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La société sans travail. Une dystopie sociale et urbaine

Les attentes des Français sur l’épanouissement au travail restent fortes. Trepalium, une série télévisée d’anticipation, évoque la manière dont le travail structure la hiérarchie des statuts sociaux et la ségrégation urbaine.
Recensé : Trepalium, série en six épisodes réalisée par Vincent Lanoo, Arte, 2015.

La série Trepalium [1] nous plonge dans un futur proche où le travail est une ressource rare. Les 80 % de la population au chômage vivent dans la « Zone », où ils sont relégués derrière un mur militarisé, tandis que les 20 % d’actifs, protégés par le Mur, habitent la « Ville ». Cette fable dystopique de la « fin du travail » (Rifkin 1997) questionne sans détour les angoisses contemporaines liées au travail, celle du chômage et de la perte de statut et de revenus qui en est le corollaire, et la souffrance dans un univers professionnel déshumanisé.

Figure 1. La Ville et le Mur

La lutte à mort pour l’emploi

Le premier épisode se situe 30 ans après la construction du Mur. Deux groupes sociaux sont dépeints, les zonards privés de travail, livrés à la violence d’une économie de survie, et les actifs prêts à tout, même à tuer, pour conserver leur travail. À la moindre faiblesse (maladie, dépression) le salarié est licencié ; le sans-emploi, sans statut, ne pouvant subvenir à ses besoins, est considéré comme inutile et, à moins d’être pris en charge par sa famille, renvoyé dans la Zone. Cette éventualité touche même les enfants s’ils ne s’adaptent pas aux rythmes et n’obtiennent pas les résultats scolaires escomptés. Ainsi, dans cette société de la Ville, le travail est la seule valeur et les rapports sociaux, réduits à la finalité de la performance dans l’entreprise, sont d’une brutalité extrême. La scène la plus explicite montre le héros, ingénieur (Ruben Garcia, interprété par Pierre Deladonchamps), trébuchant sur le corps de son patron, mort subitement devant son bureau, et dont le premier réflexe est de téléphoner pour se présenter à son poste désormais libéré. Afin d’obtenir un poste de directeur, il ne renoncera pas à sacrifier son plus proche collaborateur en le renvoyant pour prouver sa détermination au DRH, ni à éliminer physiquement sa rivale. Même les relations familiales se jouent sur le mode de la rivalité et de la performance ; la famille donne un statut social mais la dimension affective y est étrangère.

Seuls les zonards montrent des gestes de gratuité et de solidarité et savent encore jouer pour le plaisir (ainsi, quand ceux-ci jouent au foot dans la ville, les actifs sont montrés inquiets ; ils ne comprennent pas ce qu’ils font). Les deux sociétés séparées par le Mur ne se côtoient pas, même si les exclus de la Ville viennent grossir les rangs des zonards et que quelques inactifs sont autorisés à travailler en ville.

La gestion des surnuméraires

Dans la série, la logique de concurrence généralisée conduit à la stigmatisation des sans-emplois, avec la figure des « zonards ». Le parallèle est clair avec le monde contemporain et la figure décriée des « assistés », puissant facteur de division au sein des classes populaires (entre classes populaires intégrées sur le marché du travail et précaires). Le processus de désaffiliation sociale (Castel 2009) à l’œuvre depuis les années 1980 conduit à l’exclusion sociale de ceux privés de travail et de la protection sociale qui y est liée. La gestion du chômage dans l’univers de Trepalium est proche de notre société actuelle : 10 000 « emplois solidaires » sont créés par la Première ministre (interprétée par Ronit Elkabetz) en échange de la libération du ministre du Travail, qui avait été pris en otage, et afin de maintenir la paix sociale et rassurer les bailleurs internationaux. La série s’ouvre sur cet événement. Les « solidaires », tirés au sort puis sélectionnés, sont affectés arbitrairement à des familles d’actifs, qui doivent les payer, sans réel besoin dans des logements ultra-technologisés. Dans ce futur imaginaire comme aujourd’hui, il semble plus facile d’occuper les personnes éloignées de l’emploi à des tâches peu utiles plutôt que transformer l’économie en favorisant la création d’emplois ou le partage du travail. Comme le montre Dominique Meda, dans cette série miroir de notre société, le chômage est naturalisé ; il n’est plus un risque social, mais attribué à la faute d’un individu. En effet, chez Aquaville, le licenciement est vécu comme une honte et le non-emploi devient un élément constitutif de l’état individuel (et même héréditaire puisqu’être né dans la Zone donne le statut d’inactif).

