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Essais

Toujours plus grand, toujours plus cher ! Les collectivités territoriales et « leurs » stades de football

À partir de l’exemple de la réalisation laborieuse du stade Pierre-Mauroy dans l’agglomération lilloise, Frédéric Sawicki met en lumière les reconfigurations des relations entre les collectivités territoriales et les dirigeants de clubs de football, ainsi que les modalités nouvelles de montage opérationnel et financier des projets de construction de « grands stades ».

Dossier : Le football en rénovation : quels stades pour quelles villes ?

Le soutien matériel apporté, sous diverses formes, par les villes à leurs clubs sportifs professionnels a longtemps fait l’objet d’un large consensus, au nom des retombées économiques et des vertus de cohésion sociale prêtées aux compétitions sportives. En France, ce consensus paraît s’être brisé au cours des années 2000, au cours desquelles plusieurs mouvements de contestation prenant pour cible des projets de construction de stades ont émergé.

Le premier et le plus spectaculaire d’entre eux fut celui de Grenoble, où, entre 2001 et 2007, défenseurs de l’environnement et élus écologistes ont joué un rôle moteur dans l’opposition à un projet de construction par la mairie et la communauté d’agglomération d’un stade de football (le stade des Alpes) au milieu d’un parc urbain boisé. Alors qu’une poignée d’activistes, se définissant comme « éco-citoyens », s’est accrochée aux branches des arbres centenaires du parc pendant plusieurs semaines, de nombreuses manifestations, rassemblant jusqu’à 4 000 personnes, ont eu pour objet de réclamer l’organisation d’un référendum. En 2008, à Valenciennes, ce sont principalement des riverains mécontents des nuisances provoquées par le projet de construction d’un nouveau stade en centre-ville qui ont formé une association, qui a réussi à en faire annuler le permis de construire et à obtenir de la collectivité que d’importantes indemnités leur soient versées. À la même période, à Lyon, des riverains et des défenseurs de l’environnement et du patrimoine, mais aussi des supporteurs attachés à l’ancien stade, ont créé un collectif d’associations (Les Gones pour Gerland) pour tenter, en vain, de s’opposer à la construction, sur fonds privés, d’un nouveau stade à Décines-Charpieu, voulue conjointement par le maire de Lyon (Gérard Collomb) et le président de l’Olympique lyonnais (Jean-Michel Aulas).

Ces protestations auraient pu conduire à un désengagement croissant des collectivités territoriales – désormais soumises à la diminution de leurs capacités financières et à la pression croissante d’une partie des électeurs – du sport professionnel. Au contraire, l’examen du cas lillois montre que non seulement la politisation de cette question a été limitée, mais qu’elle a paradoxalement débouché sur un investissement financier plus important des pouvoirs publics, sous des formes plus insidieuses.

La fin provisoire du consensus ?

Au cours des années 1990, les collectivités territoriales ont été contraintes de modifier leurs relations avec les clubs, incapables qu’elles étaient de faire face aux coûts croissants induits par la professionnalisation des principaux sports collectifs (Dermit-Richard 2002). De grands élus, au premier rang desquels Jean-Marc Ayrault, le maire de Nantes, ont ainsi joué un rôle majeur dans l’accélération du processus de privatisation des grands clubs sportifs et dans l’adoption de mesures d’encadrement et de plafonnement de leur subventionnement public [1].

Si les collectivités ont alors cessé d’être propriétaires ou actionnaires des clubs, les liens avec ces derniers ne sont pas distendus pour autant, à travers des formes nouvelles : subventions aux associations sportives satellites, au titre de leurs présumées missions d’intérêt général, notamment en matière de formation des jeunes ; achat de billets, de loges ou d’espaces publicitaires ; prise en charge de la construction, de la mise aux normes et de l’entretien des stades. C’est précisément la nécessité d’attirer des investisseurs pour éviter la disparition de leur club qui a contraint les collectivités à s’engager à réaliser des équipements permettant d’accueillir un public suffisamment nombreux et des compétitions de prestige, tout en étant conformes aux normes de plus en plus exigeantes de la part des télévisions et des fédérations sportives. En effet, nombre d’entre elles ont lancé des projets de « grands stades », à l’origine de controverses et d’une politisation inédites. La forte médiatisation du sujet a contribué à donner une visibilité sans précédent à la question des relations entre les collectivités et les clubs. Au bout du compte, cependant, tous les stades programmés ont été édifiés et, si Lille fait exception, c’est qu’au stade initialement prévu s’est substitué un stade beaucoup plus grand et au moins huit fois plus coûteux. Comment l’expliquer ?

