Se revendiquant d’un mouvement apparu dans les années 1960 dans les stades italiens et présent en France depuis le milieu des années 1980, les supporters « ultras » sont membres de groupes constitués, pour la plupart, en association de loi 1901. Les plus actifs sont majoritairement des hommes jeunes (de 15 à 35 ans) issus de la classe moyenne. Chaque groupe ultra possède un nom et des emblèmes qui lui sont propres. Contrairement aux associations traditionnelles de supporters, ils revendiquent fortement leur autonomie par rapport au club. Leur fonctionnement repose sur une structure hiérarchisée et des activités organisées : la principale d’entre elles est l’animation de la tribune à l’aide de chants, de gestuelles (agiter et lever les bras, sauter, se prendre par les épaules), mais aussi de tambours, de drapeaux, d’étendards, de banderoles, souvent mobilisés dans le cadre de tifos [1]. Par ailleurs, les principaux groupes ultras rédigent un « fanzine » [2] et produisent du « matos » [3] qu’ils vendent lors des matchs. Ces activités sont préparées au local du groupe, au sein duquel les membres actifs se retrouvent quotidiennement. L’ensemble des groupes ultras français partagent ainsi une même culture, des valeurs et une organisation communes. Ils occupent les tribunes populaires des stades, presque toujours situées derrière les buts [4] (Bromberger 1995 ; Mignon 1998 ; Hourcade 1998).
Mais, au-delà de cet espace qu’ils considèrent comme leur territoire, les ultras cultivent également des formes d’attachement territorial, qui structurent la compétition entre les groupes, et pratiquent un « marquage symbolique » (Kokoreff 1988) de l’espace à travers des tags, des graffitis ou encore des stickers (autocollants). Leur inscription urbaine se révèle, par ailleurs, dans leur pratique de l’espace public et de certains lieux spécifiques tels que les bars. Comment les supporters ultras investissent-ils les territoires urbains ? De quelle manière la compétition et les rivalités que se livrent les différents groupes se formalisent-elles au sein des villes ? Pour s’interroger sur la façon dont les pratiques des ultras se prolongent au-delà de l’espace du stade et du cadre du match de football, cet article s’appuie sur une enquête ethnographique [5] menée au sein des deux groupes ultras de l’AS Saint-Étienne (Ginhoux 2013) : les Magic Fans et les Green Angels [6].
Les formes d’attachement territorial des ultras
Les groupes ultras appartiennent à un même monde social dont les activités, les sites et les discours (Strauss 1992) reposent sur un socle culturel commun, tout en étant influencé par les liens et les perspectives partagés avec d’autres mondes (par exemple, musical, politique ou judiciaire). Le monde des ultras est ainsi marqué par une grande « complexité culturelle » (Hannerz 2010), regorgeant de signes, de symboles et de slogans dont les références et les significations dépassent largement le cadre du monde du football et qui sont souvent difficiles à comprendre pour les non-initiés. Être ultra, ce n’est donc pas seulement être supporter de football, mais faire partie d’un monde social dont les pratiques et les discours se prolongent au-delà des matchs.
Tout d’abord, les groupes ultras sont engagés dans une compétition principalement fondée sur la qualité d’animation de leur tribune au stade : ils y rivalisent en nombre, en puissance des chants et en démonstrations spectaculaires (tifos, gestuelles, banderoles). Si cette rivalité est très forte entre les groupes supportant des clubs différents, elle peut également exister entre groupes ultras du même club : ainsi, lors des matchs à domicile, chacun possède un répertoire de chants particulier et s’efforce de réaliser le meilleur tifo. Les messages contenus dans les animations ultras se déclinent principalement sur deux modes : soit ils glorifient l’équipe, le club, la ville ou leur groupe ; soit ils dénigrent ceux des supporters « adverses ». Par ailleurs, de nombreux tifos et chants rendent hommage à la ville, souvent en représentant les monuments ou les événements les plus prestigieux. On observe alors un véritable « patriotisme urbain » (Ginhoux 2011), les groupes ultras semblant se poser en garants des valeurs et de l’histoire de leur ville. Tous revendiquent, en effet, une identité locale forte, qui exige une connaissance significative de la ville (de son histoire, de son territoire et de ses emblèmes). Les groupes s’attachent, dans leurs différentes communications (tifos, banderoles, chants, fanzine), à valoriser ce qui en fait ou en a fait la renommée (Hourcade 2008) – par exemple, la période industrielle et minière faste pour les ultras de Saint-Étienne ou de Lens (Fontaine 2008). Ainsi, dans le cadre de leurs derbys [7] respectifs, on assiste à la mise en scène – à travers les tifos et les chants – d’une rivalité entre, d’un côté, une ville porteuse de valeurs populaires (Saint-Étienne et Lens), à laquelle sont associées les sentiments de solidarité, de proximité et de convivialité, et d’un autre côté une ville plus grande, plus bourgeoise, plus individualiste et impersonnelle (Lyon et Lille).
