjoncturelles d’agences immobilières, les médias ont évoqué le début d’un « exode urbain ». La réalité de ces déménagements a été largement relativisée depuis (Delage et Rousseau 2022 ; Milet et al. 2023), mais périurbains comme néoruraux restent crédités des avantages supposés d’une vie dans l’« espace de la proximité », avec une maison entourée d’un jardin… autant d’agréments qui manqueraient aux cœurs métropolitains décrits comme étouffants et oppressants. Relégués aux marges de ces espaces, les plus pauvres en subiraient tous les inconvénients (vie chère, bouchons, pollution, exiguïté…) sans les avantages.

Dans le dossier « Le mythe de la métropole attractive », publié dans Métropolitiques en 2023, plusieurs articles disqualifient les théories économiques de l’« avantage métropolitain » et du « ruissellement » (Barbier 2023 ; Grossetti 2022), montrant que la politique de l’attractivité s’est faite contre l’intérêt des classes populaires. En aggravant les tensions économiques au cœur des grandes métropoles, les contraintes de la transition écologique pourraient accentuer ce phénomène : moins de densité, plus d’aménités, moins de voitures à essence… tout ceci finirait par rendre les priorités écologiques et sociales irréconciliables dans l’agenda politique.

Le présent article propose de saisir le sujet sous un angle différent, pour s’éloigner des caricatures : si l’on considère la planification écologique et solidaire [2] comme une priorité, les métropoles pourraient bien être l’échelle pertinente d’une action publique territoriale visant à l’accélérer et à l’ancrer dans un souci de solidarité. C’est ce que montre une étude comparée de Minneapolis-Saint Paul (que l’on désignera par MSP), aux États-Unis (Minnesota), et de la Métropole de Lyon, en France, reposant sur des entretiens auprès de leurs acteurs publics menés entre 2016 et 2022 et tirant le fil d’une histoire remontant aux années 1960.

Les métropoles : une genèse similaire de part et d’autre de l’Atlantique

En France comme aux États-Unis, les intercommunalités sont créées par les États dans les années 1960 pour répondre aux enjeux d’aménagement et de développement des services publics suscités par l’urbanisation.

À Minneapolis-Saint Paul, après une mobilisation de certains habitants contre le laisser-faire de l’aménagement urbain – c’est-à-dire la concurrence entre communes (municipalités), départements (comtés) et promoteurs pour attirer entreprises et ménages, ainsi que le manque de services publics dans les nouveaux secteurs urbanisés –, le gouverneur (républicain) du Minnesota a créé en 1967 l’institution métropolitaine. Selon le texte officiel émanant donc de l’État fédéré, le « Conseil métropolitain est l’organisation régionale de planification pour les sept comtés de l’aire régionale des Twin Cities [3] ». Cette décision fut perçue comme une avancée politique majeure, rompant avec le principe de la rivalité entre communes. Le gouverneur et la Législature du Minnesota n’ont pas modifié les périmètres des municipalités et comtés : ils ont dessiné un territoire incluant sept comtés pour le doter d’un Conseil métropolitain [4]. Ses membres et son président, désignés par l’État fédéré, ont pour mission d’assurer la planification spatiale ainsi que de financer et de gérer l’eau et la mobilité dans la région urbaine.

À la même époque, en France, l’État, préoccupé des effets de l’urbanisation, a inventé l’« intercommunalité », une institution englobant la ville et les territoires adjacents en cours d’urbanisation. L’agglomération lyonnaise a obtenu le statut de « communauté urbaine », réunissant les élus des communes et accordant la présidence au maire de Lyon, en vue d’assurer une cohérence territoriale par une offre de services publics. La communauté urbaine, qui date du 1er janvier 1969, a succédé au SIVMAL (syndicat à vocation multiple de l’agglomération lyonnaise) (Scherrer 1992). L’intercommunalité, vécue par les élus locaux comme une ingérence de l’État, fut perçue quelques décennies plus tard comme satisfaisante [5]. Son principe s’est étendu avec la loi du 12 juillet 1999 (dite loi Chevènement) qui concerne une large partie du territoire.

