Dans Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, publié en janvier 2024 aux éditions Divergences, Jade Lindgaard propose une analyse critique des Jeux olympiques et paralympiques qui se tiendront en juillet et août prochains. Les Jeux peuvent-ils vraiment, se demande la journaliste de Médiapart, faire du bien aux personnes vivant sur place ? Articulé autour de cette question, l’ouvrage se présente comme « un récit d’élucidation devenu au fil de l’enquête une alerte contre les injustices » (Lindgaard 2024, p. 11).
Narrations multiples
L’attention singulière aux enjeux narratifs de l’événement-spectacle fait tout l’intérêt de l’essai, jalonné par de multiples récits. Dès le préambule, Lindgaard donne le ton avec une uchronie ironique datée de 2025, soulignant que les JOP 2024 furent le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Des post-scriptum rythment ensuite l’enchaînement des chapitres : « La vigie de la cité » reprend une scène d’entretien, où l’on suit Gnama Camara, habitante bientôt délogée des tours de la cité Marcel-Paul à l’Île-Saint-Denis ; « Un autre olympisme était possible » rêve de ce à quoi auraient ressemblé les JO si on avait retenu la proposition sociale de l’ancien Communard Paschal Grousset et non la vision élitiste de son rival Pierre de Coubertin ; « La place » fantasme l’expérience d’assister à la parade inaugurale des Jeux depuis un siège de catégorie A ; « 15 mars 2023 » rend compte d’une action organisée par des syndicats et des collectifs, dont Saccage 2024, sur le chantier de la mégapiscine de Saint-Denis ; « La réunion » retranscrit, comme une saynète, l’enregistrement d’un échange entre un promoteur, un groupement de maîtrise d’œuvre et des entreprises de travaux engagées sur un gros chantier olympique en juin 2022 ; enfin, « Le monologue de la 5G » donne la parole à la dernière génération de téléphonie mobile en la présentant comme le joyau de l’innovation des JOP de Paris 2024.
Ces intermèdes narratifs qui entremêlent enquête et fiction, ainsi que la mise en lumière du vocabulaire des différents protagonistes, invitent à prêter attention aux histoires, aux discours et aux mots générés par cet événement :
L’histoire des Jeux olympiques de 2024 peut être racontée comme une saga sportive, une fresque de records, agitée de frissons de la compétition – le spectacle le plus médiatisé et le plus regardé au monde. C’est le récit dominant.
On peut aussi regarder l’événement depuis ses chantiers, ses arrière-boutiques, ses réunions à huis clos, son butin immobilier, sa dépossession urbaine (Lindgaard 2024, p. 13).
Quelle histoire raconter ? Face au récit du méga-événement surmédiatisé, Lindgaard s’efforce de rendre compte des « récits des gens du coin », souvent passés sous silence, pour donner à voir une contre-histoire des Jeux, depuis d’autres points de vue. Comme le souligne l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin, il s’agit de rejeter l’« histoire qui tue », cette histoire dominante de l’Ascension de l’Homme, ce Héros, pour collecter des « histoires vivantes », c’est-à-dire des récits acentriques, polyphoniques, sans héros ni héroïsme, soucieux du réel et des vivants (Le Guin 1989).
Ces histoires vivantes sont des récits de résistance face à une dystopie en acte, luttant contre l’« énorme gâchis » en cours (Lindgaard 2024, p. 138). Par exemple, dans le cas de la défense des jardins ouvriers des Vertus à Aubervilliers, ni la mairie, qui avait endossé le rôle de coordinatrice des travaux, ni l’aménageur public Grand Paris Aménagement, ni la préfecture de région, n’ont écouté les histoires et les contre-projets des habitant·es, qui ont alors résisté. Habitante de la commune et membre active de cette bataille, Lindgaard insiste sur son positionnement de personne concernée. Au milieu du brouhaha olympique du gigantisme et de la démesure, l’autrice s’efforce, au moyen d’entretiens qualitatifs et de rapports journalistiques de terrain, de se faire l’écho des voix inaudibles et subalternes.
