Depuis les années 1980, la question de la capacité à agir est au cœur des travaux sur le gouvernement local. Initialement, aux États-Unis, ce chantier de recherche questionnait la recomposition des pouvoirs urbains face au délitement de l’intervention fédérale et au renforcement du poids des « intérêts de la rente ». Il s’agissait de comprendre les marges de manœuvre des acteurs locaux dans un contexte néolibéral (Peterson 1981 ; Stone 1989). Ces réflexions ont ensuite été importées en Europe, pour rendre compte des changements à l’œuvre dans les politiques locales. En France, les réformes de décentralisation et le « desserrement » du verrou de l’État ont débouché sur des situations paradoxales marquées à la fois par l’affirmation des villes en tant qu’échelles de régulation et de production de politiques publiques (Le Galès 2011 ; Pinson 2009) et par l’incapacité des gouvernements locaux à traiter certains problèmes, notamment la résorption des inégalités sociales, raciales et spatiales (Barbier 2022 ; Desage 2012).
Cette question de la capacité (ou de l’incapacité) d’action des gouvernements locaux connaît aujourd’hui un regain aux États-Unis. À côté des travaux portant sur l’institutionnalisation des régimes d’austérité (Peck 2014), c’est la transformation des rapports entre niveaux de gouvernement, notamment entre les villes et les États, qui retient l’attention. En effet, depuis quelques années, les institutions des États fédérés ont vu leur influence sur la gestion locale se renforcer [1] (Hacker et al. 2021). Cette influence passe de manière classique par l’attribution des financements fédéraux, mais aussi de plus en plus fréquemment par l’exercice d’une contrainte sur les gouvernements locaux, au travers de preemption laws (Barber et Dynes 2023). Ces législations ont pour objectif de réduire les marges d’action des acteurs locaux ou de les empêcher d’utiliser leurs compétences. Elles sont particulièrement fréquentes dans les « Red States », ces États contrôlés par le parti républicain (Grumbach et al. 2021).
Après avoir dressé un bref tour d’horizon de ces législations, ce texte présente le cas de l’Ohio, qui correspond à un conflit entre des institutions d’État, contrôlées par les républicains, et les acteurs locaux, principalement démocrates. Ce conflit d’échelles, dans lequel s’entremêlent des questions sociales, raciales et territoriales, constitue une entrave à l’action des municipalités et à la mise en place de politiques à visées progressistes.
« State preemption » : une confiscation des pouvoirs locaux
On aurait tort de croire que les politiques de préemption sont nouvelles aux États-Unis. Dans ce pays, l’histoire des rapports entre niveaux de gouvernement a été marquée par des conflits entre États et municipalités autour de l’étendue du pouvoir local (Boussac 2023). Leur nature variait suivant les États. Dans les États où la Dillon Rule prévaut (Texas, Kansas, Alabama, etc.), les municipalités étaient réputées pouvoir exercer uniquement les compétences déléguées par les États. À l’inverse, dans les États régis par la Home Rule (Ohio, Pennsylvanie, Californie, etc.), les pouvoirs locaux disposaient d’une autonomie politique rendant plus souple la division du travail entre échelles de gouvernement. Si ce système a parfois préservé les acteurs municipaux de l’intervention des États, il n’a pas tenu face aux assauts récents des républicains.
En effet, depuis les années 1980, le rôle des gouverneurs et des législatures d’État n’a cessé de croître dans la gouvernance urbaine. Il s’est encore renforcé au cours de la dernière décennie dans un contexte de polarisation politique et de prise de contrôle de plusieurs États par les républicains (Hacker et al. 2021). Dans les États tangents politiquement, les représentants républicains ont ainsi pu contrôler les opérations de « charcutage électoral » (« gerrymandering ») qui se sont déroulées à la suite du recensement de 2010, ce qui a favorisé leur maintien au pouvoir lors des élections de 2016 et de 2020. Ils ont utilisé cette nouvelle influence pour neutraliser des réformes qu’ils ne pouvaient bloquer depuis Washington en investissant les États comme des échelles de « non-décision ». Cette stratégie est permise dans le contexte américain par la constitution qui confère aux États une autorité totale sur leur territoire, alors qu’elle ne mentionne pas les gouvernements locaux.
