Il y a quelques semaines s’est ouverte au Louvre-Lens, l’antenne du musée national inaugurée en 2012, une exposition consacrée à l’emblématique club de football de la ville, le Racing Club de Lens (RCL). Les organisateurs ont affirmé leur volonté de créer un événement qui « puisse rapprocher les deux monuments de Lens » (Piralla-Heng Vong et Dufoulon 2016, p. 11), c’est-à-dire le musée et le stade, déjà situés à quelques centaines de mètres seulement l’un de l’autre. L’initiative s’inscrit aussi dans le cadre de l’Euro 2016 de football, dont quelques matchs doivent se jouer au stade Félix-Bollaert–André-Delelis, celui du RCL. Plus largement, elle témoigne de la volonté, encouragée par les autorités publiques et soutenue par le Musée national du sport (installé à Nice), de faire de l’Euro l’occasion de manifestations culturelles dans les villes qui accueillent la compétition, notamment autour des stades. Au-delà de cette dimension conjoncturelle, l’exposition révèle un certain nombre de choses sur le rôle joué par le sport dans la ville, concernant aussi bien les évolutions singulières de l’ancienne « capitale du charbon » que les modalités d’entrée de cette dernière dans « l’après-mine » (Fontaine 2010).
Un musée emblématique du grand bouleversement de la fin de l’exploitation minière
En effet, la situation des deux édifices et leur caractère monumental sont le reflet des grands bouleversements induits par la fin de l’exploitation minière. Durant la plus grande partie du XXe siècle, Lens est constituée de deux espaces distincts : d’un côté, un petit centre-ville, lieu de résidence des classes moyennes et seul espace d’action pour une municipalité composée en majorité des représentants du mouvement ouvrier et socialiste local ; de l’autre, un conglomérat de cités minières, constituant autant de petites villes privées dont toute la gestion (depuis les services sociaux jusqu’à la voirie en passant par l’ordre public) est assurée par la compagnie des mines, puis par les Houillères nationalisées de Lens. À l’emplacement de l’actuel Louvre-Lens se trouvent ainsi les installations de surface de la fosse n° 4 et juste à côté la cité éponyme. Quant au stade, inauguré en 1934 et qui prend d’abord le nom du directeur de la compagnie (Félix Bollaert), il marque en quelque sorte la frontière entre les deux espaces et le point d’entrée vers le territoire minier – la municipalité bâtissant de son côté ses propres équipements sportifs pour attirer les mineurs sur « son » territoire.
La fermeture des puits s’accélère à partir des années 1970 ; le dernier cesse son activité à Lens en 1986. Ce phénomène n’est pas uniquement synonyme de problèmes sociaux et économiques : il rebat aussi les cartes au plan du territoire et de l’aménagement urbain. Les Houillères arasent les installations de surface des fosses, afin de pouvoir revendre plus facilement les terrains, tandis que les logements et les infrastructures sociales (stades, églises, hôpitaux) sont abandonnés aux municipalités – à charge pour elles d’en assumer l’entretien et la gestion. C’est dans ce contexte que les Houillères de Lens cèdent, au milieu des années 1970, le stade Bollaert à la ville pour un franc symbolique. De ce qui constitue initialement un poids et une contrainte, le maire de Lens de l’époque, le socialiste André Delelis (1924‑2012), décide de faire un symbole : la reprise forcée du stade Bollaert devient le signe de la municipalisation du territoire lensois et de la « victoire » sur le patronat minier. L’ancienne frontière qu’était le stade est érigée en nouveau centre de Lens. Très attaché lui-même au RCL, le maire entend dans le même temps faire du club une vitrine pour sa ville et le symbole d’une nouvelle modernité – le passé minier ne subsistant que sous la forme des valeurs (courage, solidarité) traditionnellement prêtées aux mineurs et désormais incarnées par l’équipe.