Un budget explosé mais ignoré
L’engouement autour des JOP renforce le discours dominant et masque les récits alternatifs – par exemple, rappelle Lindgaard, ceux des émeutes qui ont éclaté non loin du canal Saint-Denis pour protester contre la mort de Nahel, tué à 17 ans par la police. Événement célèbre, grand public et fédérateur, les Jeux assurent la fonction prestigieuse et spectaculaire d’« édile de la France » (Lindgaard 2024, p. 43). Non seulement ils suscitent l’approbation des particuliers, mais tous les ministères, les administrations et services publics tendent à s’en réclamer. Ainsi les acteurs publics semblent sommés de manifester leur « enthousiasme olympique » (Lindgaard 2024, p. 44). Paris 2024 apparaît comme assimilé, digéré, approprié par les agents de l’État : « les Jeux olympiques n’existent que parce qu’ils sont devenus une couche endogène de l’appareil étatique » (Lindgaard 2024, p. 49).
L’exaltation générale va dans le sens de l’acceptation du coût des JOP, quoique la facture finale, devenue raison d’État, soit toujours bien plus élevée que prévu : à Montréal en 1976, le budget a même été dépassé de 720 %. La journaliste insiste sur le paradoxe suivant : les JOP sont populaires aux yeux des contribuables, qui devront pourtant en payer l’addition. Les Jeux suscitent des attentes qui dépassent les critères habituels de la bonne gestion de l’argent public. Pourtant, cette économie apparaît comme structurellement dysfonctionnelle. La date butoir, deadline impérative, fait que la seule solution face aux problèmes est de payer plus pour délivrer les équipements en temps voulu. Ensuite, l’irréversibilité est déterminante au sens où, une fois engagées, les villes hôtes ne se retirent pas. En outre, celles-ci s’avèrent toujours novices dans l’organisation : c’est le syndrome de l’éternel débutant, identifié par l’autrice. Enfin, la planification à long terme, sur une dizaine d’années, empêche de s’adapter aux éléments perturbateurs – comme avec la pandémie de Covid pour les Jeux de Tokyo. Aux questions « combien ça coûte ? » et « qui paye ? », Lindgaard répond en mettant en évidence l’opacité plus ou moins organisée des tableaux financiers :
Les périmètres de dépenses changent en fonction des opérateurs. L’inflation est prise en compte pour certains postes et pas pour d’autres. Certaines dépenses publiques ne sont pas comptabilisées, à l’exemple des exemptions fiscales, frais de sécurité et de transport. Certains partenariats privés portent sur des prestations en nature. Toutes les dépenses publiques ne reviennent pas à l’État, car certaines sont en partie assurées par les collectivités locales (Lindgaard 2024, p. 64).
Des jeux sans arbitre
Même si les différents acteurs ne sont pas toujours facilement identifiables ni clairement présentés par l’ouvrage, une institution apparaît centrale dans ce système d’occultation : le Comité international olympique (CIO), qui assure l’organisation des Jeux, la promotion des valeurs olympiques et la gouvernance du mouvement. Sa puissance financière est phénoménale. Juridiquement, le CIO est une ONG suisse à but non lucratif, statut qui lui permet dans les faits d’échapper à tout contrôle démocratique et de profiter de vastes exemptions fiscales : « [un] entremêlement de public et de privé, d’autorité étatique et non gouvernementale, protège le monopole olympique du CIO derrière un rideau d’opacité » (Lindgaard 2024, p. 69). Le CIO peut alors mettre en place une « rutilante machine à cash » (ibid.), où le principe de la tournée mondiale joue un rôle essentiel.
Se développe ainsi un marketing olympique s’apparentant à une géopolitique de la loi du plus fort. Lindgaard développe le cas exemplaire de l’Adidas Arena, salle polyvalente et modulable située dans le quartier de la Chapelle à Paris. La journaliste décrit la pratique qui permet à une marque de nommer une enceinte sportive ou un championnat d’après son sponsor principal. Alors que le nom d’Alice Milliat, militante du sport féminin au début du XXe siècle, avait été proposé, c’est « Adidas Arena » qui a été choisi pour nommer le bâtiment, la multinationale s’engageant à verser 2,6 millions d’euros annuels en échange de ce naming, en plus d’une redevance de 260 000 euros à la Ville, ainsi que 180 000 euros pour les clubs et associations sportives du XVIIIe arrondissement. Une « construction made in JO » (Lindgaard 2024, p. 87).
