Un concours d’architecture pour conjurer l’austérité
En 2009, alors que la construction des équipements sportifs bat son plein à Stratford, banlieue en difficulté de l’est de Londres choisie pour accueillir les Jeux olympiques d’été de 2012, un concours d’architecture est lancé à la surprise générale pour la réalisation d’une plate-forme d’observation monumentale. Décidé conjointement par le maire du Grand Londres, Boris Johnson, et la ministre des Sports, Tessa Jowell, dans un climat de marasme économique et de restrictions budgétaires, le concours reçoit 50 projets d’artistes et architectes. Un comité de neuf personnalités issues du monde des arts, de l’immobilier et de l’agence des Jeux, l’Olympic Delivery Authority (ODA) [1], choisit le « startiste [2] » Anish Kapoor, plasticien anglo-indien connu pour ses sculptures spectaculaires, lauréat du Turner Prize. Ce concours inattendu est organisé alors que l’ODA venait de réduire la taille et l’ambition architecturale des infrastructures olympiques. De fait, les équipements ont été planifiés pour être temporaires (halles de handball et de basket) ou adaptables, afin de minimiser leurs coûts de construction puis de maintenance après les Jeux. D’imposants gradins de 40 m de haut seront ainsi démontés de la structure de la piscine olympique dessinée par Zaha Hadid, tandis que le stade olympique verra sa capacité passer de 80 000 à 30 000 places dès 2013. Londres succède à Pékin pour l’organisation des Jeux, alors que les arbitrages budgétaires ne lui permettent pas de rivaliser avec son prédécesseur dans le registre architectural.
Le fait du prince
Il n’aura fallu que deux ans pour construire la plate-forme d’observation et œuvre d’art géante, une durée exceptionnellement brève au regard de l’histoire récente de l’urbanisme londonien. Sans l’événement, le cheminement du projet, du dessin à la réalisation, aurait été plus long et interactif, d’autant que les tours font souvent l’objet de vives contestations (Appert 2011).
Pour la préparation des Jeux olympiques (2005-2012), l’instruction des permis de construire des équipements a, en effet, été confiée à l’ODA, en lieu et place de la municipalité de Newham dans laquelle se situe le site olympique. Les procédures d’examen ont été simplifiées, les temps de consultation raccourcis et l’enquête publique rendue impossible. Les délais nécessaires aux appels d’offre pour choisir le constructeur et l’opérateur de la plate-forme d’observation ont également été réduits. Enfin, la réalisation de l’édifice a été facilitée par le financement apporté par Lakshmi Mittal, PDG du groupe sidérurgique ArcelorMittal : en offrant l’acier nécessaire à la construction de l’édifice, Mittal a réduit la facture de l’ODA de 27 à 4 millions d’euros.
Le maire et la ministre entendaient ainsi redonner du panache au site olympique en mobilisant des capitaux privés. Ce faisant, ils envoient un signe fort aux investisseurs privés sur lesquels repose la phase de renouvellement urbain post-olympique. En effet, si Stratford est le point focal de l’événement durant l’été, tous les sites seront ensuite le théâtre d’une vaste transformation urbaine, orchestrée par le Grand Londres et financée par les promoteurs, à l’image de ce que fut la reconversion des docks à Canary Wharf (Appert 2012). Officiellement, il s’agit également de répondre à la promesse de renouvellement urbain post-olympique, une des raisons pour lesquelles les JO ont été attribués à Londres.
- La tour ArcelorMittal Orbit dans le site olympique
- © M. Appert, février 2012
Une viabilité incertaine
Haute de 120 m, la tour ArcelorMittal Orbit est une attraction payante qui emmènera les visiteurs sur deux plates-formes d’observation situées à 76 et 80 m de hauteur. Ils découvriront alors à leurs pieds, au nord, les infrastructures du site olympique et le nouveau parc Queen Elizabeth II. Vers le sud, leur regard risque de ne pas s’attarder longtemps sur la vallée industrielle de la Lea. Avec des jumelles, ils pourront ensuite apprécier les skylines du centre de Londres (6 km) et de Canary Wharf (3 km), sans toutefois pouvoir distinguer les monuments emblématiques que sont le Parlement, Tower Bridge ou encore la cathédrale Saint-Paul, tous masqués par des tours ! Vers l’est, une marée pavillonnaire ponctuée de quelques tours de logements (sociaux et de standing) compose un paysage urbain relativement banal.
Le succès de cette nouvelle attraction touristique est, de ce fait, incertain. Si la tour a immanquablement capté une partie des 500 000 personnes qui se sont rendus quotidiennement sur le site pendant les Jeux olympiques, sa viabilité une fois l’événement terminé suscite des interrogations. Malgré une bonne accessibilité en transports collectifs (trois lignes ferroviaires et quatre lignes de métro) et la promesse de faire du site olympique un grand parc urbain, Stratford ne figure pas dans les circuits touristiques classiques, qui restent focalisés sur le centre-ville.
