Si au sein de la maternité dans laquelle s’est immergé César Ernesto Abadía-Barrero (2022) pendant dix ans la santé est en ruines, c’est qu’elle est soumise à la destruction néolibérale des soins médicaux. La portée de l’ouvrage de l’anthropologue de la santé tient à la singularité du site exploré : El Materno, la plus ancienne maternité de Colombie, fondée à Bogotá en 1564, qui forme les étudiants en médecine depuis 1804. À la fin des années 1970, avec 21 000 accouchements annuels, El Materno est la référence nationale pour la prise en charge des grossesses à risques et des nouveau-nés prématurés de faible poids. Composant avec un sous-financement chronique, les pédiatres et les néonatologistes élaborent un programme ambulatoire basé sur l’observation des kangourous, dont les nouveau-nés, souvent prématurés, mesurent à peine 2 centimètres. La chaleur, la lactation et la position consistant à mettre, dès les premiers instants, le bébé et la mère peau à peau afin qu’une relation aimante s’établisse sont les fondements de la méthode des « soins kangourous ». Les résultats attestent des taux de survie infantile similaires à ceux des pays utilisant des incubateurs. En 1984, l’Organisation mondiale de la santé et le Fonds des nations unies pour l’enfance approuvent le programme, par ailleurs peu coûteux. Depuis 1993, l’institution n’en est pas moins menacée de fermeture sous les coups des réformes néolibérales du système hospitalier qui imposent une réduction drastique des dépenses publiques et une importante vague de privatisations.
Sept chapitres thématiques précédés d’un prologue et d’une chronologie retracent ce processus chaotique et les résistances que celui-ci génère en retour. Car, en Colombie comme ailleurs, la conception selon laquelle la santé est un bien public que l’État doit rendre accessible aux plus pauvres est mise à mal (Basson et al. 2023) et les transformations des systèmes de soin laissent désormais libre cours à la fabrique des inégalités sociales de santé (Basson et al. 2021). Au sein d’un collectif d’anthropologues, César Ernesto Abadía-Barrero a mené une enquête ethnographique sur le temps long, en empathie et en collaboration avec les actrices et acteurs impliqués. La recherche accorde ainsi une attention soutenue aux détails de l’action et aux sens que lui prêtent les individus et les groupes concernés. Le matériau empirique recueilli constitue une somme d’entretiens formels et informels, de notes d’observation, de recueils photographiques, de documentaires vidéo, d’articles de presse, de graffitis et de visites commentées de la maternité. Se concevant comme des intellectuels organiques, les membres de l’équipe de recherche affichent leur vocation à soutenir les projets émancipateurs en santé et investissent les luttes qu’elles et ils étudient en prenant part aux mobilisations des équipes de soin.
Lutter contre la marchandisation et la prolétarisation du travail en santé
En matière de santé, le néolibéralisme recourt à un arsenal de dispositifs coercitifs comprenant des technologies juridiques balayant le droit à la santé et des mécanismes de contrôle social allant jusqu’à la répression des opposants. Au fil de la chronique des luttes menées de 2006 à 2019, ceux-ci résistent au démantèlement de leur lieu de travail. Occupant El Materno, ils se déclarent en assemblée permanente sous la carpa, la tente qui trône sur le parking principal et qui fait office de bureau central des actions, de mécanisme de soutien mutuel, de lieu de vie auprès d’une grande marmite chauffée au bois et de reconfiguration de la famille. Les répertoires des mobilisations sont vastes : blocages de rues, manifestations, tribunes et plaidoyers médiatiques, mises en scène artistiques, expositions photographiques, brochures sur tissus, documentaires vidéo, peintures murales, banderoles et graffitis sur les murs intérieurs et extérieurs de l’hôpital… Dans le même temps, les batailles juridiques sont lentes et promises à l’échec tant la justice s’applique à achever le processus visant à saper la résistance des agents de la maternité. Si bien que l’hôpital est progressivement fermé, les actifs sont vendus et les travailleurs sont invités à signer des ruptures de contrat et des lettres de démission. Le 2 avril 2019, les derniers d’entre eux sont expulsés de la carpa par la police anti-émeute.