Figure 2. Slogan figurant dans une annonce pour la série

L’entreprise totalitaire

Le pendant de l’exclusion des chômeurs est l’aliénation de la perte de sens du travail. Aquaville semble être l’entreprise unique de la Ville [2], compagnie générale des eaux qui gère la distribution d’eau potable [3]. Le salariat dépeint correspond plus à une vision orwellienne de l’industrie fordiste du XXe siècle qu’à une anticipation des relations de travail actuelles. Les individus, pris dans une organisation bureaucratique et très hiérarchique, vêtus d’uniformes qui leur donne un aspect interchangeable, sont isolés devant leur ordinateur et effectuent des tâches répétitives. C’est un travail déréalisé dont on ne semble pas percevoir les finalités sauf à satisfaire la firme idéalisée, toute puissante. Le contrôle par la surveillance électronique, assorti de menaces de sanctions – la sanction ultime étant le licenciement –, est permanent et les salariés reçoivent des avertissements au moindre retard ou perte de productivité, au moyen de messages vocaux ou sur écrans instantanés. Cette vision de relations « totales » dans l’entreprise ne tient pas compte de l’organisation actuelle qui repose sur l’autonomie du salarié et son auto-évaluation, et en partie sur des relations de travail horizontales ; par l’euphémisation de la hiérarchie, le salarié subit la pression du résultat dont il est rendu seul responsable. L’injonction constante à la productivité est loin des discours du XIXe siècle sur l’innovation et la créativité. La société décrite est en vase clos et les échanges (ne seraient-ce que commerciaux) avec l’extérieur semblent inexistants. Dans la vie professionnelle ou privée, cette technologie miniaturisée (des téléphones portables transparents et très légers à disposition de chacun) ne permet pas de connexions entre individus au-delà de conversations brèves et fonctionnelles ; les écrans ne diffusent que des injonctions (« il vous reste 25 exercices », « vous avez 17 minutes de retard », « c’est l’heure du déjeuner »). Il n’y a aucune communication fondée sur l’exposition ou le récit de soi, sur la séduction, ni… aucune publicité.

Un univers binaire dépeint à l’aide d’une esthétique rétro-futuriste

Le réalisateur revendique une esthétique rétro-futuriste pour soutenir son propos. Il se réfère explicitement à l’architecture rationaliste et brutaliste des années 1970 pour évoquer un imaginaire totalitaire de style soviétique. Les bureaux du gouvernement sont filmés dans le siège du Parti communiste français à Paris, construit par Oscar Niemeyer, et dans le Centre national de la danse à Pantin (Seine-Saint-Denis) de Jacques Kalisz. Une autre architecture en béton, la Bibliothèque nationale de France (BnF) représente les intérieurs feutrés d’Aquaville. On y voit les employés se déplacer sans bruit sur les interminables escalators et couloirs. Ils sont vêtus de la même façon, de costumes pour les hommes, de jupes droites pour les femmes, et des sortes de plastrons à carreaux pour tous, qui font référence aux années 1950, ainsi que les chignons un peu élaborés des femmes.

