À l’heure des débats sur l’étalement urbain généralisé et l’expansion pavillonnaire périurbaine, un livre récent sur l’Italie vient rappeler la grande diversité des périphéries urbaines européennes. En effet, dans certains pays, la poussée urbaine de l’après-guerre a reposé majoritairement sur le modèle de la maison individuelle en accession à la propriété (comme au Royaume-Uni), ou sur celui du grand ensemble planifié par les pouvoirs publics (Scandinavie, Europe de l’Est). Or en Italie, ce sont les immeubles collectifs d’initiative privée qui ont permis aux classes moyennes de se loger dans un contexte tendu et qui ont joué un rôle clé dans la transformation progressive de la péninsule en pays de propriétaires. Les périphéries des grandes villes italiennes sont encore aujourd’hui profondément marquées dans leurs paysages par ces vastes condomini résidentiels des années 1950 et 1960, constitués de grands immeubles regroupés autour de jardins et d’équipements communs. Ceux-ci représentent souvent plus de la moitié du stock de logements dans les métropoles de la péninsule [1]. Cette « ville des copropriétés privées » reste pourtant un angle mort d’une recherche urbaine souvent focalisée sur les grands ensembles d’habitat social. Le premier intérêt du livre Storie di case est donc de jeter un peu de lumière sur cette banlieue « ordinaire » des classes moyennes italiennes.
Des immeubles et des habitants
Issu d’une recherche collective réunissant des historiens et des architectes [2], ce bel et épais ouvrage (524 pages, 233 planches et photographies en couleur, 3 cartes de localisation) étudie successivement 23 ensembles résidentiels situés dans les banlieues de Milan, Rome et Turin. Localisées parfois en première couronne, parfois en banlieue éloignée, ces unités résidentielles sont assez diverses par leur architecture [3] et leur statut juridique (une majorité de copropriétés, mais aussi des immeubles locatifs appartenant à des coopératives professionnelles ou des sociétés immobilières…). Mais toutes sont constituées d’immeubles collectifs partageant des espaces extérieurs communs (jardins, parkings et parfois équipements de loisir comme les piscines), construits à l’initiative d’entreprises privées à destination des classes moyennes durant les trois décennies de croissance urbaine qui ont marqué l’Italie entre 1945 et 1975.
Sur le plan méthodologique, chacun de ces ensembles résidentiels fait l’objet d’une double approche. D’une part, celle de la production et du cadre matériel du logement, fondée sur l’analyse des documents de planification, des plans des logements, des logiques d’acteurs et des modalités de construction des immeubles, depuis leur planification jusqu’à leurs divisions et transformations récentes, à la fin des années 2000. D’autre part, celle des pratiques habitantes (d’où le concept « d’habiter » mis en avant dans le sous-titre du livre) : de nombreux entretiens auprès des résidents, longuement cités dans le texte, permettent de reconstituer l’évolution du peuplement des condomini des années 1950 à nos jours, ainsi que toutes les pratiques associées à l’aménagement intérieur des logements et aux usages des espaces collectifs, renvoyant à la culture matérielle des classes moyennes. À travers l’entrée par le logement, c’est donc bien tout un pan de l’histoire sociale et urbaine italienne qui est ici donnée à voir, de manière vivante et « en action », grâce à une méthode résolument qualitative qui accorde une large place à la photographie et aux entretiens. Les grandes traditions italiennes de l’histoire orale et de la microstoria sont mobilisées pour faire revivre la cultura condominiale des banlieues ordinaires de la péninsule.
Mais ce parti pris méthodologique, qui privilégie systématiquement les études de cas sans jamais monter en généralité, a aussi ses limites. Le livre ne comporte pas de conclusion générale et chaque étude de cas reste close sur elle-même. Le lecteur se perd un peu dans le plan de l’ouvrage, qui classe les 23 ensembles résidentiels en autant de chapitres rangés par ordre alphabétique des noms de rue, entraînant des aller-retour constants entre Rome, Milan et Turin, trois contextes urbains très différents qui auraient mérité une présentation un peu plus générale. De même, les concepts d’ « habiter » ou de « classes moyennes », centraux dans l’ouvrage, ne sont jamais définis ni discutés. Seule l’introduction permet de mieux comprendre la perspective générale du livre : l’approche « micro » est pleinement assumée, l’objectif étant de rompre avec une vision négative d’une « ville privée » désordonnée et spéculative, opposée à une « ville publique » planifiée. Les études de cas permettent de remettre en cause les oppositions dualistes entre privé et public, dedans et dehors, en montrant, par exemple, comment les stratégies des petites entreprises de construction s’articulent avec les politiques publiques du logement, ou comment les pratiques habitantes débordent constamment l’espace privé du logement pour investir les espaces collectifs des résidences, zones tampons entre logement et quartier.
Une société de copropriétaires
On l’aura compris, ce livre s’adresse avant tout à de bons connaisseurs de la société italienne – ou du moins des villes sud-européennes – qui pourront d’ailleurs presque l’utiliser comme un livre-source : ils y trouveront un matériel ethnographique d’une grande richesse et l’illustration « en actes » de processus sociaux plus généraux décrits ailleurs. Aussi le livre Storie di case permet-il de nuancer certaines théories sur les villes italiennes. On en retiendra trois exemples, qui nous semblent particulièrement intéressants pour les problématiques urbaines.