Des trajectoires institutionnelles différentes, un même enjeu constitutif : l’attractivité économique

Si la Métropole de Lyon et Minneapolis-Saint Paul partagent des similitudes à leur création, un sérieux tournant s’opère en France avec la décentralisation. À partir de 1982, l’État s’engage dans une politique qui, bien que non linéaire dans le temps, autorise progressivement les élus à prendre des initiatives qui jusque-là ne relevaient pas de leurs compétences. La Métropole de Lyon prend en charge l’urbanisme en 1983, les transports en 1985, le développement économique en 1990 et le logement en 1995. En 2001, s’y ajoutent le tourisme, la culture et l’énergie [6]. Conscient des effets dévastateurs de la désindustrialisation entraînant une croissance du taux de chômage dans l’agglomération, l’exécutif de la communauté urbaine lyonnaise s’est doté d’une politique économique plébiscitée par l’État et plus tard par l’Europe. Les élus ont noué alliances et partenariats avec des acteurs privés, afin de s’inscrire dans des réseaux économiques, culturels et politiques nationaux, européens, voire mondiaux. De nombreux travaux ont documenté la création des pôles de compétitivité, permettant de bénéficier d’investissements de l’État. L’engagement de l’exécutif lyonnais dans une politique de « l’attractivité », bien avant l’obtention du titre de métropole, a été reconnu et dénoncé par des chercheurs reprochant aux élus la montée en puissance de leur autorité ainsi que les partenariats engagés avec les acteurs privés (Aisling 2006 ; Linossier 2006).

Lyon s’inscrit alors dans le réseau Eurocities, qui facilite les échanges d’informations entre les métropoles européennes. Gérard Collomb, maire de Lyon de 2001 à 2017 puis de 2018 à 2020, et également en charge de la communauté urbaine, préside un temps Eurocities, ce qui lui permet de positionner le Grand Lyon au centre de la carte urbaine européenne (Payre 2010). Son prédécesseur (Raymond Barre) avait organisé en 1996 une réunion du G7 à Lyon, promue ainsi « scène mondiale » par les médias français et étrangers. La politique d’attractivité urbaine et culturelle se traduit par l’inscription de la ville au patrimoine mondial de l’Unesco, le lancement de grands projets urbains au-delà du seul quartier de la Part-Dieu (Adam et Laffont 2018 ; Guironnet 2022) ainsi que la négociation avec l’État en vue du reclassement des autoroutes A6 et A7 et de leur transformation en boulevards urbains. La Métropole de Lyon finance des événements culturels ambitieux, au-delà de la fête des Lumières, et figure au premier rang mondial des Salons de la gastronomie. Dans la recherche et l’enseignement supérieur, la métropole a bénéficié de la politique de déconcentration de l’État en accueillant l’École normale supérieure et d’autres prestigieuses institutions. Elle initie une politique de coopération décentralisée, envoyant des experts auprès de municipalités, en Afrique et ailleurs, qui en font la demande, pour établir des documents de planification.

La trajectoire de Lyon se différencie ainsi de celle de Minneapolis Saint-Paul, où il est plutôt question de « stabilité », selon le terme de Myron Orfield (1997), qui dénonce en fait une situation politique figée. Contrairement à la décentralisation française, la politique de devolution de l’État fédéral – initiée dès Nixon et renforcée par Reagan – n’a en rien modifié l’ordre local. Le New Federalism s’est traduit par un renforcement du poids de l’État fédéré dans le registre économique, à la suite du retrait de l’État fédéral. Ce qui signifie que les gouverneurs comme celui du Minnesota ont pris des initiatives relevant de la politique de l’attractivité. Le Mall of America (attraction touristique majeure, inaugurée en 1992 à Bloomington, voisine de Minneapolis) n’aurait pu voir le jour si le gouverneur ne s’était approprié ce qui fut au départ une initiative municipale. Le Mall représentait à ses yeux un moyen de « mettre Minneapolis Saint-Paul sur la carte » du tourisme (Ghorra-Gobin 2002). Les compétences du Conseil métropolitain sont limitées à la planification territoriale et à la gestion des services publics. La métropole incluant plus de la moitié de la population du Minnesota, le gouverneur [7] est extrêmement attentif à son développement économique.