Les conséquences sur la santé mentale des salariés et de leur famille sont ravageuses : larmes, colère, cauchemars, complications médicales, accès de folie, violences intrafamiliales, dépressions, paranoïas, décès… À la destruction du corps et des émotions des soignants vient s’ajouter une multiplicité d’expériences de perte et de précarité endossées par celles et ceux qui sont désormais des travailleurs pauvres : cumul d’activités, vente des biens familiaux, instauration d’un système de troc, sollicitations des soutiens familiaux et amicaux, appels aux dons qui n’empêchent pas les coupures de gaz et d’électricité ou les expulsions.
Épistémologie libératrice des soins et « médecine sociale clinique »
C’est de la remise en cause d’une conception de la santé qu’il est question dans cet ouvrage, l’histoire d’El Materno illustrant la variété des pratiques et des normes de soin qui ont été progressivement dévalorisées et finalement éteintes par la néolibéralisation des politiques sanitaires. Le changement radical de modèle vise à imposer à la maternité colombienne étudiée une épistémologie occidentale qui n’accorde de valeur qu’à « un seul type de savoirs considéré comme universel et scientifique, qui émerge et se maintient grâce aux forces du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat » (p. 3). L’institutionnalisation de la biomédecine opère ainsi au détriment d’une épistémologie libératrice des soins fondée sur l’émancipation du patient et qui considère l’individu selon ses dispositions sociales. Cette médecine holistique et créative, dont l’accès se doit d’être inconditionnel, refuse les interventions biomédicales standardisées et les « procédures invasives » (p. 72). Ce faisant, elle travaille à s’extraire de « l’oppression de la pratique clinique » et de « l’application forcée des universaux à la médecine » (p. 74).
Sociale et clinique à la fois, la conception du soin défendue à El Materno est fondée sur « une compréhension radicale du rôle des déterminants sociaux, économiques et politiques de la santé, en concurrence avec les approches de santé publique dominées par l’épidémiologie et le paradigme du risque » (p. 45). Ainsi intègre-t-elle à son schéma général d’analyse une « éthique […] dans laquelle l’excellence des soins cliniques va de pair avec […] des initiatives de plaidoyer et d’action pour lutter contre les inégalités structurelles qui affectent la santé des patients » (p. 47). Via l’interconnexion entre la biologie, les émotions et les ordres sociaux, économiques, culturels et politiques, la maternité colombienne s’appliquait à démontrer qu’il est impératif de dépasser la médecine fondée sur les preuves pour éviter de reproduire les inégalités sociales de santé.
Si Health in Ruins retrace le démantèlement brutal de cette expérience colombienne, l’ouvrage met en lumière les modalités cliniques et politiques d’alternatives à la santé néolibérale. Qu’on les analyse en termes de « santé critique » (Gelly et al. 2021) ou de « santé sociale » (Duvoux et Vezinat 2022), les formes de clinique communautaire, telles qu’éprouvées à Pointe-Saint-Charles à Montréal depuis 1968, à la Case de Santé de Toulouse depuis 2006 (Basson 2022) ou dans d’autres centres de santé, incarnent ainsi un large éventail de luttes anti-hégémoniques en santé. Impulsées dans des contextes de démantèlement de la santé publique, ces initiatives vérifient que « chaque histoire contient à la fois la dévastation causée par le capitalisme en matière de santé et l’incroyable et constante résistance à celui-ci » (p. 226).
Bibliographie
- Abadía-Barrero, C. E. 2022. Health in Ruins. The Capitalist Destruction of Medical at a Colombian Maternity Hospital, Durham (Caroline du Nord) : Duke University Press.
- Basson, J.-C. 2022. « Quand la santé sociale devient politique. La raison communautaire de la Case de Santé de Toulouse », in N. Duvoux et N. Vezinat (dir.), La Santé sociale, Paris : PUF, p. 87-99.
- Basson, J.-C., Haschar-Noé, N. et Honta, M. (dir.). 2021. « La fabrique des inégalités sociales de santé », Revue française des affaires sociales, n° 3.
- Basson, J.-C., Sanchou, P. et Zaouche-Gaudron, C. (dir.). 2023. « La santé des pauvres », Empan, n° 129.
- Duvoux, N. et Vezinat, N. (dir.). 2022. La Santé sociale, Paris : PUF.
- Gelly, M., Mariette, A. et Pitti, L. 2021. « Santé critique. Inégalités sociales et rapports de domination dans le champ de la santé », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 236-237, p. 4-19.