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Essais

« Tous au stade » ? Nouvelles enceintes et dispositifs de sélection sociale

En s’appuyant notamment sur le cas du nouveau Juventus Stadium à Turin, Pietro Palvarini et Simone Tosi montrent comment le nouveau modèle d’exploitation des stades centré vers la consommation entraîne une forme de « gentrification » des publics. Ces évolutions leur semblent susceptibles d’être analysées à l’aune des grilles de lecture de la « ville revanchiste ».

Dossier : Le football en rénovation : quels stades pour quelles villes ?

Les infrastructures sportives en Europe, en particulier les stades de football, ont été le théâtre d’une certaine ébullition au cours des dernières décennies. Alors que de nombreux équipements neufs ont été construits durant les vingt dernières années, il n’existe aucun stade qui n’ait connu de travaux de rénovation pendant cette période (Frank et Steets 2010). Cette frénésie édilitaire est en partie liée aux profondes transformations du football contemporain, dont la portée va bien au-delà du phénomène sportif (Giulianotti et Robertson 2012). Mais elle est également à bien des titres emblématique des changements fonctionnels et politiques qui affectent les villes contemporaines (Thornley 2002). Les nouveaux stades constituent en effet un cas typique de gouvernance urbaine dans laquelle les acteurs privés participent aux côtés d’acteurs publics à la construction des politiques urbaines, dans un contexte de compétition entre villes (Le Galès 2002).

Force est de constater que les plus grands clubs sportifs sont aujourd’hui de véritables acteurs économiques globaux, disposant de capitaux transnationaux, tout en étant très intéressés par un enracinement territorial et étroitement connectés aux acteurs du gouvernement local. De façon parallèle et complémentaire du commerce du spectacle sportif, ils tendent à développer une vocation immobilière dans le cadre de projets qui vont bien au-delà de la simple construction de stades. Alors que le remplacement des places urbaines par des malls postmodernes, la construction de parcs à thèmes et de manière plus générale la production d’espaces consacrés aux loisirs et à la consommation sont devenus des instruments privilégiés des stratégies urbaines dans la compétition métropolitaine (Zukin 1998), les stades ont intégré cette orientation des politiques urbaines de manière nouvelle et efficace.

C’est dans cette perspective que cet article s’intéresse aux stades de football, en identifiant leurs caractéristiques récurrentes et les principales conséquences des évolutions en cours pour les supporters. Il s’agira de montrer que les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur des stades ne sont pas étrangères à ce que l’on observe de manière plus générale dans nombre de villes européennes : les stades comme les villes semblent converger vers un modèle d’exploitation centré sur la consommation, qui a pour conséquence une montée en gamme des publics. L’analyse s’appuie en particulier sur le cas turinois du nouveau Juventus Stadium, qui constitue sans doute le meilleur exemple de la nouvelle génération de stades privés en Italie.

La diffusion du modèle du club propriétaire de son stade

Les stades construits au cours des dernières années présentent un certain nombre de traits récurrents. Le premier d’entre eux est que le stade n’est plus comme auparavant de propriété publique (en règle générale de la municipalité), mais d’un club de football qui le fait construire et l’exploite directement. Le second élément caractéristique est que le stade accueille en son sein une multiplicité de fonctions nouvelles, comme des centres commerciaux, des salles de cinéma, des centres de bien-être, des musées, des restaurants ou encore des espaces pour des événements d’entreprise.

La diffusion de ce modèle est désormais bien avancée au niveau européen. Parmi les cas les plus célèbres, citons l’Allianz Arena du Bayern Munich, l’Emirates Stadium d’Arsenal à Londres, l’Amsterdam Arena de l’Ajax ou encore Old Trafford à Manchester (United).

En Italie, ce modèle a fait son apparition de manière plutôt récente (Cacciari et Giudici 2010). Le premier stade propriété d’un club (la Reggiana) a été inauguré en 1995 ; le club d’Udine (Udinese) est sur le point d’inaugurer son nouveau stade, alors que de nombreux autres projets sont en discussion depuis un certain temps (Rome, Florence, Milan, Naples). Mais le cas le plus célèbre et le plus représentatif est sans aucun doute celui du nouveau Juventus Stadium, inauguré à Turin en 2011.

Un nouveau stade comme icône d’une ville en mutation

La réalisation du nouveau stade de la Juventus, dans des délais brefs et sans opposition substantielle, a probablement été le résultat d’une situation particulière de convergence entre les intérêts du club et ceux de la gouvernance locale.