Échaudés par le fiasco du Dôme du millénaire, l’un des grands projets culturels de l’ère Blair [3], le Grand Londres et l’État devraient s’inquiéter de la viabilité de ce nouveau projet. Il n’en est rien officiellement, même si les autorités n’ont eu de cesse de se justifier par plusieurs campagnes de presse lancées depuis 2011 [4]. La communication menée conjointement par le Grand Londres, ArcelorMittal, Arup et Anish Kapoor insiste d’abord sur la dimension artistique de la tour, la qualifiant de façon récurrente d’œuvre d’art, ce dont débattent les milieux artistiques [5]. Il s’agit ici de minimiser les polémiques liées à son utilité, très discutable. Lorsqu’est évoqué son rôle de plate-forme d’observation, il s’agit ensuite de rassurer le futur opérateur ; le tarif d’entrée a ainsi été fixé à 15 livres (19 euros), une décision très critiquée, y compris par Anish Kapoor en personne [6]. Le maire de Londres prévoit aussi d’autoriser le futur opérateur à accueillir des événements privés, au risque de voir l’accès à la tour partiellement fermé au public.
Surtout, la multiplication des plates-formes d’observation dans le reste de la ville met en péril la viabilité de la tour. Depuis l’ouverture de la London Eye en 2000, de nombreux points de vue ont ouvert dans des édifices publics, comme à la Tate Modern, mais aussi dans les gratte-ciel du centre-ville : au sommet de la Heron Tower (200 m) en 2012, bientôt dans les tours Shard (260 m), Pinnacle (260 m) et 20 Fenchurch Street (150 m). La hauteur vertigineuse de ces lieux d’observation, leur proximité des sites les plus emblématiques de la capitale et, pour certains, leur gratuité (One New Change et Tate Modern) risquent de faire beaucoup d’ombre à la tour Orbit.
- Vue approximative vers le centre de Londres depuis Orbit
- Photographie prise en février 2011 depuis Denison Point, une tour de logements sociaux de 70 m de haut à quelques centaines de mètres plus à l’est. © M. Appert
Un avant-goût du renouvellement urbain de Stratford ?
Pourquoi alors construire une tour dont la viabilité économique est incertaine ? Derrière l’alibi de l’attraction touristique et de l’œuvre d’art, Orbit révèle les modalités du renouvellement urbain envisagées par la municipalité de Londres. Comme beaucoup d’autres projets architecturaux qualifiés d’iconiques, la tour ArcelorMittal Orbit ne s’inscrit dans aucune tradition locale, pas plus qu’elle ne fait écho au territoire sur lequel elle est érigée. Proéminente, originale par ses formes, cette tour spectaculaire coiffe le nouveau Stratford et vient compenser un déficit d’image, ce que les simplifications architecturales exigées par les coupes budgétaires ne permettaient plus. Commandée par le nouveau maire de Londres et la ministre des Sports britannique, dessinée par Anish Kapoor, conçue par l’ingénieur Cecil Balmond (Arup) et financée majoritairement par Lakshmi Mittal, la tour participe simultanément d’une « starification » des architectes et des artistes, d’une communication politique et d’une mise en marque des lieux pour l’après-Jeux. Elle est à la fois le fait du prince, une réalisation à valoriser dans un portfolio d’artiste ou d’architecte et un marqueur paysager incontournable.
Cette poignée d’acteurs aura pour mission, avec les firmes transnationales du secteur immobilier (Sklair 2001), le réaménagement du parc olympique de Londres en vue de créer un nouveau pôle de croissance dans l’Est londonien. La prise de possession des lieux par le Grand Londres et l’État est donc double : réglementaire, avec des procédures d’aménagement simplifiées et centralisées ; paysagère, par la transformation physique radicale et durable d’un espace en déclin mais très accessible. Il s’agit alors de déployer un programme entrepreneurial qui offre aux investisseurs, promoteurs et futurs occupants un nouveau territoire débarrassé de son image négative et de ses friches, afin de minimiser les risques financiers pris par les acteurs privés après les JO. En l’absence de grands projets publics, le Grand Londres attend, en effet, du secteur privé qu’il construise la totalité des 6 800 logements et des 130 000 m² de bureaux prévus entre 2013 et 2025. La marchandisation du site olympique a déjà commencé : la famille royale du Qatar a acquis la moitié des appartements du village des athlètes pour les transformer en logements de standing.
Bibliographie
- Appert, Manuel. 2011. « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Métropolitiques, 12 septembre.
- Appert, Manuel. 2012. « Les JO 2012 à Londres : un grand événement alibi du renouvellement urbain à l’est de la capitale », Géoconfluences, 6 janvier.
- Sklair, Leslie. 2001. The transnational capitalist class, Oxford : Blackwell.