Figure 3. Les bureaux de la Première ministre
Figure 4. L’intérieur de l’entreprise Aquaville
Figure 5. Au travail à Aquaville
Figure 6. L’extérieur d’Aquaville

Les extérieurs du secteur résidentiel sont filmés dans la cité ouvrière des Dents de Scie (Trappes, Yvelines) construite dans les années 1930, qui tient son nom de l’implantation des pavillons à 45° le long de la rue. Des voitures Trabant [4], emblématiques de l’ex‑RDA (et dorénavant électriques) sont garées dans la rue toujours déserte. Les intérieurs sont standardisés et très design. Des employés rangent quotidiennement les affaires dans des boîtes en plastique transparent, qui s’ouvrent automatiquement par trois pressions du doigt. Les repas sont livrés dans des boîtes similaires. À l’inverse, la Zone, séparée depuis 30 ans par le Mur, est un paysage de ruine urbaine, de bâtiments délabrés et de cabanes en tôle ; les habitants se disputent les rations de nourriture distribuées par le gouvernement, manquent d’eau et se droguent pour oublier la soif. À la propreté de la Ville s’oppose continuellement la « souillure » (Douglas 1981) de l’inutilité économique.

Figure 7. Le secteur résidentiel de la Ville
Figure 8. L’intérieur d’un logement

Le Mur de l’exclusion

Le Mur, séparant la Zone de la Ville, est infranchissable (un décor de 6 mètres de haut construit dans une caserne de l’Oise et « grossi » à 40 mètres par la vidéo). Son esthétique fait très explicitement référence aux murs israélo-palestinien et de Berlin, avec ses panneaux longitudinaux de béton brut. La présence militaire armée et les checkpoints tendent à créer une atmosphère anxiogène. La référence à la Shoah est présente aussi, lorsque les zonards sélectionnés pour des emplois solidaires de l’autre coté du mur sont douchés derrière des toiles de plastique et leurs cheveux coupés. La série montre, à côté de l’archaïsme du mur de béton, l’efficacité du biopolitique : tous ont des cartes d’identité numériques. De plus, un code-barres tatoué à l’intérieur du poignet pour les zonards et des badges pour les actifs permettent de contrôler les accès aux lieux de travail. Chaque franchissement du Mur est enregistré, tout comme les mouvements à l’intérieur de la Ville. Les « solidaires » n’ont pas le droit d’y rester la nuit. Le Mur infranchissable enferme les zonards en dehors de la Ville et semble aussi les exclure d’un passage vers « le Sud », horizon mythique, jamais montré : il s’agirait du secteur productif – « la production mondiale » – d’après le générique, où il y a « du travail pour tous ». Le passage vers une ville du Sud coûte 4 000 (la monnaie n’est pas précisée) ; il est un rêve même pour les travailleurs d’Aquaville.

Cette fiction cauchemardesque met ainsi en scène un apartheid social fondé sur la naturalisation des statuts sur le marché du travail. Elle renvoie sans détour à la ségrégation socio-spatiale contemporaine fondée sur les rapports économiques, à la relégation des inutiles en périphérie des villes ou dans des secteurs dévalorisés, et à l’écart grandissant entre les classes supérieures et les classes populaires. Les murs contemporains érigés entre les États (Mexique–États-Unis, Israël–Palestine, Ceuta et Melilla, etc.) sont officiellement justifiés par des raisons de sécurité mais ont pour résultat (voire pour raison d’être) de pérenniser l’existence d’emplois précaires et faiblement rémunérés occupés par la population migrante construite en une figure menaçante (Brown 2009). La position marginale sur le marché du travail naturalise migrants et chômeurs, exclus de nos sociétés qui survalorisent le travail.

Bibliographie

  • Brown, W. 2009. Les Murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris : Les Prairies ordinaires.
  • Castel, R. 2009. La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris : Seuil.
  • Douglas, M. 1981. De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris : Maspéro.
  • Rifkin, J. 1997. La Fin du travail, Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article :

Florine Ballif, « La société sans travail. Une dystopie sociale et urbaine », Métropolitiques, 22 juin 2016. URL : https://metropolitiques.eu/La-societe-sans-travail-Une-dystopie-sociale-et-urbaine.html

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