Ce dossier se propose de contribuer à l’analyse de stratégies émergentes dans la production et dans l’investissement sur les marchés du logement, à partir des acteurs qui les portent. Trois grands axes d’exploration sont proposés : la fabrique de nouveaux segments de marché par des acteurs professionnels ; les mutations de l’investissement et de l’accumulation par les ménages ; la recherche de nouveaux modes de production du logement en dehors d’une régulation strictement marchande.
Un parti pris du dossier est de rapprocher des filières de production et d’investissement dans le logement qui ont fait l’objet d’un regain d’intérêt scientifique depuis quelques années, mais qui sont rarement traitées ensemble dans la littérature (une exception récente est le livre de Fijalkow et Maresca 2022) : la promotion immobilière (Gaudreau 2020 ; Pollard 2018), les alternatives dans l’habitat (Carriou et al. 2012 ; Béal et Rousseau 2014 ; Lang et al. 2018) et les ménages propriétaires occupants ou bailleurs (Le Goix et al. 2021 ; Whitehead et al. 2012). Il nous semble fructueux de mettre en relation les pratiques et les stratégies des uns et des autres au regard de la question large des mutations des marchés du logement. Cette approche permet de repérer des dynamiques de rapprochement, des influences croisées et des partenariats (parfois) inattendus. Ce phénomène s’observe par exemple chez les grands promoteurs, qui s’intéressent à l’habitat participatif conçu en partie avec les ménages ou aux produits immobiliers à haute valeur environnementale comme la terre crue.
Le dossier cherche en premier lieu à ouvrir des pistes d’analyse. Il couvre des objets volontairement variés : les stratégies émergentes étudiées ici concernent de nouveaux types et usages de logements (résidences avec services, résidences séniors, intensification des usages des résidences secondaires, location sur le marché libre d’anciens logements sociaux, etc.), l’exploitation de marchés en voie de valorisation (littoral) ou dévalorisés (quartiers populaires à Chicago et Houston), des matériaux de construction atypiques (terre crue), ou encore des circuits et modalités de financement et de production diversifiés (Organismes de foncier solidaire, Community Land Trusts). Il rassemble des apports de chercheur·ses et des témoignages de praticien·nes qui suivent au plus près ces phénomènes. Les articles proposent le plus souvent des analyses monographiques d’expériences, certaines dans des contextes géographiques éloignés, qui donnent à voir, de manière empirique, des changements qui travaillent les marchés du logement contemporains.
La majorité des textes réunis s’intéresse à des dynamiques qui émergent à partir du début des années 2000 et, plus encore, après la crise de 2008. Si certaines évolutions législatives marquent des moments de rupture (par exemple, la relance de la vente des logements HLM ou la création des Organismes de foncier solidaire), les stratégies analysées sont portées par des acteurs en large partie déjà existants, qui réorientent leur action. Elles s’inscrivent dans un secteur qui, malgré ses crises cycliques, est marqué par une stabilité de longue durée dans ses structures et institutions fondamentales (en premier lieu, la propriété et sa distribution) et dans ses modes dominants de production et de régulation (Ball 2003 ; Hoekstra 2010 ; Kemeny 2006).
Développer de nouveaux marchés
Un premier ensemble de contributions porte sur les stratégies d’acteurs cherchant à ouvrir de nouveaux segments de marché, à initier des activités leur permettant de se différencier de leurs concurrents, à bâtir des positionnements de niche. À travers ces activités se déploient – ou se réinventent – des manières de générer du profit.
La fabrique de nouveaux segments de marché passe en premier lieu par une extension des interventions des acteurs classiques de la production de logements (promoteurs immobiliers, investisseurs, organismes HLM). Les frontières de la marchandisation du logement sont ainsi repoussées par le développement des activités des promoteurs immobiliers en amont et en aval de leur cœur de métier. Des stratégies, parfois peu visibles, concourent à la financiarisation des marchés du logement. Il en va ainsi de la production de résidences seniors (Mendoza), nouveau segment de marché développé conjointement par les promoteurs immobiliers et les investisseurs institutionnels. Autre exemple : avec le projet Smartseille, l’innovation dans des services liés au cadre de vie (conciergerie, coaching énergétique notamment) conduit les promoteurs à étendre leurs activités afin d’ouvrir de nouveaux marchés (Floderer, Bresson et Carriou). Du côté des organismes HLM, le recours aux marchés financiers, en particulier pour développer une offre de logements intermédiaires, les conduit à se rapprocher de pratiques des promoteurs immobiliers privés.