L’institution métropolitaine au défi de la planification écologique et solidaire

La comparaison n’est pas vouée à identifier la supériorité d’un modèle par rapport à un autre, mais peut contribuer au débat politique sur la territorialisation de la planification écologique et solidaire. À Minneapolis, le Conseil métropolitain peut faire l’objet de critiques de la part de certains élus locaux soucieux de réduire le pouvoir du gouverneur, mais leur mécontentement n’entraîne aucune forme de mobilisation de la part des habitants. L’institution métropolitaine aux États-Unis est loin d’être équivalente à son homologue en France. Son pouvoir économique est extrêmement limité face à celui de l’État fédéré.

Si, en France, les critiques à l’égard de la politique d’attractivité de la métropole se justifient, elles ont l’inconvénient d’invisibiliser la richesse politique de l’expérience métropolitaine. Les élections au suffrage universel en 2020 (Bacot 2020), qui ont facilité le renouvellement du Conseil de la métropole de Lyon, le démontrent. La question économique ne se limite plus à la seule politique d’attractivité et le Conseil désormais élu cherche à associer économie circulaire et économie sociale et solidaire. Le président du Conseil de la métropole n’ayant plus les fonctions de maire de la ville centre, les projets urbains concernent désormais les communes de la deuxième ou troisième couronne du territoire métropolitain tout en respectant les injonctions liées au ZAN [8] (Féré et Laperrière 2024). Un recentrage s’opère en faveur d’une approche par les ressources et d’une prise en compte de l’impact environnemental et social avec la nomination en septembre 2024 d’une « Convention citoyenne pour le climat [9] » réunissant une centaine de citoyens tirés au sort qui devront remettre leur rapport au début de 2025. L’administration métropolitaine détient par ailleurs une solide expertise énergétique construite au fil du temps. Conscients du contexte de changement climatique, de la perte de la biodiversité ainsi que des inégalités sociales et environnementales, élus et professionnels sont en mesure de participer à une politique nationale visant à décarboner l’économie, l’énergie et les modes de vie.

Faire de l’échelle métropolitaine le levier pour s’émanciper du cycle néolibéral à la faveur des enjeux de transition environnementale est possible, mais cela exige un certain nombre de conditions. Il revient aux élus du Conseil de la métropole de se doter d’outils pour construire un dialogue permanent avec les habitants afin d’inscrire leurs réflexions dans un cadre politique maîtrisé et refondé (à l’inverse de l’idée selon laquelle les élus n’ont pas de pouvoir), et de construire les politiques publiques permettant de répondre aux difficultés quotidiennes de la population. Il leur faudra aussi imaginer les relations extra-métropolitaines avec les territoires adjacents périurbains et ruraux, ce qui permettrait d’inclure la question du métabolisme urbain. Cet enjeu est décisif pour pallier les critiques visant l’égoïsme métropolitain. Sur toutes ces questions, après soixante ans de constructions métropolitaines, un réel travail reste donc à accomplir pour faire de ces instances inventées par l’État, dans le cadre d’une politique d’aménagement du territoire remontant au XXe siècle, de véritables espaces politiques et démocratiques en mesure de faire face aux défis à venir : la transition bas carbone, la prise en compte de la biodiversité et l’adaptation au changement climatique dans un souci de justice sociale.