Dans les Red States, les républicains se sont engagés dans des politiques de préemption visant à empêcher les gouvernements urbains de mettre en œuvre certaines politiques urbaines. Comme dans d’autres contextes nationaux marqués par l’austérité, ces stratégies cherchent à contenir les dépenses que peuvent engager les gouvernements locaux. Toutefois, elles ne s’y limitent pas. Elles touchent également des domaines comme la lutte contre les discriminations, l’assurance santé, le salaire minimum ou les droits des minorités. Alors que les pratiques de préemption prenaient historiquement la forme de conflits judiciaires, les plus récentes correspondent davantage à la mise en place de lois qui empêchent les municipalités ou les comtés d’agir. Ces lois peuvent interdire aux gouvernements locaux de promulguer des ordonnances sur un sujet, ou plus subtilement établir des seuils de régulation au-delà desquels les acteurs municipaux ne peuvent intervenir. Ces politiques de préemption ont été visibles à des degrés divers en Arizona, en Caroline du Nord, en Géorgie, en Floride, dans le Missouri, ou encore au Texas (Schragger 2016). Dans des États plus urbanisés, comme la Pennsylvanie ou encore le Michigan, elles ont aussi été présentes, avant que les démocrates ne reprennent le contrôle de certains mandats clés à la fin de la décennie 2010.
Ces mobilisations conservatrices ont trouvé à se fédérer à l’échelle nationale. Elles ont été amplifiées, depuis Washington, par le travail de think tanks conservateurs [2], comme l’American Legislative Exchange Council (ALEC) qui est rattaché au puissant State Policy Network. Ce dernier a produit de l’expertise à destination des législateurs des États pour faciliter la rédaction de lois de préemption, notamment sur le salaire minimum (Hertel-Fernandez 2019). Pour une partie des militant·es de gauche, ces politiques de préemption constituent bien plus qu’une simple confiscation des pouvoirs locaux. Elles s’apparentent à une prise de pouvoir de législations d’États « blanches » sur des villes composées en majorité de populations racisées.
Source : https://alec.org/wp-content/uploads/2014/03/2014-Raising_Minimum_wage.pdf
Dans l’Ohio, une neutralisation des politiques urbaines progressistes
L’Ohio figure en bonne place parmi les États s’étant engagés dans des stratégies de préemption. Il faut dire qu’il se caractérise par de profondes disparités socio-spatiales entre les espaces ruraux, dont les populations plutôt aisées sont principalement blanches, et les espaces urbains marqués par le déclin économique et démographique1878, dont les populations sont pauvres et à majorité afro-américaine [3]. Ces disparités territoriales se matérialisent politiquement par une forte polarisation. Alors que les villes comme Cleveland, Columbus, Cincinnati, Toledo ou encore Akron votent pour les démocrates, le reste de l’État se range dans le camp républicain (Rousseau et Béal 2021). Si pendant longtemps, cette opposition s’est traduite par un équilibre politico-institutionnel entre les deux grands partis, le rapport de force penche depuis quinze ans en faveur des républicains qui contrôlent les principales institutions de l’État : l’exécutif, avec le gouverneur, les deux chambres législatives et la Cour suprême de l’État [4]. Les changements démographiques couplés à un remodelage des cartes électorales peu favorable aux espaces urbains, rendent à court terme le retour d’une majorité démocrate peu probable.
C’est dans ce contexte que des législations « préemptives » ont été mises en place. Ces dernières étaient déjà apparues au cours de la décennie 2000 pour sanctuariser des enjeux stratégiques d’un point de vue électoral pour les républicains. Ainsi, en 2004 et 2006, deux textes sont votés pour empêcher les municipalités et les comtés de légiférer de manière contraignante sur la fracturation hydraulique et le contrôle des armes à feu. Toutefois, c’est au milieu de la décennie 2010 que ces lois deviennent systématiques, notamment sur les questions sociales et environnementales. Par exemple, en 2017, l’État de l’Ohio passe deux lois rendant illégales des ordonnances de la municipalité de Cleveland renforçant les droits des travailleurs. Elles disposent que les autorités locales ne peuvent fixer un salaire minimum supérieur à celui de l’État (alors de 8,10 dollars de l’heure) et que les employeurs ont une discrétion absolue sur les règles liées aux arrêts maladies et aux congés payés. Quelques années plus tard, en 2021, l’État invalide d’autres ordonnances municipales en établissant des lois visant à empêcher les acteurs locaux d’intervenir, d’une part, sur l’usage des sacs plastiques dans les commerces, d’autre part, sur celui des pesticides dans les propriétés privées. Au final, si l’on suit la Ohio Municipal League, une instance de représentation des gouvernements locaux proche du parti démocrate, ce ne sont pas moins de soixante-quinze projets de loi de préemption qui ont été élaborés entre 2015 et 2018 et qui ont donné lieu à l’adoption de dix-huit textes [5].