Au-delà du développement de nouvelles activités, l’extension du domaine du marché passe également par l’essor de nouveaux acteurs. Aux côtés des investisseurs des quartiers valorisés des métropoles américaines, d’autres acteurs professionnels, peu visibles et œuvrant aux marges de la légalité, poursuivent des stratégies hautement spéculatives en misant sur l’exploitation de populations vulnérables dans des quartiers dévalorisés (Nussbaum). Ces investisseurs prédateurs déploient des stratégies de niche, exploitant les zones grises des règles et institutions dominantes. Dans le contexte camerounais, ce sont les promoteurs agréés qui font figure de nouveaux entrants sur les marchés (Jourdam-Boutin). Tentant de conquérir des parts de marché, ils peinent à se positionner face à une fabrique de la ville largement assurée, hors de la régulation publique, par des acteurs dits informels. Ce cas permet de mettre en perspective la caractérisation même des acteurs dits classiques sur les marchés du logement.
Investir dans un logement de rapport
En s’éloignant des acteurs professionnels, un deuxième groupe de textes porte sur les ménages propriétaires de logements locatifs. En France, 58 % des ménages sont propriétaires d’au moins un logement et 24 % sont propriétaires de deux logements ou plus (André, Arnold et Meslin 2021). Ce patrimoine résidentiel détenu tant par des propriétaires occupants que par des propriétaires bailleurs est à la fois un déterminant d’inégalités sociales et une forme individualisée de protection sociale (pour la retraite et/ou en cas de ruptures familiales ou professionnelles) (Benites-Gambirazio et Bonneval 2022). Trois articles explorent les stratégies et les lieux de l’investissement des ménages, la place de ces investissements dans des trajectoires résidentielles et le rôle central que jouent les politiques publiques dans ces processus. Ces textes donnent à voir le rôle essentiel des ménages investisseurs dans le logement ancien et hors des dispositifs très encadrés – et mieux connus par la recherche – d’investissement défiscalisé dans le neuf (Pollard 2018). Ils investissent les cœurs de grandes agglomérations (Kireche), le littoral méditerranéen (Coudrin, Lavaud-Letilleul et Berry-Chikhaoui) et bénéficient de la vente du parc HLM en région parisienne (Boulai, Fol et Gimat).
L’investissement apporte avant tout des avantages financiers pour ces ménages. Les biens acquis ont un fort potentiel de valorisation du fait de leur localisation dans des marchés immobiliers sous tension locative et des plus-values potentiellement élevées en cas de revente, permettant à des ménages d’enclencher ou de consolider des trajectoires d’accumulation patrimoniale. L’investissement dans le parc HLM présente des avantages spécifiques, en raison des prix favorables pratiqués par des bailleurs sociaux, soucieux de vendre rapidement et sélectionnant pour la vente des logements en bon état et bien localisés. En complément de ces avantages financiers, la dimension affective et d’attachement à un lieu ou un bien participe également à façonner les stratégies d’investissement. C’est le cas des « multipropriétaires ancrés » du littoral, qui tissent des relations intimes à la propriété et au territoire (Coudrin, Lavaud-Letilleul et Berry-Chikhaoui).
Contrer la spéculation
Le troisième ensemble de textes présente des stratégies d’acteurs qui se développent en réaction aux mécanismes marchands de la production de logements. Il éclaire un panel d’acteurs variés, souvent issus des mondes militants, occupant une place plus marginale dans le secteur du logement. Ces acteurs ont en commun d’ouvrir et de développer des voies pour restreindre la stricte logique de profit et développer des approches plus sociales et inclusives de la production du logement, parfois en y intégrant les habitants. Pour autant, leurs positions ne s’éloignent pas complètement de l’entrepreneurialisme (Béal et Rousseau 2014). Afin de développer leurs activités et les défendre, les acteurs à l’origine de ces initiatives s’engagent dans des formes de professionnalisation et de constitution de nouvelles filières de promotion qui les conduisent à négocier avec les acteurs financiers et à intégrer une part de leurs contraintes.