Bibliographie

  • Adam, M. et Comby, E. (dir.). 2020. Le Capital dans la cité : une encyclopédie critique de la ville, Paris : Amsterdam.
  • Adam, M. et Laffont, G.-H. 2018. « Conjuguer singularité et conformité pour se positionner sur le marché international de l’urbain. Confluence et le renouvellement de l’image de Lyon », Confins.
  • Bacot, P. 2020. La Métropole de Lyon et les élections métropolitaines, Rillieux-la-Pape : Éditions CRPS-Alain Sitbon.
  • Barbier, C. 2023. « Le mythe de la métropole attractive », Métropolitiques, 20 mars 2023.
  • Bouba-Olga, O. et Grossetti, M. 2019. « Le récit métropolitain : une légende urbaine », L’Information géographique, vol. 83, n° 2, p. 72-84.
  • Caillosse, J. 2010. « La métropole impossible : l’identité juridique de la ville », Pouvoirs locaux, vol. 86, n° III, p. 41-50.
  • Delage, A. et Rousseau, M. 2022. « L’"exode urbain", extension du domaine de la rente », Métropolitiques.
  • Estèbe, P. 2015. L’Égalité des territoires. Une passion française, Paris : PUF, « La ville en débat ».
  • Faburel, G. 2018. Les Métropoles barbares, Paris : Le Passager clandestin.
  • Féré, C. et Laperrière, F. 2024. « La métropole de Lyon attentive à ses périphéries », Urbanisme, n° 439, p. 52-55.
  • Ghorra-Gobin, C. 2015. La Métropolisation en question, Paris : PUF, « La ville en débat ».
  • Ghorra-Gobin, C. 2002. « Inscription territoriale d’un équipement et légitimité politique à l’échelle de la région urbaine : le cas du “Mall of America” », Flux, n° 50.
  • Grossetti, M. 2022. « L’attractivité, un mythe de l’action publique territoriale », Métropolitiques.
  • Guilluy, C. 2019. Fractures françaises, Paris : Flammarion.
  • Guironnet, A. 2022. Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Lille : Éditions Les Étaques.
  • Healy, A. 2007. Le gouvernement privé de l’action publique urbaine. Sociologie politique de la « gouvernance métropolitaine » du Grand Lyon (fin du XXe siècle), thèse de doctorat en science politique, Institut d’études politiques de Lyon 2.
  • Linossier, R. 2006. La territorialisation de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise (1950-2005) : politiques, acteurs, territoires, thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, Institut d’urbanisme, Université Lyon 2.
  • Milet, H., Maisetti, N. et Simon, E. 2023. Exode urbain. Un mythe, des réalités, PUCA, Popsu Territoires.
  • Pinson, G. et Morel, C. (dir.). 2017. Debating the Neoliberal City, Londres : Routledge.
  • Orfield, M. 1997. Metropolitics : A Regional Agenda for Community & Stabiliy, Washington D.C. : Brookings Institution.
  • Payre, R. 2010. « The impact of being connected. City Network and Urban Government : Eurocities », International journal of Urban and Regional Research, vol. 34, 2, p. 260-280.
  • Pinson, G. 2019. « Penser par cas, penser par comparaison. Études urbaines et pratique des monographies comparées », in J.-Y. Authier (dir.), D’une ville à l’autre. La comparaison internationale en sociologie urbaine, Paris : La Découverte, p. 43-66.
  • Pinson, G. 2020. La Ville néolibérale, Paris : PUF, « La ville en débat ».
  • Scherrer, F. 1992. L’Égout, patrimoine urbain : l’évolution dans la longue durée du réseau d’assainissement de Lyon, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 12.
  • Vermeren, P. 2021. L’Impasse de la métropolisation, Paris : Gallimard, « Le débat ».
  • Vigour, C. 2005. La Comparaison dans les sciences sociales, Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article :

Cynthia Ghorra-Gobin, « La métropole, lieu de la réconciliation écologique et sociale ? », Métropolitiques, 9 décembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-metropole-lieu-de-la-reconciliation-ecologique-et-sociale.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2110

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