L’extractivisme olympique
L’« olympolitique », terme de l’autrice, a ainsi des conséquences considérables sur les infrastructures urbaines – une carte des sites concernés aurait été bienvenue. La politique olympique est à l’origine d’un urbanisme extractiviste, qui tend à créer ex nihilo du neuf en lieu et place de ce qui n’est plus, ne laissant aucune chance de rencontre et encore moins de transmission ou d’entraide entre ancienne et nouvelle population. La notion d’extractivisme, centrale dans l’argumentaire, désigne des industries qui détruisent des écosystèmes pour extraire du sol des ressources de façon irréversible. Accentuant les rapports coloniaux d’exploitation, l’extractivisme est à la fois une manifestation du capitalisme globalisé et une extension de son champ d’influence. En Seine-Saint-Denis, l’accès à la cour des constructeurs du quartier olympique, sous la coordination de la Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques, établissement public) et des collectivités locales, est structurellement réservé à des poids lourds du bâtiment qui extraient de la valeur pompée du sol par les innombrables grues des chantiers.
Lindgaard identifie quatre phénomènes qui caractérisent l’extractivisme olympique : l’écart entre le total des dépenses et le bénéfice direct pour les habitant·es ; le brutalisme d’une énorme somme dépensée d’un coup dans un endroit manquant de ressources, à un rythme effréné et dans une visée transformatrice de rupture ; la logique non démocratique, accentuée par des délais contraignants et non négociables ; et, enfin, l’extraction d’une rente foncière potentiellement considérable, exacerbée par le marketing globalisé et une puissance médiatique sans équivalent (Lindgaard 2024, p. 118). Ce grand récit de la fabrique d’une ville nouvelle est accompagné et encouragé juridiquement et financièrement par une alliance entre l’État et le capitalisme de l’immobilier, au motif d’une prétendue opération d’intérêt national.
Héritages négatifs
Des investissements tombent d’un coup : « on passe en un éclair de la friche au palace sportif, du terrain délaissé au monument hyper moderne » (Lindgaard 2024, p. 93). Cependant, Lindgaard alerte sur le fait que la valeur créée ne revient aucunement aux habitant·es qui n’ont pas voix au chapitre. Outre la privation de l’utilité publique, ce surgissement disruptif de valeurs efface la mémoire des quartiers remaniés, chasse les plus précaires, uniformise l’espace public et remplace une population par une autre. C’est une histoire de dépossession, qui a déjà contribué à déloger au moins 1 500 personnes, comme au foyer ADEF de Saint-Ouen, au squat Unibéton et à la cité Marcel-Paul de l’Île-Saint-Denis. Travailleur·ses sans papiers, étudiant·es en fin de droits, débouté·es du droit d’asile : ces personnes précaires sont soumises aux logiques de survie de l’ultraprécarité urbaine. Les expulsions les coupent de leurs réseaux d’entraide et les placent à la merci des exploiteurs de misère. À long terme, ce récit de dépossession souligne le risque de hausse structurelle et volontariste des prix du logement. Le diagnostic de Lindgaard est sans appel : les JOP ont verrouillé ces quartiers dans un modèle inégalitaire, vertical et excluant, où le « vivant » n’est qu’un faire-valoir d’investissements immobiliers : le modèle « d’une ville qui doit être rentable pour ses investisseurs avant d’être hospitalière et solidaire » (Lindgaard 2024, p. 117). Les habitant·es sont dépossédé·es de la possibilité d’une autre ville, organisée autour de communs populaires et écologiques.