D’une part, le rôle ancien de leadership assumé par la famille Agnelli à Turin constitue l’une des raisons de la réussite de ce projet. Les Agnelli sont, en effet, en même temps les propriétaires de la Juventus et de la FIAT, industrie historique dont le destin est intrinsèquement lié à celui de la ville, Turin constituant un cas typique de company town (Bagnasco 1986). La crise industrielle des dernières décennies n’a pas affaibli la relation entre le groupe et la ville ; au contraire, le projet de stade a été interprété comme un nouvel investissement de la famille Agnelli à Turin.

D’autre part, au cours des dernières décennies, marquées par la désindustrialisation, la capitale piémontaise a été le cadre d’importants efforts de transformation urbaine et symbolique. Cette stratégie de reconversion en une ville « sensationnelle » (Speake 2007) s’est largement appuyée sur des politiques d’attraction touristique (Jeux olympiques d’hiver, festival et musée du cinéma), de patrimonialisation de structures industrielles désaffectées, et de promotion culturelle visant à étendre les espaces – physiques et temporels – de la consommation (Belligni et Ravazzi 2013).

Or, comme dans d’autres contextes urbains, les nouveaux stades jouent un rôle de premier plan dans le processus de redéfinition de l’image de la ville. Ils revêtent même, dans une certaine mesure, une dimension iconique et voient leur réalisation confiée à des archistars, capables d’en amplifier la visibilité médiatique (Trumpbour 2007) : Norman Foster a été choisi pour rénover le Camp Nou à Barcelone et concevoir le nouveau Wembley à Londres ; Herzog & de Meuron ont réalisé l’Allianz Arena de Munich et le « Nid d’oiseau » de Pékin ; le New National Stadium de Tokyo et l’Al‑Wakrah Stadium au Qatar avaient été confiés à Zaha Hadid.

Une grande attention est désormais portée aux caractéristiques architecturales de ces nouvelles enceintes, mais aussi à leur intégration dans l’environnement local. Dans le cas du Juventus Stadium, le design extérieur a été confié au célèbre groupe Giugiaro, tandis que tous les espaces internes au stade accessibles au public (salon d’honneur, loges, gradins, vestiaires, restaurants) ont été réalisés par Pininfarina (Palvarini et Tosi 2013a).

Une politique de « gentrification » des tribunes ?

La diffusion des espaces de divertissement et de consommation au sein des nouveaux stades vise à en élargir l’usage et à améliorer leur attractivité et leur rentabilité (Zinganel 2010). Il s’agit de capter une palette diversifiée de publics vers des formes de consommation plus complexes que le traditionnel match de football. L’expérience des spectateurs est désormais intimement liée à des pratiques sociales qui peuvent être analysées avec les catégories interprétatives du shopping (Giulianotti 2005).

Ces changements ne sont pas dénués de conséquences sur le type de public qui assiste aux rencontres. Les nouveaux stades polyfonctionnels cherchent, en effet, à attirer de nouveaux spectateurs, sélectionnés davantage au regard de leur pouvoir d’achat que de leur identification ou de leur soutien à l’équipe : en somme, des clients plus que des supporters (Giulianotti 2002). L’attention portée à la clientèle d’entreprise est particulièrement révélatrice de cette tendance : de vastes espaces sont désormais consacrés à des salles de conférence pour des événements professionnels, tandis que les salons privés se multiplient pour permettre aux entreprises d’organiser des réunions de travail avec une vue directe sur le terrain.

Dans un tel contexte, les supporters voient leurs espaces traditionnels se réduire, au point que l’on a pu parler de dynamiques d’expulsion du supportérisme populaire (Bazell 2011). Les besoins commerciaux des clubs les poussent vers une politique plus ou moins explicite de « gentrification » des publics, comparable aux processus observés dans de nombreuses villes, qui voient se diffuser la logique d’une « production de l’espace pour des utilisateurs de plus en plus riches » (Hackworth 2002), excluant dans un même mouvement les groupes plus marginaux. Le déplacement vers le haut du seuil d’accès au stade s’opère essentiellement par le biais de la politique tarifaire, les prix des billets étant sensiblement plus élevés dans les nouveaux stades. Des services ad hoc sont dans le même temps prévus pour certains nouveaux publics, afin de générer des revenus mais aussi d’augmenter le sentiment de prestige et d’exclusivité des spectateurs qui y accèdent.