Ils s’emploient ainsi à développer des modèles de promotion visant à allier faisabilité économique et fidélité aux valeurs politiques et sociales qui sont au cœur de leur engagement dans la filière. Cela suppose d’articuler des logiques a priori peu compatibles : rentabilité et idéal antispéculatif, reproductibilité des procédés de production et expérimentation, professionnalisation et dimension participative. Concilier ces exigences conduit souvent à des dilemmes. L’entretien avec Xavier Point (Carriou, Pollard et Point) présente la posture d’un « promoteur participatif » qui emprunte aux cadres d’action du promoteur immobilier classique, tout en défendant le principe d’une démocratie radicale, au risque d’ambivalences sur les questions de la rentabilité ou de la place donnée aux habitant·es. Le champ de la construction de la terre crue en France témoigne aussi de ces tensions (Villain) : les approches les plus engagées y côtoient celles qui cherchent à s’inscrire dans des circuits de production plus sérialisés.
L’articulation de ces logiques ne peut souvent se faire qu’avec le soutien des acteurs d’intérêt public et des institutions (subventions, accès au foncier, aménagement de la réglementation, etc.). Mais ces acteurs d’intérêt public ne sont pas non plus à l’abri de tensions. Les dispositifs de démembrement foncier pour produire du logement abordable illustrent la transformation d’un modèle militant en outil d’intervention publique. Les Community Land Trust (CLT) ont émergé aux États-Unis pour soustraire le foncier aux logiques spéculatives, au profit du logement de communautés défavorisées (Festa). Le dispositif français, les Organismes de foncier solidaire, est façonné par une logique anti-spéculative destinée à permettre l’accès à la propriété de ménages modestes, mais fait face au risque d’alimenter les mécanismes de renchérissement des prix du foncier (Morel).
Trois questions transversales
De la diversité des processus et des acteurs considérés, trois questions transversales se dégagent. En premier lieu, les stratégies émergentes considérées redéfinissent-elles les limites du marché ? Si beaucoup de textes tendent à montrer une extension protéiforme du domaine du marché, les contre-mouvements sont aussi présents. À ce titre, le dossier apporte un contrepoint aux analyses des marchés du logement qui placent l’accent sur la concentration des acteurs professionnels et la standardisation croissante des produits immobiliers (Nicol et Hooper 1999 ; Guironnet 2016).
Deuxième questionnement, quel est le rôle de l’État dans ces changements ? L’État, et plus généralement les pouvoirs publics, apparaissent tour à tour soutiens, observateurs ou aveugles aux changements à l’œuvre. L’État joue un rôle dans la reconnaissance des acteurs et du périmètre de leurs activités (pour les organismes HLM, par exemple). Par ses productions réglementaires, il trace et fait évoluer les frontières de la légalité et du marché. Par ailleurs, le développement d’expériences alternatives n’apparaît souvent possible qu’avec le soutien public. Enfin, certaines dynamiques semblent échapper à la régulation publique, à l’instar des stratégies prédatrices développées dans l’immobilier dévalorisé des villes états-uniennes.
Enfin, le dossier permet de mettre en valeur le rôle, souvent sous-estimé, des habitant·es dans la fabrique du logement. Les textes ne les présentent pas seulement comme habitant les lieux, mais les montrent aussi dans des postures qui engagent la production, l’exploitation ou la gestion des logements, c’est-à-dire dans des postures traditionnellement occupées par des acteurs professionnels. Ces habitants se dotent de savoirs de plus en plus professionnalisés, au point de venir – peut-être ? – brouiller les limites entre acteurs professionnels et non professionnels des marchés du logement.
En creux, se pose la question des effets sociaux et spatiaux de ces dynamiques émergentes. Tous les textes montrent la forte sélectivité spatiale des stratégies d’ouverture de nouveaux segments de marché ou d’investissement par les ménages et les sociétés : elles s’appuient sur les caractéristiques locales des marchés (dévalorisés ou au contraire fortement attractifs) pour générer du profit. Cette sélectivité est multiscalaire, allant de marchés régionaux jusqu’à la sélection d’un immeuble plutôt que d’autres au sein d’un même programme. Elle rappelle la centralité du foncier dans les marchés du logement, à la fois socle de la valorisation et contrainte majeure à laquelle se heurtent aujourd’hui les initiatives et les projets alternatifs.
Au sommaire de ce dossier :
Développer les marchés
- Salomon Mendoza, « Les résidences services seniors : nouvel avatar de la financiarisation urbaine », 19 juin 2023.