L’installation du Louvre-Lens, décidée en 2004, est à la fois le fruit de cette première période (le musée a été bâti sur l’un des terrains libérés par la déprise de l’activité charbonnière) et en même temps d’une autre inflexion, observable à partir des années 1990 : les collectivités locales de l’ex-bassin minier, tournant le dos aux espoirs de ré-industrialisation, décident alors de miser sur les services, en particulier ceux liés à la culture et au patrimoine. Les rares traces restantes de l’activité minière, chevalements et terrils notamment (comme ceux du 11‑19, qui font face au Louvre-Lens), sont protégées et labellisées, jusqu’à obtenir un classement par l’UNESCO en 2012. Les friches minières sont réinvesties par des activités culturelles ou liées aux nouveaux médias : le Louvre-Lens, dont le modèle idéalisé, pour les élus locaux, est le musée Guggenheim de Bilbao, constitue en quelque sorte l’acmé de ce processus (Percheron 2009). Constamment mis en rapport, comme le Racing Club de Lens, avec l’héritage minier, le musée témoigne en même temps, au même titre que le club, de la volonté de ne garder de cet héritage que ce qui est jugé « compatible » avec la « modernité » post-industrielle.
Intensifier les liens entre le musée et la population locale
L’exposition sur le RCL est présentée dans les salles d’exposition temporaire du musée. Les objets qui la constituent (vêtements et accessoires, extraits vidéos d’entretiens et de matchs, billets et écharpes…) sont le fruit d’une collecte organisée par le Louvre-Lens en partenariat avec le Musée national du sport auprès des supporters, de certains anciens joueurs et entraîneurs du club. Elle visait, selon les dirigeants du Louvre-Lens, à la fois à intensifier les liens entre le musée et la population locale et à témoigner de l’aspect « patrimonial » de l’attachement des supporters lensois pour leur club (Piralla-Heng Vong et Dufoulon 2016). On pourrait ajouter qu’elle s’inscrit, comme l’exposition elle-même, dans le cadre d’un mouvement de patrimonialisation plus général, qui touche également le sport (Porte 2006) : certains stades sont désormais considérés comme des lieux historiques, tandis que quelques clubs français ont commencé à édifier leur propre musée (c’est le cas de l’Olympique lyonnais ou encore de l’Olympique de Marseille).
Au Louvre-Lens, le visiteur suit un parcours organisé en trois séquences. La première, intitulé « Souvenirs mémorables et partagés », présente des objets (maillots, photographies, vignettes, billets) qui rappellent la mémoire des grandes vedettes du club : on y trouve, par exemple, mentionnés le Martiniquais Xercès Louis (le premier joueur noir du RCL dans les années 1950 et le premier Antillais sélectionné en équipe de France) ou encore Tony Vairelles, l’un des joueurs favoris des tribunes lensoises à la fin des années 1990. Toujours dans cette partie sont évoqués les grands moments sportifs du club : par exemple, l’inattendue victoire 6‑0 contre la Lazio de Rome en 1977 ou encore la victoire dans le championnat de France de 1998. La deuxième séquence, « Mon RCL », vise à montrer comment le club est devenu l’élément d’« une histoire à soi » ; en d’autres termes, comment se transmet la passion pour le RCL, en particulier dans le cadre familial : le premier maillot offert par le parrain, les billets de matchs, les photos dédicacées conservées par le père, les signes d’appartenance au club aux couleurs « sang et or », qui deviennent autant d’éléments de décoration intérieure. La troisième et dernière séquence, enfin, est dédiée au stade Bollaert–Delelis lui-même. L’exposition montre bien qu’en réalité, au plan matériel, l’enceinte sportive sous sa forme actuelle est récente et résulte dans une large mesure des travaux de modernisation entrepris pour les championnats d’Europe de 1984 puis pour la Coupe du monde de 1998. Elle insiste en même temps sur la pérennité de sa fonction immatérielle de creuset de l’identité lensoise et de la passion sportive, à travers les billets ou encore les éléments qui constituent la panoplie des supporters (vêtements, écharpes, drapeaux, instruments de musique, etc.).