Le livre comporte tout d’abord des études très fines du jeu d’acteurs de la fabrique urbaine, qui permettent de nuancer, dans le cas de Rome notamment, l’idée d’une spéculation immobilière essentiellement contrôlée par quelques familles de grands propriétaires fonciers (Insolera 1962). Il montre, au contraire, le rôle clé joué par les petits propriétaires de terrains agricoles dans la construction des condomini d’immeubles collectifs, grâce aux contrats passés avec des petits entrepreneurs de la construction (voir, par exemple, le chapitre 4). Il offre également un autre point de vue sur le modèle sud-européen d’accès au logement, souvent qualifié de familialiste et caractérisé par une politique de laisser-faire de la part d’États providences incomplets intervenant peu dans le domaine de la casa (Allen et al. 2004). En réalité, plusieurs chapitres montrent comment les filières familiales d’accès au logement s’articulent avec le recours au crédit, l’utilisation des dispositifs publics d’incitation fiscale et, parfois, la mobilisation de filières ou de coopératives professionnelles. Le rôle des coopératives professionnelles (comme celle des professeurs d’université de la Sapienza de Rome, chapitre 8) et surtout celui des sociétés parapubliques (chapitre 4) et des compagnies d’assurance (chapitre 3) dans la constitution de vastes parcs immobiliers privés est ainsi rappelé, ainsi que les dispositifs avantageux (prêts spéciaux ou loyers modérés) mis en place par ces dernières pour faciliter le logement de leurs salariés. La loi Tupini (1949), qui prévoyait une exemption de 25 ans de la taxe sur les immeubles pour les constructions « non luxueuses », a aussi joué un rôle fondamental dans les années 1950 et 1960, rappelé dans plus de cinq études de cas (voir, par exemple, les chapitres 1, 2, 3, 6 et 8).
Le cas de Paolo Z., cité au chapitre premier, résume bien la complexité du modèle d’accession des classes moyennes italiennes : dans les années 1960, il achète un appartement dans une résidence de 14 immeubles collectifs avec jardin et piscine commune, tous construits dans la banlieue est de Rome par la société générale immobilière où travaillait son père. Son achat se fait grâce à un apport familial (don de ses parents), mais aussi grâce à un crédit avantageux obtenu auprès de l’Immobiliare [4] par l’intermédiaire de son père et grâce à l’exemption fiscale de la loi Tupini. Plus qu’un modèle de laisser-faire, on est bien face à une politique de « mobilisation individualiste » des classes moyennes (Pizzorno 1974), typique d’une idéologie démocrate-chrétienne visant à stabiliser la société en construisant une république de propriétaires. Les études de cas montrent, cependant, l’importance croissante des filières familiales pour la réinstallation des descendants des premiers propriétaires : à partir des années 1980 et 1990, avec la hausse des prix de l’immobilier liée en partie à la financiarisation du marché du logement (retrait des coopératives professionnelles, par exemple), on observe des phénomènes de division des appartements et de regroupements familiaux dans des appartements proches au sein des mêmes copropriétés – modèle résidentiel aujourd’hui fortement répandu en Italie (Pfirsch 2011 et 2012).
Enfin, l’un des grands intérêts de l’ouvrage est de donner à voir une véritable « culture de copropriété » spécifique à ces ensembles résidentiels et assez typique des classes moyennes italiennes, qui en font un élément important de leur distinction sociale, notamment lorsque leur résidence s’inscrit dans un quartier populaire… Cette culture se fonde sur une solidarité de voisinage liée aux usages des espaces collectifs et des infrastructures de loisirs des copropriétés, préférées à celles de quartiers périphériques encore mal pourvus en services publics dans les années 1960 et 1970. Les piscines ou les jardins de copropriété sont largement utilisés pour les jeux des enfants et des adolescents, qui peuvent ainsi sortir sous le contrôle « lâche » des parents, dans un entre-soi préservé du reste du quartier. On retrouve dans plusieurs chapitres le lien déjà évoqué ailleurs, mais particulièrement fort en Italie, entre « logique de club » et enclosure résidentielle (Le Goix et Webster 2008), beaucoup de ces copropriétés étant fermées. Certains ensembles résidentiels sont, d’ailleurs, comparés par leurs habitants à de véritables « villages de vacances » (voir chapitres 3 et 6), version « classe moyenne » des clubs sélects et lotissements chics des élites urbaines, dont des études récentes ont montré le succès en Italie et l’influence sur les modèles résidentiels dans la péninsule (Cousin 2012).
Au final, ce voyage historique dans les immeubles ordinaires des classes moyennes italiennes intéressera les spécialistes de la péninsule, mais plus généralement tous les chercheurs travaillant sur le logement des classes moyennes en Europe. Ils y trouveront, de manière dispersée mais extrêmement précise et vivante, un matériau riche pour illustrer les dynamiques des périphéries urbaines contemporaines, de la fragmentation sociale à l’enclosure résidentielle, en passant par la financiarisation du marché du logement.
Bibliographie
- Allen, J., Barlow, J., Leal, J., Maloutas, T. et Padovani, L. 2004. Housing and Welfare in Southern Europe, Oxford : Blackwell.
- Cousin, B. 2012. « Classes supérieures de promotion et entre-soi résidentiel : l’agrégation affinitaire dans les quartiers refondés de Milan », Espaces et Sociétés, n° 150, p. 85‑105.
- Insolera, I. 1962. Roma moderna. Un secolo di storia urbanistica 1860‑1970, Turin : Einaudi.
- Le Goix, R. et Webster, C. 2008. « Gated Communities », Geography Compass, n° 118, p. 1189‑1214.
- Pfirsch, T. 2011. « Une géographie de la famille en Europe du Sud », Cybergeo : European Journal of Geography, 25 mai.
- Pfirsch, T. 2012. « Habiter la ville en famille. L’exemple des regroupements familiaux en immeuble à Naples », Historiens et Géographes, n° 420, p. 111‑117.
- Pizzorno, A. 1974. « I ceti medi nei meccanismi del consenso », in Pizzorno, A., I soggetti del pluralismo, Bologne : Il Mulino, p. 67‑98.