Dans les années 1990, l’exploitant cinématographique MK2 lance, sous la houlette de son président Marin Karmitz, une stratégie d’expansion dans l’est de Paris. De nouveaux complexes sont implantés dans des secteurs en renouvellement des 19e et 13e arrondissements, loin des quartiers traditionnels de cinéma de la capitale (Champs-Élysées, Montparnasse, Opéra, Quartier latin). Cette stratégie s’avère judicieuse : en rencontrant un franc succès médiatique et commercial [1], les équipements s’imposent comme de véritables vitrines pour la marque. L’exemple de MK2 est suivi par les autres grands exploitants parisiens (UGC, Gaumont–Pathé, Étoile Cinémas), qui développent depuis une dizaine d’années des projets dans les quartiers en mutation des portes de Paris. Le cas de MK2 permet d’analyser non seulement l’évolution des stratégies d’implantation des exploitants cinématographiques à Paris, mais aussi l’accompagnement de ces initiatives privées par la municipalité dans le cadre de sa politique d’aménagement [2].
Une stratégie singulière adaptée à des sites complexes
Lorsque la société MK2 décide d’implanter de nouveaux complexes sur les quais du bassin de la Villette, touchés par le trafic de drogue, et dans le quartier de la Bibliothèque nationale de France (BnF), encore en chantier et déserté le soir venu, ces secteurs semblent peu propices à l’exploitation cinématographique. Pourtant, ces deux sites disposent d’atouts et de potentialités précocement identifiés par Marin Karmitz : bénéficiant d’une excellente desserte par les transports en commun, ils sont engagés dans une profonde mutation urbaine et sociale, fondée notamment sur l’arrivée de nouvelles populations de cadres et d’étudiants.
Pour rencontrer la demande et capter une nouvelle clientèle dans ces territoires « pionniers », MK2 a adapté son offre et développé un type de complexe inédit. La programmation accorde une place notable aux films d’auteurs et plus largement au cinéma dit « indépendant ». L’architecture se veut transparente et ouverte sur son environnement : dans le 13e arrondissement, le plan du MK2 a même été élaboré avec le concours de l’association de riverains Tam-Tam, qui souhaitait ménager un passage traversant dans le cinéma pour relier l’avenue de France à l’esplanade de la BnF [3]. Enfin, le cinéma est associé à un ensemble diversifié de services (librairie, salles d’exposition et de conférence, boutiques, cafés et restaurants).
- © Marine Carpentier‑Daubresse (2012)
Un « impact territorial » difficile à évaluer
C’est dans le quartier autrefois populaire de Bastille que Marin Karmitz a ouvert son premier cinéma en 1974. Depuis, le patron de MK2 a toujours revendiqué le rôle déterminant de ses cinémas dans la transformation de leur environnement urbain. En septembre 2011, au cours d’une conférence intitulée Quand l’architecture et la ville transforment les territoires délaissés à Lausanne, l’entrepreneur explique qu’il a essayé de « combattre la barbarie produite dans les villes […] en mettant en place des lieux de vie où, à travers le cinéma […], on puisse faire en sorte que des quartiers abandonnés à la peur, abandonnés aux désordres, à la drogue, puissent se transformer » [4].
L’impact d’une activité commerciale sur un territoire est toutefois difficile à évaluer. L’implantation du premier complexe sur le quai de la Seine en 1996 n’a pas permis d’entraîner immédiatement de dynamique vertueuse : pendant longtemps, le cinéma MK2 est apparu comme la seule activité économique visible sur les quais. Au contraire, l’ouverture, de l’autre côté du bassin de la Villette, du MK2 Quai-de-Loire en 2005 s’est inscrite dans un ensemble d’initiatives locales qui ont contribué à changer durablement l’image du quartier : création du Point éphémère [5], réhabilitation et reconversion des Magasins généraux au pont de Crimée, ouverture de bars et de péniches à thèmes sur les quais du bassin. L’animation des cinémas a participé au renouvellement des usages des quais : les promeneurs sont toujours plus nombreux à venir y pique-niquer, au point de susciter des plaintes pour nuisances sonores [6]. Les services de la mairie du 19e affirment que le sentiment d’insécurité y a diminué, même si les invectives à l’encontre des femmes rentrant seules le soir restent courantes et que le trafic de drogue sévit toujours. Dans le 13e, le cinéma draine des flux importants, mais clients comme riverains ne s’approprient pas l’espace de la même façon. Disposant de ses propres services de restauration, le multiplexe paraît avoir eu peu d’impact sur la fréquentation des bars et des restaurants environnants.
Si les cinémas semblent bien avoir favorisé la (re)dynamisation de leurs quartiers, ont-ils pour autant bénéficié aux populations locales ? Dans le 19e, des écoles primaires ont noué des partenariats avec le MK2 Quai-de-Seine, mais les cinémas et les quais réhabilités n’attirent pas les riverains issus des classes populaires. Géraud Laveissière, directeur de cabinet du maire du 19e, a admis que, à l’occasion de l’extension du MK2 Quai-de-Loire prévue pour 2014, la mairie « devait réfléchir à une meilleure insertion et intégration des MK2 dans leur quartier » [7].