En réalité, si les mobilisations ont obligé les élus à se justifier davantage et à tenter d’enrôler d’autres soutiens, ainsi qu’à remettre en cause les modes de financement des stades, elles ne les ont nullement conduit à abandonner leur projet. Le recours aux partenariats public–privé et le transfert des charges des municipalités aux intercommunalités ont constitué les instruments leur permettant d’échapper autant que possible à la critique, ainsi que de dépolitiser le débat – ou à tout le moins de le forclore, au plus grand bénéfice des grands opérateurs privés et des propriétaires de clubs.

Le paradoxe lillois : la construction d’un très grand stade dont les élus ne voulaient pas

L’exemple lillois est archétypal de ce processus (Sawicki 2012). Tout au long des années 1980‑1990, la ville, actionnaire à 80 % de la société d’économie mixte qui gère le LOSC (Lille Olympique Sporting Club), a cherché désespérément des repreneurs et sponsors privés, alors que le club vivotait en première division avant d’être relégué en deuxième division en 1997. Faute de soutiens de la part de la bourgeoisie économique régionale, le club, jadis prestigieux, a été pris dans un cercle vicieux : sans investisseur, il était voué à des résultats médiocres et était boudé par le public. Ce n’est que quelques mois avant l’entrée en vigueur de l’interdiction des subventions publiques des collectivités (fixée au 1er janvier 2000) que la ville parvint à vendre le club, grâce à la perspective d’une remontée en première division. Un accord est conclu avec deux hommes d’affaires parisiens spécialisés dans le sauvetage de clubs en difficulté : Luc Dayan et Francis Graille. Acculée, la ville leur cède le club à un prix dérisoire (250 000 francs !), tout en s’engageant à livrer un nouveau stade de 35 000 places dans un délai de quatre ans.

Mais la municipalité était alors dans une situation financière très délicate. Les investissements consentis au cours des années 1990 pour créer un nouveau quartier d’affaires (Euralille) et une nouvelle gare TGV (Lille-Europe) grevaient lourdement son budget. Les impôts locaux y étaient parmi les plus élevés du pays. À l’approche des échéances électorales de 2001, au cours desquelles Martine Aubry espérait succéder à Pierre Mauroy, l’engagement est pris de ne pas augmenter les dépenses. Les élus lillois se tournent dès lors vers la communauté urbaine, que présidait le maire de Lille, pour honorer les engagements pris vis-à-vis du LOSC. La loi du 12 juillet 1999 (relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale) venait fort opportunément de leur confier la compétence de la construction et de l’entretien des grands équipements sportifs [2]. Les tractations avec les maires de la métropole se révélèrent complexes et obligèrent à des concessions importantes, notamment le transfert de toutes les piscines communales. Au conseil municipal, gauche et droite étaient sur la même longueur d’onde. Décision fut donc prise, une fois les élections municipales gagnées, d’agrandir le stade existant (appelé Grimonprez-Jooris) en le portant de 18 000 à 32 000 places et en doublant sa hauteur, en dépit de sa localisation à proximité immédiate d’un site classé monument historique, à quelques centaines de mètres de la principale zone touristique de Lille (le Vieux Lille), dépourvue de capacités de stationnement.

Si les élus lillois étaient conscients des difficultés du projet et de ses risques juridiques, la majorité des acteurs pensaient qu’il serait possible de les surmonter grâce à l’influence politique dont disposaient Martine Aubry et Pierre Mauroy dans les sphères gouvernementales. De fait, malgré l’alternance et un avis négatif de la Commission nationale des monuments historiques (CNMH), le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, donna son autorisation en décembre 2002. Cet accord entraîna l’émergence d’une contestation citoyenne menée par des riverains et des défenseurs du patrimoine. La perspective de recours contre le permis de construire retarda son dépôt et conduisit certains élus de la communauté urbaine à rouvrir le débat de la localisation et du mode de financement du stade, d’autant plus que le nouvel actionnaire majoritaire du club (Michel Seydoux) en profita pour plaider, lui aussi, pour un nouveau site où serait construit un stade sur fonds privés.