La multiplication de ces lois est liée au durcissement idéologique du parti républicain, qui a été bien documenté depuis la naissance du mouvement du Tea Party et l’élection de Donald Trump (Douzou 2022). Elle est également le produit de la polarisation politique qui modifie les rapports entre politique et territoire. Ainsi, aujourd’hui, le clivage urbain/rural est au centre des processus d’identification et de construction des oppositions politiques (Cramer 2016). Dans l’Ohio, ce clivage est instrumentalisé par les républicains [6] qui nourrissent le ressentiment des habitant·es des zones rurales et des petites villes, en diffusant des représentations négatives des villes (sans avenir), de leurs populations (pauvres, racisées mais profitant des « largesses » de l’État-providence) et de leurs élites (incompétentes et corrompues) (Rousseau et Béal 2021). Ces dernières chercheraient avant tout à établir de nouvelles taxes pour financer des projets profitant aux minorités ou à mettre en place des législations relevant du « wokisme ».
Bien entendu, les acteurs municipaux ne sont pas totalement démunis face à cette confiscation de leur pouvoir. Dans certains États, comme le Colorado ou le Missouri, des coalitions mêlant élu·es urbains, technicien·nes, mais également organisations communautaires, syndicales et militantes se sont constituées pour combattre, avec succès, ces législations par divers moyens : mobilisations sociales, campagnes de lobbying, référendums locaux, etc. (Doussard et Schrock 2022). Mais dans l’Ohio, les réactions sont principalement restées sur le terrain du droit. Ainsi, en 2016, la municipalité de Cleveland a saisi les autorités judiciaires pour faire annuler une loi rendant illégale une ordonnance municipale qui préconisait l’instauration de critères liés à l’implantation géographique dans les marchés publics. Dans un premier arrêt, la juridiction du comté a invalidé le texte au motif du principe de libre administration des gouvernements locaux. Mais cette décision a ensuite été cassée par la Cour suprême de l’Ohio. Cette difficulté à contourner le cadre limitatif imposé par l’État est dommageable pour des villes comme Cleveland, Toledo ou Youngstown, où les marges de manœuvre des acteurs municipaux ont déjà été rognées par le contexte de déclin (Béal 2023).
Si cette situation semble pour l’instant spécifique au contexte états-unien, rien ne dit qu’elle le reste. En Europe, les villes disposent certes d’une plus grande autonomie (Cox 2016), mais elles ne sont pas pour autant immunisées contre les stratégies de neutralisation des niveaux supérieurs de gouvernement. Ces stratégies ne seront sans doute pas le produit de face-à-face entre villes et gouvernements intermédiaires, sauf peut-être dans les États fédéraux ou fortement régionalisés. En France, par exemple, la faiblesse des départements et des régions conduit tout au plus à des oppositions symboliques pesant peu sur les marges d’action des acteurs municipaux [7]. Mais la menace pourrait venir d’ailleurs. Des rapports entre les (grandes) villes et l’État qui ont longtemps été caractérisés par la convergence d’intérêts mais qui évoluent sous l’influence de l’ancrage des villes à gauche, d’un côté, de la droitisation du débat politique national, de l’autre. Les conflits localisés entre municipalités écologistes et préfets en sont peut-être un exemple préfigurateur. Ou des rapports entre les villes (en déclin) et leurs intercommunalités qui, du fait de réformes nationales (notamment l’extension des périmètres intercommunaux consécutifs à la loi Notre de 2015), ont basculé en faveur des secondes. La prise de contrôle de structures intercommunales (dans des agglomérations comme Mulhouse ou Montbéliard) par les représentants de communes périphériques limite la capacité à réguler des enjeux comme l’urbanisation, la répartition des logements sociaux ou l’extension des zones commerciales (Béal 2023). Espérons que ces exemples – qui sont, comme aux États-Unis, en partie le produit de l’instrumentalisation du clivage territorial – ne soient pas annonciateurs d’un changement plus profond dans les rapports entre niveaux de gouvernement.
Bibliographie
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