On observe, par ailleurs, une normalisation progressive des pratiques de supportérisme. Depuis plusieurs années, la vidéosurveillance, la régulation des comportements excessifs à l’intérieur des stades, le contrôle de l’identité des supporters, l’organisation rigide des procédures d’accès se sont largement diffusés en Italie, comme dans la plupart des pays européens, à partir d’un modèle apparu en Angleterre dans les années 1990 (Sale 2010).

La césure avec la période précédente apparaît nettement, y compris sur les plans symbolique et narratif. Ainsi, au Juventus Stadium, les lieux emblématiques du supportérisme organisé ont changé de nom : le virage Scirea, traditionnellement occupé par les franges les plus enflammées du public juventino, s’appelle désormais Tribune Sud, tandis que le virage Maratona, qui accueillait les ultras du Torino, l’autre équipe de la ville, est maintenant dénommé Tribune Nord. La disparition du terme « virage » (curva en italien) rappelle celle des terraces en Angleterre (Giulianotti 2011) et renvoie au choix de la discontinuité avec le passé, dans l’objectif de transmettre une image d’ordre et de sécurité et d’attirer de nouveaux supporters-consommateurs plus disciplinés.

La façon de vivre le match et les formes de participation des supporters sont cependant variées et complexes, et rien ne dit que le public soit unanime dans le soutien aux nouvelles politiques des clubs. Des formes d’opposition et de résistance aux stratégies de gentrification des stades se sont, de fait, multipliées au cours des dernières années, gagnant progressivement en visibilité. Les supporters de Liverpool ont ainsi récemment mis en scène un abandon théâtral des gradins à la suite du choix des dirigeants du club de monter à 77 livres sterling [1] le prix de base d’une place au stade d’Anfield.

La marchandisation des stades à l’aune de la « ville revanchiste »

Dans cette perspective, les processus de transformation des publics dans nombre de stades contemporains partagent les mêmes caractéristiques normatives mais aussi les mêmes mécanismes qui caractérisent la « ville revanchiste », dans laquelle les politiques urbaines néolibérales produisent de la ségrégation et de l’exclusion, en sélectionnant des populations légitimes selon des critères de richesse et/ou de « dignité » (Smith 2002 ; MacLeod 2002). Les nouveaux stades incorporent et contribuent dans le même temps à diffuser certaines des valeurs et des orientations de la ville néolibérale. À l’intérieur du stade, les affirmations relatives à la définition d’un « bon citoyen » peuvent être explicitées sans trop de difficultés. Pour le dire vite, celui-ci doit être prêt à effectuer des dépenses considérables et peu enclin à discuter les modèles sociaux dominants. Le caractère ludique du football protège de disputes idéologiques relatives à des sujets encombrants tels que l’égalité, la liberté ou la citoyenneté, plus facilement soulevées à propos de questions plus nobles, comme le travail, l’instruction ou la santé. Le mécanisme de sélection des supporters s’avère pourtant semblable à celui que l’on observe ailleurs dans les villes, où les espaces publics sont de plus en plus marchandisés (Hannigan 1998), au détriment de différentes populations (mendiants, migrants, prostituées, toxicomanes) qui ne correspondent pas à l’idéal du « bon consommateur » (Pitch 2013).

Dans le même temps, le stade devient un levier puissant par lequel des territoires fragiles sont soumis à des processus de normalisation et de « valorisation ». Eux-mêmes se trouvent alors engagés dans des dynamiques de gentrification (Spirou et Bennett 2002). Dans le cas turinois, à la suite de la réalisation du nouveau stade, le projet a été étendu (2013‑2017) à un vaste espace limitrophe sur lequel sera construit un centre commercial et de loisirs appartenant à la Juventus. Cette seconde phase du projet a provoqué l’évacuation d’une ferme ancienne (Continassa), qui a longtemps été le refuge de marginaux et qui est destinée à devenir le nouveau siège du club (Palvarini et Tosi 2013b)… Les nouveaux stades contribuent dans cette perspective à définir normativement le rôle de citoyen, en en affirmant les traits désirables et indésirables.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Pietro Palvarini & Simone Tosi & traduit par Clément Rivière, « « Tous au stade » ? Nouvelles enceintes et dispositifs de sélection sociale », Métropolitiques, 8 juillet 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Tous-au-stade-Nouvelles-enceintes.html

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