- © Marine Carpentier‑Daubresse (2012)
La fin des relations privilégiées entre MK2 et la ville de Paris
Selon Michel Gomez, le soutien de la ville de Paris a été indispensable à la mise en œuvre de la stratégie de MK2 : « MK2 est un grand acteur de la reconfiguration du paysage. Il faut dire que la ville y croyait aussi. On les a accompagnés là-dessus, sans quoi ils n’auraient pas pu construire » [8]. Deux intérêts se sont rencontrés : celui de la ville, qui souhaitait redynamiser des quartiers en mutation de l’est de Paris ; celui de l’exploitant, qui cherchait à étendre son parc de cinémas à moindre coût et à attirer une nouvelle clientèle.
La procédure de zone d’aménagement concerté (ZAC), fondée sur la coopération entre acteurs publics et acteurs privés et gage d’une certaine efficacité opérationnelle, a offert le cadre privilégié de cette collaboration. Peu de temps après la création des ZAC du bassin de la Villette (1987) et de Paris Rive Gauche (1991), Marin Karmitz sollicite les maîtres d’ouvrage. Invité à visiter le premier site par Michel Bulté, alors maire RPR du 19e arrondissement, il remarque aussitôt les deux entrepôts Eiffel sur les quais et envisage leur reconversion en cinémas [9]. Dans le 13e, il prend directement contact avec la SEMAPA (Société d’étude, de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne), aménageur du quartier, pour savoir si des terrains sont disponibles. Celle-ci lui propose une parcelle de forme triangulaire contiguë à la BnF. Dans les deux cas, MK2 reçoit le soutien des mairies d’arrondissement et de la mairie centrale.
L’exploitant a ensuite bénéficié de conditions favorables à toutes les étapes du projet. Tout d’abord, afin d’accélérer les procédures, les contrats sont conclus avec l’opérateur de gré à gré, autrement dit sans mise en concurrence. Ensuite, les conventions d’occupation domaniale sont signées pour une durée relativement longue de 50 ans. Les prix de vente des terrains et celui des redevances sont également avantageux, notamment dans le 13e. Enfin, la mairie de Paris participe financièrement, dans le cadre de la loi Sueur [10], aux travaux d’aménagement et de sécurisation du MK2 Bibliothèque, construit au-dessus du faisceau ferroviaire de la gare d’Austerlitz.
Marin Karmitz estime que ces avantages ne sont que des « contreparties légitimes » pour les différents risques encourus. Ils n’ont toutefois pas manqué d’entraîner des oppositions politiques et des jalousies commerciales. Un amendement est déposé en 2003 par des élus de l’UMP et du Centre afin de ramener la durée de la convention d’occupation domaniale du MK2 Quai-de-Loire de 50 ans à 25 ans. Plus généralement, les adversaires politiques du maire de Paris déplorent sa trop grande proximité avec les entrepreneurs privés [11]. Par ailleurs, le projet du MK2 Bibliothèque donne lieu à un recours contentieux de la part d’UGC, installé depuis 1998 dans le quartier voisin de Bercy, qui sera finalement rejeté.
Dans ce contexte, la collaboration entre MK2 et la ville change de nature au cours des années 2000. Afin de ne pas être accusée de favoritisme, la municipalité généralise la procédure d’appel d’offres, qui permet à d’autres exploitants de remporter des marchés « pionniers » aux portes de Paris. À l’occasion de la signature de la concession du MK2 Quai-de-Loire en 2003, des négociations ont lieu afin que l’exploitant accepte une hausse de la redevance, entraînant d’importants retards dans la livraison du complexe. En 2007, la ville, par l’intermédiaire du promoteur Apsys, évince MK2 du centre commercial Beaugrenelle (15e) car l’exploitant refuse une réévaluation de sa concession. La même année, le projet d’implantation d’un nouveau complexe dans la ZAC Claude-Bernard (19e) échoue suite aux tergiversations de MK2 [12], en lien avec l’installation future d’un cinéma Pathé dans la Cité des Sciences.
Si la collaboration avec la Ville se poursuit, comme en témoignent l’accord donné à l’exploitant de construire un troisième complexe sur le bassin de la Villette pour 2014 et son intérêt pour le projet de cinéma dans la ZAC Clichy–Batignolles [13], elle ne semble plus prioritaire pour MK2. Désormais dirigée par Nathanaël Karmitz, la société diversifie ses partenariats en s’implantant dans des établissements publics. L’ouverture prochaine de salles de cinéma dans les galeries nationales du Grand Palais et au sein même la BnF symbolise cette nouvelle orientation stratégique, qui témoigne de la grande capacité d’adaptation du groupe aux évolutions des pratiques commerciales.