- Camille Floderer, Sabrina Bresson et Claire Carriou, « Smartseille. Quand les innovations de services créent du marché » (à paraître).
- Mathilde Jourdam-Boutin, « Vers une formalisation de la promotion immobilière au Cameroun ? », 23 mars 2023.
- Florence Nussbaum, « Le marché de la ruine. Stratégies prédatrices dans l’immobilier dévalorisé à Chicago et à Houston », 16 mars 2023.
Investir dans un logement de rapport
- Camille Boulai, Sylvie Fol et Matthieu Gimat, « La vente HLM, une opportunité pour les ménages bailleurs ? », 29 mai 2023.
- Nordine Kireche, « Dans les métropoles françaises, un parc locatif capté par des “particuliers professionnalisés” », 23 janvier 2023.
- Cécile Coudrin, Valérie Lavaud-Letilleul et Isabelle Berry-Chikhaoui, « Investir et s’investir dans le logement littoral. Trajectoires de multipropriétaires ancrés en bord de mer », 1er avril 2024.
Contrer la spéculation
- Victor Villain, « La construction de logements en terre crue : un engagement social et environnemental », 8 juin 2023.
- Daniela Festa, « Les Community Land Trusts : vers l’émergence de communs de l’habitat ? », 11 mai 2023.
- Hélène Morel, « Les organismes de foncier solidaire face aux contraintes du marché », 23 octobre 2023.
- Xavier Point, « La promotion immobilière participative, une alternative au marché ? », 6 juillet 2023.
Bibliographie
- André, M., Arnold, C. et Meslin, O. 2021. « 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers », in T. Mainaud et E. Raynaud (dir.), France, portrait social, Insee Références, édition 2021, p. 91‑104.
- Ball, M. 2003. « Markets and the Structure of the Housebuilding Industry : An International Perspective », Urban Studies, vol. 40, n° 5-6, p. 897-916.
- Béal, V. et Rousseau, M. 2014. « Alterpolitiques ! », Métropoles, n° 15.
- Benites-Gambirazio, E. et Bonneval, L. 2022. « Housing as Asset-Based Welfare. The Case of France », Housing Studies, p. 1‑15.
- Carriou, C., Ratouis, O. et Sander, A. (†). 2012. « Effervescences de l’habitat alternatif », Métropolitiques.
- Fijalkow, Y. et Maresca, B. 2022. L’Archipel résidentiel. Logements et dynamiques urbaines, Paris : Armand Colin.
- Gaudreau, L. 2020. Le Promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, Montréal : Lux éditeur.
- Guironnet, A. 2016. « Une financiarisation si discrète ? La circulation des standards de la filière d’investissement en immobilier tertiaire dans les politiques de développement urbain du Grand Lyon », Métropoles, n° 19.
- Hoekstra, J. 2010. Divergence in European Welfare and Housing Systems, Amsterdam : IOS Press.
- Kemeny, J. 2006. « Corporatism and Housing Regimes », Housing, Theory and Society, vol. 23, n° 1, p. 1-18.
- Lang, R., Carriou, C. et Czischke, D. 2018. « Collaborative Housing Research (1990-2017) : A Systematic Review and Thematic Analysis of the Field », Housing, Theory and Society, vol. 37, n° 1, p. 10-39.
- Le Goix, R., Casanova Enault, L., Bonneval, L., Le Corre, T., Benites‐Gambirazio, E., Boulay, G. et al. 2021. « Housing (In)Equity and the Spatial Dynamics of Homeownership in France : A Research Agenda », Tijdschrift voor economische en sociale geografie, vol. 112, n° 1, p. 62-80.
- Nicol, C. et Hooper, A. 1999. « Contemporary Change and the Housebuilding Industry : Concentration and Standardisation in Production », Housing Studies, vol. 14, n° 1, p. 57-76.
- Pollard, J. 2018. L’État, le promoteur et le maire. La fabrication des politiques du logement, Paris : Presses de Sciences Po.
- Topalov, C. 1987. Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris : Presses de Sciences Po.
- Whitehead, C., Monk, S., Scanlon, K., Markkanen, S. et Tang, C. 2012. The Private Rented Sector in the New Century : A Comparative Approach, Copenhague : Boligokonimisk Videncenter.