Au-delà de ces valeurs et de ces emblèmes, les ultras entretiennent et revendiquent aussi un lien particulier avec le territoire de leur ville. C’est la raison pour laquelle la compétition entre les groupes s’y prolonge dans l’espace public. Considérée comme une extension de leur territoire, la ville devient un espace à protéger, notamment des « intrusions » de supporters « adverses ». Aussi les ultras se montrent-ils particulièrement vigilants vis-à-vis de la présence d’autres supporters dans leur ville : « On est de Sainté [8], on n’a pas envie qu’y ait des Parisiens, par exemple, qui viennent foutre le bordel dans notre ville, comme ça, style c’est la fête ! » (Fabien, supporter ultra). Les jours de matchs à domicile, les ultras font des rondes aux abords du stade et en centre-ville, veillant à ce qu’aucun supporter ultra « adverse » ne s’y trouve. Ils font également attention aux signes que ceux-ci peuvent y laisser.
La ville, une extension du territoire ultra
Si le stade reste le principal lieu de confrontation et de démonstration des ultras, l’espace public urbain est également fortement investi par ces supporters. Lorsque ceux-ci se déplacent dans d’autres villes pour soutenir leur équipe, ils ne manquent pas de marquer leur passage. Investir le territoire des supporters « adverses » et s’y faire remarquer, en chantant, en occupant les lieux du centre-ville (places principales, bars, gares, parcs) et en se déplaçant en cortège, est un élément important de la compétition entre groupes ultras. Une telle occupation urbaine, bruyante et massive, est en effet perçue comme une offense. Si les tags, les graffitis et les stickers servent d’abord de « marquage symbolique » (Kokoreff 1988) de leur territoire, ils sont aussi utilisés pour « violer » le territoire des supporters « adverses ». Comme l’explique Quentin (supporter ultra), « quelqu’un qui vient taguer ta ville, c’est pas respectueux ».
Ainsi, le recours fréquent aux stickers participe symboliquement à entretenir la compétition entre les groupes, ce qui contribue à construire une arène d’affrontement symbolique hors du stade, dans laquelle les supporters ultras se regardent à bonne distance et se mesurent en se signalant. Il s’agit, en effet, de se confronter à coups de tags ou de stickers, d’arracher ceux du groupe « adverse » pour y coller les siens, les « sursticker » ou les « toyer [9] ». On constate ici une circulation des pratiques et du vocabulaire spécifique qui s’y rattache entre, d’un côté, le monde social du tag et du graffiti et, de l’autre, celui des ultras. En effet, tout comme les crews [10] de graffeurs, les groupes ultras se livrent à une véritable « guerre des signes » dans le cadre de laquelle il convient de saturer l’espace public et de rendre les autres inexistants, afin d’être le plus visible et de prendre symboliquement l’ascendant.
Si, dans l’idéal, tout l’espace public urbain se doit d’être recouvert, notamment d’autocollants (poteaux de lampadaires, panneaux et feux directionnels, parcmètres, compteurs, abris d’arrêts de transport en commun, etc.), certains lieux sont particulièrement visés. Ce sont non seulement ceux qui sont les plus fréquentés par les ultras locaux, mais aussi ceux qui le sont potentiellement par les ultras « adverses ». L’espace du stade et ses abords sont donc les principaux lieux saturés de stickers. Ces derniers, collés sur toutes les rues menant au stade, balisent le chemin qui y conduit. Dans cet espace, on trouve également des tags dont les inscriptions sont souvent destinées aux supporters « adverses ». Ainsi, les ultras stéphanois ne manquent pas d’accueillir ceux qu’ils considèrent comme leurs pires « ennemis », c’est-à-dire les supporters lyonnais, avec des inscriptions belliqueuses et des insultes. La portion d’autoroute reliant Saint-Étienne à Lyon est également de plus en plus investie : les murs bordant les voies, les ponts et les panneaux sont régulièrement tagués. Le nombre de tags, leurs messages (à caractère insultant ou identitaire) et leur visibilité (lieu, grosseur, lettrage) leur donnent plus ou moins d’importance et suscitent des réponses différentes. Ainsi, les ultras des deux villes sont à l’affût de ces inscriptions, préparent des expéditions pour les recouvrir, en découvrent de nouveaux quelques jours plus tard et repartent sur le terrain avec l’intention de réaliser un tag plus réussi et plus visible.
Pour des informations supplémentaires sur chaque image, cliquez sur le « i » en haut à gauche.
Vous pouvez télécharger la version PDF de l’article pour voir les photos en plus grande taille.