Le compte à rebours de la préparation bouleverse l’aménagement et brusque le déménagement. Selon Lindgaard, le choc de la dépossession naît de l’expérience in vivo de l’incompatibilité du temps olympique, du temps des villes et du temps des humain·es. Comment dès lors comprendre la promesse d’héritage durable – au double sens de pérenne et d’écologique – sans cesse mise en avant ? Le réaménagement urbain en constitue le socle : l’organisation des Jeux promet de construire des infrastructures et des logements faits pour durer, mais ceux-ci ne sont pas destinés aux habitant·es d’avant 2024. L’inégale répartition spatiale des bénéfices semble relever d’une forme de cynisme, reposant sur l’usage des conditions matérielles avantageuses d’une banlieue pauvre :
On transforme sa pauvreté en capital symbolique : la transformation d’un territoire délaissé (la métaphore du décollage, de la fusée) et la justification de dépenser autant d’argent – 2 milliards d’euros – sur un confetti (52 hectares, soit l’équivalent de deux Champ de Mars à Paris). On construit des habitations inaccessibles aux personnes qui y vivent déjà, mais ont servi de caution sociale à l’opération, et se retrouvent poussées dehors par l’amélioration de leur cadre de vie, en leur nom, mais pas pour elles (Lindgaard 2024, p. 115-116).
Lindgaard qualifie l’héritage des JOP de négatif, rappelant en filigrane la notion de « communs négatifs » du philosophe Alexandre Monnin (Monnin 2021), développée ailleurs en lien avec la question de l’héritage (Bonnet, Landivar et Monnin 2021) : ce terme renvoie aux problèmes soulevés par la gestion de certaines réalités, matérielles ou immatérielles, dont les effets sont négatifs, notamment dans le domaine environnemental. La journaliste décrit les résistances face aux problèmes de pollution atmosphérique issus des JOP : « les particules fines, ultrafines et les gaz dangereux pour la santé qui traîneront dans l’atmosphère seront le legs actif mais invisible des JO » (Lindgaard 2024, p. 133).
Le cas du groupe scolaire Anatole-France à Saint-Denis est frappant : déjà entouré par des routes à haute fréquentation, il devient avec le chantier le riverain immédiat d’une bretelle d’accès à l’échangeur financé par Paris 2024. L’impact de la pollution sur la santé des enfants est bien connu et toutes les mesures réalisées par l’association Airparif dépassent les seuils de référence de l’Organisation mondiale de la santé. Cependant, la justice considère que, même si les écoles sont concernées par une aggravation de la qualité de l’air, la majorité des établissements sensibles bénéficieront d’une amélioration. La journaliste repère ici un déplacement sémantique : la justice attache plus d’importance à la pollution atmosphérique en général qu’à la concentration des polluants sur certains sites particuliers. Bien plus, tout semble avoir été fait à l’envers, déplore Lindgaard : les JO et leurs financements auraient pu être l’occasion de réorganiser la circulation automobile dans le quartier, afin d’éloigner les véhicules de l’école, comme l’ont montré plusieurs collectifs de riverain·es avec une proposition de projet alternatif. L’air pollué apparaît comme un exemple emblématique d’héritage négatif, d’injustice environnementale et de violence olympique, qu’aucun dispositif de compensation ne pourra annuler magiquement.
Si l’ouvrage n’explore pas plus avant des pistes concrètes pour déprojeter les JOP – c’est-à-dire pour proposer une politique de redirection à rebours de l’hyper-projection –, il en fait néanmoins fuir le récit dominant et rassurant, en en montrant la dérisoire et trompeuse illusion : au milieu des crises et des catastrophes, les Jeux olympiques ne peuvent plus nous rassurer en nous disant que ça va aller, que le monde peut continuer comme avant. Dans la tempête émergent des histoires troubles de dépossession et de résistance qui pourraient contribuer à démanteler la machine de croissance capitaliste.
Bibliographie
- Bonnet, E., Landivar, D. et Monnin, A. 2021. Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris : Divergences.
Le Guin, U. K. 1989. « The carrier bag theory of fiction », in Dancing at the Edge of the World : Thoughts on Words, Women, Places, New York : Grove Press, p. 165-170. - Lindgaard, J. 2024. Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, Paris : Divergences.
- Monnin, A. 2021. « Les “communs négatifs”. Entre déchets et ruines », Études, 2021/9, p. 59-68.