Ma vie rouge raconte un piège, un piège institutionnel, qui se referme progressivement sur Pierre Mansat, coauteur et personnage principal de l’ouvrage. Il y relate son expérience de conseiller de Paris en charge des relations avec les collectivités d’Île-de-France, de l’alternance socialiste en 2001 aux premières années de la Métropole du Grand Paris, constituée en 2016 [1]. L’ouvrage est entrecoupé par des passages romancés, rédigés par le politiste Christian Lefèvre dans le style d’un roman noir. Le récit du militant communiste du XXe arrondissement, convaincu que la lutte contre les inégalités dans l’agglomération et l’appui aux mobilisations urbaines passent par la constitution d’un espace politique métropolitain, éclaire un double processus de confiscation (Desage et Guéranger 2011) : celui qui a réduit le « Grand Paris » aux grands projets (Bollache 2022) et à une « affaire d’élus » (Parnet 2020).
Des luttes sociales aux tractations institutionnelles
L’ouvrage s’ouvre sur l’entrée en fonction de Pierre Mansat, chargé en 2001 par le nouveau maire socialiste de Paris Bertrand Delanoë d’une mission inédite : « créer les conditions d’un dialogue politique égalitaire » avec les communes alentour, en vue « d’ouvrir le débat sur la gouvernance de la métropole » (p. 29). Cette mission répond à une proposition de campagne : mettre fin à « l’immobilisme et l’ignorance réciproque » qui caractérisent alors les échanges politiques du cœur de la région capitale (p. 30). Plus habitué à un rôle de porte-parolat des luttes urbaines et sociales en tant que permanent du PCF parisien (p. 27), Pierre Mansat se trouve projeté dans l’espace élitiste, concurrentiel et feutré des relations institutionnelles. Il n’agit pas seul, épaulé par une équipe resserrée au rôle transversal au sein de la municipalité, dont faisait par exemple partie Aurélien Rousseau, son chef de cabinet, devenu haut fonctionnaire et ministre. Ensemble, ils parcourent les collectivités environnantes et organisent de premières rencontres aux côtés d’élus volontaires mais d’abord suspicieux. Pierre Mansat décrit ce que l’émergence d’une scène métropolitaine doit à l’ambivalence de son contenu politique : si les élus de l’Est parisien (populaire) sont réceptifs à l’ambition de dépasser le « périph » (p. 40), susceptible d’améliorer le sort des populations ouvrières, ceux de l’Ouest sont moins intéressés par le volet social d’une coopération nouvelle que l’insertion de la métropole dans la compétition mondiale.
Pierre Mansat rappelle que, dans un premier temps, les élus ne sont pas seuls dans cette aventure. Des chercheurs, des spécialistes des questions urbaines, des architectes, accompagnent l’entreprise institutionnelle et forment le militant communiste à une expertise métropolitaine. L’élu parisien passe ainsi de « l’étude des classiques » du Parti communiste et des conférences de l’Institut de recherches marxistes (p. 65) aux cercles de la revue Esprit, aux chercheurs (Christian Lefèvre, Guy Burgel, Jean-Pierre Orfeuil) et consultants (Simon Ronai) pionniers dans l’analyse de la gouvernance métropolitaine. Ce compagnonnage intellectuel vient combler les « manques » (p. 65) de sa formation militante, et l’amène, sur les conseils d’Aurélien Rousseau, à suivre des enseignements à Sciences Po Paris puis à l’Institut des hautes études d’aménagement des territoires européens. Ce nouveau bagage intellectuel appuie le militant biberonné à l’éducation populaire marxisante dans sa mue en « expert des jeux sémantiques » (p. 69), capable d’enrôler de nouveaux partenaires vigilants quant au respect de leur souveraineté politique.
Le Grand Paris comme dépossession
L’histoire s’accélère avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Cette élection marque le retour de l’État sur la scène parisienne et aboutit à une première dépossession : l’ancien maire de Neuilly-sur-Seine impose la figure de la « ville-monde » qui doit répondre aux « attentes des milieux économiques » (p. 70), et charge Christian Blanc [2] d’un projet de Grand Paris concurrent de celui lancé par la Ville de Paris. Le nouveau « secrétaire d’État chargé du développement de la région capitale » échange directement avec les maires autour de contrats de développement territorial (CDT) et préfigure un projet de métro automatique devant connecter des « pôles de compétitivité » autour de la capitale. À ce « hold-up » s’ajoute un déchirement, Pierre Mansat quitte alors un Parti communiste qu’il juge en « repli “identitaire” », sourd à l’actualité du « défi climatique » (p. 86), et déplore le « mépris » de sa fédération parisienne vis-à-vis de son activisme métropolitain (p. 90).