Mais Pierre Mauroy et Martine Aubry se montrèrent inflexibles, craignant que le choix d’un nouvel emplacement ne puisse se faire qu’en impliquant des investisseurs privés, dont les exigences de rentabilité passeraient par le développement autour du stade d’équipements commerciaux. Or, la politique urbaine engagée depuis le début des années 1990 dans la métropole lilloise, baptisée « ville renouvelée », s’y opposait. Celle-ci visait, en effet, à revitaliser les centres-villes de Lille, Roubaix et Tourcoing, dont le niveau d’activité avait été durablement affecté par la multiplication, au cours des deux décennies précédentes, de grandes zones commerciales périphériques liées pour beaucoup au groupe Auchan (Bondue 1987 ; Paris et Stevens 2000). L’annulation du permis de construire par la cour d’appel de Douai en juillet 2005 rompit le front qui s’était constitué deux ans plus tôt entre le maire de Lille, le président de la communauté urbaine, la droite locale et les dirigeants du club. Le choix de Martine Aubry de faire appel de la décision devant le Conseil d’État lui mit à dos les supporteurs et les dirigeants du club. La pression fut relayée par les élus de droite et du centre, et atteint un tel point que Pierre Mauroy annonça dès juillet 2005 le lancement d’une étude pour trouver un site alternatif.

Cette situation de crise remit en cause toutes les justifications mais aussi toutes les croyances qui avaient conduit à adopter la solution de la modernisation de Grimonprez-Jooris (baptisée GJ2). Elle contraint les acteurs à improviser dans l’urgence : les règles de fonctionnement habituelles de l’institution communautaire, fondées sur le donnant-donnant, furent brisées. Pour calmer la colère des supporteurs, Pierre Mauroy mit en place une commission chargée d’examiner des solutions alternatives où étaient représentés tous les présidents de groupe, mais également les dirigeants du club et des représentants des supporteurs. L’absence de disponibilités foncières, les marges financières restreintes de l’institution, les difficultés juridiques d’un éventuel partenariat public–privé ne furent subitement plus présentées comme des obstacles. Tout se passa comme s’il fallait en priorité sauver le consensus communautaire : un grand stade vite, à n’importe quel prix ! Cette « désectorisation » du problème conduisit à une surenchère dont allaient profiter les dirigeants du LOSC. Associés à la décision, ils obtinrent très vite l’accord des élus sur le principe d’un nouveau stade d’au moins 40 000 places et d’un partenariat public–privé, que soutenait également le président de la Chambre de commerce, ainsi que de nombreux élus d’opposition. Seule la localisation de l’équipement nourrit un débat très vif.

Le site retenu en mars 2006, à cheval sur les communes de Lezennes et Villeneuve-d’Ascq, résulte d’un compromis qui permettait de concilier l’urgence (le terrain en question appartenait déjà à la communauté urbaine et ne nécessitait donc aucune procédure d’expropriation) et le refus par la majorité des élus de la création d’un nombre trop important de nouveaux commerces, tout en permettant d’attirer des investisseurs privés (il jouxte la plus grande zone commerciale de la métropole) et d’éviter les risques de recours (il est éloigné d’un monument classé et d’une zone d’habitation trop dense). Il permettait également de minimiser les risques de protestation des riverains et de tenir des délais de livraison raisonnables, afin d’éviter le mécontentement des supporteurs et de limiter le manque à gagner du LOSC. Cette décision ne fit pas taire pour autant les polémiques. En particulier, les élus Verts critiquèrent vivement la taille du stade, le coût exorbitant, le montage financier opaque et le choix du consortium.