Les repaires ultras dans la ville
À l’intérieur de la ville, certains espaces sont plus marqués que d’autres, révélant ainsi une inscription urbaine particulière. Il s’agit notamment des abords des locaux des groupes ou de certains espaces désignés comme étant les « repaires » d’un groupe particulier. À Saint-Étienne, il semble possible de distinguer les membres des deux groupes ultras en fonction de leur quartier ou de leur ville d’origine ou d’habitation. Les Magic Fans sont, par exemple, nombreux à être originaires des villes petites et moyennes de la périphérie stéphanoise. Dans ces villes, il est rare de trouver des stickers des Green Angels. De même, certains quartiers du centre-ville sont saturés de stickers et de tags d’un groupe en particulier. Le territoire stéphanois est donc partagé, segmenté en plusieurs espaces plus ou moins fréquentés par l’un ou l’autre des groupes : le « marquage symbolique » de ces espaces témoigne d’une pratique particulière de ces lieux publics (rues, places, abribus, parkings, parcs), qui peut s’étendre à certains lieux privés. Car, plus que d’être des ultras stéphanois (identité locale), les MF et les GA, à l’image des autres ultras, revendiquent fortement leur identité de groupe, faite d’une histoire et d’une mentalité qui leur sont propres. Et parfois cette identité de groupe prime sur leur identité locale.
En effet, la plupart des membres actifs des deux groupes ultras stéphanois refusent catégoriquement de fréquenter certains lieux – majoritairement des bars – identifiés comme étant les « repaires » des membres de l’autre groupe. Cet évitement est particulièrement visible les jours de matchs à l’extérieur, les membres du groupe qui n’ont pas effectué le déplacement (sympathisants, anciens membres désormais moins investis, « interdits de stade » [11]) se rassemblant souvent dans un bar pour y regarder le match. Mais il déborde le cadre des soirées de matchs puisqu’il peut parfois concerner d’autres types d’événements, comme des soirées à thème, des concerts ou encore le vernissage d’une exposition. Indépendamment de l’intérêt qu’ils portent au thème de la soirée, certains ultras peuvent, en effet, refuser de se rendre dans le bar en question pour éviter de se retrouver avec des membres de l’autre groupe. Ces lieux deviennent ainsi de nouveaux « territoires » à défendre (potentielle attaque de supporters « adverses », vandalisme, dégradations, etc.), tout en constituant, pour les policiers spécialisés dans l’encadrement des supporters, de nouveaux espaces à surveiller.
En somme, les pratiques ultras se prolongent au-delà du cadre du match de football et de l’espace du stade dans d’autres « lieux de l’action » (Goffman 1974). L’inscription urbaine des ultras imprime au territoire de leur ville les règles de leur monde social : la compétition entre les groupes prime, sur fond de défense de leur identité et de leur honneur. Et leurs préoccupations dépassent largement le monde du football : en témoigne la banderole déroulée par les Magic Fans [12] en réponse à un article récent du Monde qui décrivait Saint-Étienne comme « la capitale des taudis » : « Descends dans le taudis, on va t’apprendre à refaire Le Monde ».
Bibliographie
- Bromberger, C. 1995. Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris : Maison des sciences de l’homme.
- Fontaine, M. 2008. Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires ». Essai d’une histoire sociale, Paris : Les Indes savantes.
- Ginhoux, B. 2011. « Le “patriotisme urbain” des supporters de football ultras : l’exemple des ultras stéphanois », in Rautenberg, M., Védrine, C. et Valladarès, L. (dir.), L’Imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion : le bassin stéphanois et le bassin minier du Nord–Pas-de-Calais, rapport de recherche ANR, p. 46‑61.
- Ginhoux, B. 2013. Les Ultras. Sociologie de l’affrontement sportif et urbain, thèse de doctorat en sociologie et anthropologie politique, université Jean-Monnet de Saint-Étienne.
- Goffman, E. 1974. Les Rites d’interaction, Paris : Éditions de Minuit.
- Hannerz, U. 2010 [1re éd. 1992]. La Complexité culturelle. Études de l’organisation sociale de la signification, Bernin : Éditions À la croisée, coll. « Cultures publiques et mondes urbains ».
- Hourcade, N. 1998. « La France des Ultras », Sociétés et Représentations, n° 7, p. 241‑261.
- Hourcade, N. 2008. « “Fiers d’être…” : la mobilisation d’une identité locale ou régionale », Football et Identités, Bruxelles : Éditions de l’université de Bruxelles, p. 145‑159.
- Kokoreff, M. 1988. « Des graffitis dans la ville », Quaderni, n° 6, hiver 1988/1989, p. 85‑90.
- Mignon, P. 1998. La Passion du football, Paris : Odile Jacob.
- Strauss, A. 1992. La Trame de la négociation, Paris : L’Harmattan.