Confirmé dans l’équipe municipale après les élections de 2008, Pierre Mansat prépare la réponse locale aux projets de l’État sous la forme de la création d’un syndicat mixte d’études d’élus à l’échelle de la zone dense francilienne. Son fonctionnement est horizontal et les décisions s’y prennent à l’unanimité. C’est à ces conditions que la quasi-totalité des chefs d’exécutifs locaux de l’agglomération intègrent Paris Métropole, reconnu ensuite par l’État comme « l’interlocuteur légitime pour les évolutions institutionnelles à venir » (p. 97). Plusieurs scénarios institutionnels de réforme y sont mis en balance : une intégration politique renforcée ; une fédération de collectivités et un statu quo « privilégié par la majorité silencieuse de tous bords » (p. 98). Mais pourquoi ces débats ? Au sein du syndicat, les orientations en termes de politiques publiques s’effacent derrière les formules institutionnelles : « Plus d’une fois, j’ai envie de jeter l’éponge, d’autant qu’il se révèle spectaculairement impossible de faire émerger un débat de fond sur l’avenir de la métropole » (p. 99). Pierre Mansat décrit finement la mécanique à l’œuvre, et qui perdure aujourd’hui : les élus s’opposent sur des destins organisationnels ; s’enferment dans un débat entre (acteurs) politiques sans (proposition) politique autre que de conserver ou affirmer leurs prérogatives initiales. Et ce pendant que le nouveau bras armé de l’État, la Société du Grand Paris, créé par la loi du 3 juin 2010, s’apprête à redessiner l’aménagement du territoire francilien.
Au-delà des institutions
Parce qu’il demeure un métropolitain convaincu, Pierre Mansat porte un regard critique sur le fruit des échanges locaux et des rapports de force avec l’État qui ont donné naissance à la Métropole du Grand Paris le 1er janvier 2016. Il décrit un semblant d’institution, incapable de décider d’orientations stratégiques et de constituer un véritable « territoire politique » (Lefèvre 2013). Une organisation qui sacrifie au nom du « soutien aux communes » l’objectif de solidarité financière et territoriale qui avait motivé, au moins chez Pierre Mansat, l’entreprise initiale (p. 138-139). Rétrospectivement, il constate toutes les limites de la « recherche systématique du consensus » (p. 144) : posée comme une condition nécessaire au dialogue entre élus franciliens depuis la Conférence métropolitaine, elle met sous cloche tous les « sujets qui fâchent » (p. 142). L’analyse de l’ancien élu parisien résonne avec le constat d’« incapacités politiques intercommunales » (Desage 2023). Pour changer les politiques locales, contourner « l’union sacrée des maires » et le « pouvoir de nuisance de la Région » (p. 144-146), Pierre Mansat prône une métropole « tirant sa légitimité du suffrage universel ». L’idée n’est pas nouvelle, mais a davantage été une figure repoussoir dans l’histoire du Grand Paris qu’une perspective envisageable pour la majorité des acteurs politiques (Lescloupé 2021).
La proposition conclusive – « élire une Assemblée métropolitaine dans les limites de l’actuelle Île-de-France au suffrage universel à la proportionnelle, avec un “sénat” des maires qui donnerait son avis sur des sujets stratégiques » (p. 147) – peut d’ailleurs laisser dubitatif. Elle interroge sur la possibilité de penser la métropole en dehors de scénarios institutionnels concurrents et autrement que ce qu’elle est déjà aujourd’hui : en premier lieu un cénacle d’élus locaux. Elle révèle aussi combien la proposition d’une démocratisation métropolitaine ne peut se faire sans être accompagnée de concessions prolongeant la place des maires dans le gouvernement intercommunal.
Mais Pierre Mansat déplace aussi le regard : « le tout articulé avec les réseaux citoyens, les comités locaux, les associations dotées de ressources suffisantes leur permettant d’élaborer des projets autonomes des institutions ». Peut-être ces initiatives augurent-elles de la naissance lente et entravée d’un autre Grand Paris, sous la forme d’un espace public élargi. L’ancien élu termine son récit sur ses adieux à la vie politique, le 6 décembre 2018, au salon des Arcades de l’Hôtel de Ville au son de L’Internationale. Toujours militant.
Bibliographie
- Bollache, L. 2022. Mobilisations écologistes dans (et contre) le Grand Paris : une ethnographie des collectifs en lutte à Gonesse, Romainville et La Courneuve, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 1.
- Desage, F. et Guéranger, D. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Desage, F. 2023. « Postface. Don’t look up ? Les incapacités politiques intercommunales, de la méconnaissance au déni », in R. Lefebvre et S. Vignon (dir.), Politiser l’intercommunalité ? Le cas des élections locales de 2020, Villeneuve-d’Ascq : Presses du Septentrion, p. 303-336.
- Lefèvre, C. 2013. « Gouverner les métropoles : l’improbable gouvernement métropolitain », Sociologie et sociétés, vol. 45, n° 2, p. 223-242.
- Lescloupé, C. 2021. Une configuration indécidable : retour sur vingt années de réforme ininterrompue des institutions du Grand Paris (2000-2020), thèse de doctorat en science politique, Université Paris 1.
- Parnet, C. 2020. « La métropole, une affaire d’élus. La mise à distance des citoyens dans la réforme territoriale (2012-2016) », Participations, n° 26-27, p. 105-134.