Un miroir de l’évolution du statut du spectacle sportif
Au fil de la visite, on est frappé par un constat : à de très rares exceptions près, la quasi-totalité des objets et des documents est postérieure aux années 1960. Est-ce là le signe d’une difficulté à conserver la mémoire sportive, les souvenirs du sport étant plus diffus et plus fragiles que ceux de la guerre, par exemple ? Sans doute en partie. Il y a cependant une autre explication, qui reflète l’évolution du statut du spectacle sportif. Dès les années 1940, le RCL, qui est alors, comme son stade, sous le contrôle des Houillères, suscite bel et bien l’intérêt de la population lensoise. L’équipe des « Gueules noires » (à tout le moins des enfants des mineurs) est soutenue par d’autres mineurs, qui composent l’écrasante majorité des tribunes, de telle sorte que le club commence à opérer comme l’un des supports d’une identité à la fois sociale et locale, celle de la communauté ouvrière de Lens et de ses environs. À cette date, cette identité s’exprime toutefois de manière moins ostensible, notamment sans les signes colorés (écharpes, banderoles, maillot…) qui se développent après que le spectacle du football a pris une forme télévisuelle et internationale (dans les années 1970). Par ailleurs, le stade n’est à cette date que le reflet d’une appartenance préexistante et qui, pour les mineurs, s’éprouve dans bien d’autres lieux, dans l’expérience du travail du fond, dans les rues des cités ou encore dans les mobilisations militantes.
Même si la solution de continuité n’est pas totale, c’est un autre RCL et un autre rapport au spectacle qui s’esquissent à partir des années 1960 et 1970. L’ancien club des Houillères se métamorphose sous l’égide d’abord de la municipalité puis d’une nouvelle génération de dirigeants, en club à la réputation modeste et populaire, emblème d’une identité nordiste adossée à un public souvent considéré par les journalistes de la presse écrite ou télévisée comme « le meilleur de France ». Ce public, de moins en moins composé de mineurs, voit sa composition géographique changer et s’élargir (de Lens à une grande région Nord–Pas-de-Calais–Picardie), tandis que les formes de participation au spectacle deviennent, sous l’influence des nouveaux modèles européens du supporterisme, de plus en plus actives et visibles par les sons, les couleurs et les gestes. Si, auparavant, c’est en quelque sorte la communauté ouvrière locale qui s’imprimait dans le stade, désormais c’est le stade lui-même qui devient un lieu recréant de l’identité. Celle-ci se nourrit encore de l’héritage minier, mais aussi d’éléments plus récents (ainsi la mise en avant de la figure du « Ch’ti »). Elle s’affirme avant tout comme une identité territoriale (« fier d’être Lensois »), à l’échelle d’un territoire redessiné, réinventé, auquel s’adossent un imaginaire et des oppositions pluriels : Paris et la province, les « petits » contre les « gros », le « populaire » contre les élites [1]. C’est sans doute cet imaginaire qui s’est traduit au premier chef dans l’émotion qu’a soulevée, dans la ville et au-delà, le titre de champion de France du club en 1998. C’est aussi cela que démontre cette exposition qui, loin d’attester l’éternité d’un club et d’une passion, démontre, au contraire, à quel point l’un et l’autre reflètent, tout en y participant, les changements sportifs et sociaux.
Bibliographie
- Fontaine, M. 2010. Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires ». Essai d’histoire sociale, Paris : Les Indes savantes.
- Lestrelin, M. 2010. L’Autre Public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Percheron, D. 2009. « Le Louvre à Lens », Le Journal de l’École de Paris, n° 78, p. 27‑32.
- Piralla-Heng Vong, L. et Dufoulon, F. (dir.). 2016. RC Louvre. Mémoires Sang et Or, Lens : Musée du Louvre-Lens.
- Porte, P. (dir.). 2006. « Patrimoine sportif et tourisme », Espaces, coll. « Les Cahiers Espaces », n° 88.