C’est en effet un outsider, le groupe Eiffage, qui a été retenu par 84 % des voix, alors que le coût de ce choix pour la communauté urbaine avait été estimé à 14 millions d’euros par an pendant 31 ans, contre 10,2 millions pour le projet porté par le groupe Bouygues. Pour atténuer les critiques, Martine Aubry, qui avait remplacé Pierre Mauroy à la tête de la communauté urbaine en 2008, rouvrit les négociations pour tenter de faire baisser la facture, tout en s’employant à obtenir des financements complémentaires du conseil régional (45 millions d’euros) et du conseil général (pour les travaux d’aménagement routier nécessaire). C’est finalement dans un contexte de « congratulation générale », comme le titra la presse régionale, que le chantier du stade put enfin être inauguré en septembre 2008 devant un parterre de 450 invités, dont de nombreux dignitaires du sport français [3]. En janvier 2011, les dernières ombres qui pesaient sur la réalisation du stade s’effacèrent définitivement après que les juges eurent repoussé les différents recours contre le permis de construire. Le football et son stade pouvaient enfin disparaître en douceur de l’agenda politique… en laissant au contribuable une facture considérable, impossible à chiffrer, faute d’informations précises sur les pénalités versées aux entreprises engagées dans le projet GJ2, mais aussi compte tenu des aléas pesant sur le montant réel de la redevance que la communauté urbaine devra acquitter au consortium chargé de gérer le stade. En tout état de cause, cette facture dépasse les 400 millions d’euros et lie le sort du LOSC et de Lille Métropole à Eiffage jusqu’en 2039 !

Quand les collectivités occultent leur engagement pour éviter la contestation

Finalement, le cas lillois montre qu’on assiste davantage à une reconfiguration des relations entre les collectivités et les dirigeants de club qu’à une véritable distanciation. Les acteurs publics demeurent des partenaires indispensables, sans lesquelles les actionnaires des clubs ne peuvent pas grand-chose, même s’ils disposent de davantage de moyens de pression qu’hier.

Confrontées aux critiques d’une partie de leurs électeurs et à une réduction de leurs marges de manœuvre budgétaires, celles-ci semblent avoir trouvé une double parade : d’une part, transférer la propriété et le financement des équipements vers les établissements intercommunaux ; d’autre part, confier leur construction et leur gestion à des consortiums privés dans le cadre de partenariats public–privé. Ainsi les acteurs publics locaux peuvent-ils continuer à financer le sport marchand en évitant les pièges d’une politisation de la question, c’est-à-dire en occultant l’ampleur de leur engagement financier, qui pourrait donner prise à la controverse.

La dépolitisation de la question du financement des grands équipements sportifs est aussi facilitée par les options privilégiées par les militants s’opposant à la construction de nouveaux stades. À Lille comme ailleurs en France, ces derniers hésitent à remettre en cause la pertinence des projets et préfèrent dénoncer leur localisation et plus rarement l’ampleur du financement public qui leur est consacré. Ils le font partiellement à raison des motivations qui les amènent à s’engager (défendre leur cadre de vie proche), mais aussi pour des raisons tactiques : éviter de provoquer la réaction hostile des supporteurs, qui disposent de ressources d’autant plus importantes qu’ils sont souvent aidés par les clubs, et qui peuvent aisément rendre visible leur mécontentement lors de la retransmission des matchs. La remise en cause de l’opportunité de la construction ou de la rénovation de tel ou tel stade semble ainsi condamnée, pour être efficace, à ne jamais déboucher sur une remise en cause du financement public des stades en général.

Bibliographie

  • Bondue, J.-P. 1987. « Le développement des hypermarchés dans le Nord–Pas-de-Calais : un défi à l’aménagement urbain et régional », Hommes et terres du Nord, n° 1, p. 11‑18.
  • Dermit-Richard, N. 2002. « Pourquoi interdire ou limiter le financement du sport professionnel par les collectivités locales ? », in Charrier, D. et Durand, C. (dir.), Le Financement du sport par les collectivités locales. Des ambitions politiques aux choix budgétaires, Voiron : Presses universitaires du Sport, p. 72‑82.
  • Paris, D et Stevens, J.-F. 2000. Lille et sa région urbaine. La bifurcation métropolitaine, Paris : L’Harmattan.
  • Sawicki, F. 2012. « La résistible politisation du football. Le cas de l’affaire du grand stade de Lille Métropole », Sciences sociales et Sport, n° 5, p. 193‑241.

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Pour citer cet article :

Frédéric Sawicki, « Toujours plus grand, toujours plus cher ! Les collectivités territoriales et « leurs » stades de football », Métropolitiques, 24 juin 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Toujours-plus-grand-toujours-plus.html

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