En France, les organismes HLM ont la possibilité de vendre à des ménages une partie des logements sociaux dont ils assurent la gestion. Si cette politique ne s’est pas traduite par le transfert dans le parc privé d’un grand nombre de logements depuis son engagement au milieu des années 1960 (Gimat et Gloor 2016), elle a été relancée dans le cadre de la loi ELAN de 2018, avec le triple objectif de favoriser la mixité sociale, d’apporter des ressources aux organismes HLM dans un contexte de diminution des aides publiques au logement social, mais surtout d’encourager l’accession à la propriété des ménages populaires (Gimat et Marot 2020).
Cependant, si la vente HLM vise explicitement les propriétaires occupants, elle s’est traduite, d’une manière qui peut sembler surprenante, par la remise en location à des prix de marché d’une partie des logements vendus. Ainsi, un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) indiquait dès 2014 que 20 % des ménages acquéreurs de logements HLM les remettaient immédiatement en location après leur achat. Même si elle n’est pas majoritaire, la place de ces propriétaires bailleurs dans la vente HLM, qui constitue manifestement un impensé de cette politique, interroge. La vente HLM permet-elle le développement de carrières d’investisseurs immobiliers, en opposition avec les objectifs qui ont motivé la mise en œuvre et la généralisation de ce dispositif ? Cette question apparaît d’autant plus importante dans un contexte d’accentuation des inégalités sociales d’accès à la propriété depuis une vingtaine d’années (Laferrère et al. 2017).
Pour y répondre, nous nous intéressons au cas de marchés immobiliers attractifs en Île-de-France. Nous nous appuyons sur une enquête par entretiens réalisée auprès de ménages bailleurs de logements situés dans trois résidences HLM mises en vente à des moments différents [1], à Sartrouville, Villejuif et Alfortville (Tableau 1), ainsi qu’auprès de membres des services chargés de la vente dans les organismes HLM gestionnaires de ces résidences [2]. Nous présentons également des données issues de notre analyse de la base Fichiers fonciers, produite par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) à partir de données fiscales. Cet article s’appuie sur une enquête réalisée dans le cadre du programme de recherche sur la vente HLM (2020-2023).
En Île-de-France, un logement HLM vendu sur cinq est reloué dans le parc privé
Les données à notre disposition permettent d’estimer que 19 % des 13 932 logements HLM vendus entre 2009 et 2019 en Île-de-France sont loués dans le parc privé en 2019 [3]. L’analyse quantitative de cet échantillon fait apparaître que la typologie et la taille des logements jouent un rôle, comme dans le reste du parc privé (Bosvieux 2012). Ainsi, les maisons sont nettement sous-représentées parmi les logements reloués, tandis que les petits logements sont surreprésentés : la moitié des logements HLM vendus de moins de 50 m2 sont désormais loués dans le parc privé. D’une façon a priori plus spécifique aux ventes HLM, les données laissent aussi penser que les relocations sont plus fréquentes dans le parc construit avant les années 1980 sous la forme de tours et barres [4].
La base de données renseigne aussi quant aux caractéristiques des ménages bailleurs d’anciens logements sociaux en 2019, permettant par exemple de constater une légère surreprésentation des ménages jeunes, ayant entre 25 et 39 ans [5]. Mais, de ce point de vue, on observe surtout que les ménages qui achètent un logement social alors qu’ils ne sont pas locataires HLM ont plus tendance à relouer ce logement que les autres [6]. Ce résultat permet de faire l’hypothèse qu’il existe un nombre notable de ménages, non occupants du parc social, qui acquièrent d’anciens logements HLM avec l’objectif de réaliser un investissement locatif.
Les anciens logements sociaux, une niche intéressante pour des propriétaires bailleurs
Trois éléments peuvent contribuer à expliquer que la vente HLM apparaisse comme une opportunité intéressante pour des ménages bailleurs. En premier lieu, de nombreux logements HLM vendus présentent des qualités intéressantes, du fait de leurs caractéristiques architecturales (taille des logements, distribution des pièces, présence de rangements…) ou de leur localisation. La loi empêche en effet les organismes HLM de mettre en vente des logements qui ne répondent pas à certaines normes d’habitabilité et de performance énergétique. Au-delà, si les organismes HLM ont des stratégies de commercialisation variées, tous ont pour objectif de réaliser des ventes rapidement, notamment pour éviter que des logements mis en vente restent vacants et, lorsque les logements vendus sont dans des immeubles, de rester impliqués longtemps dans des copropriétés. En conséquence, les organismes franciliens ont tendance à mettre en vente prioritairement des logements qui se trouvent à proximité de centralités urbaines et des réseaux de transport collectifs (Gimat et Gloor 2016). Des organismes réalisent aussi des travaux préalablement à la mise en vente, dans les logements ou les parties communes. La résidence étudiée à Alfortville a ainsi été entièrement repeinte avant sa commercialisation, de façon notamment à la différencier des autres résidences HLM alentour (figure 1).
Avant la mise en vente, le bâtiment a été repeint en blanc, afin d’en améliorer l’apparence et de le différencier des immeubles alentour. Au cours des dernières années, le parking et les accès aux bâtiments ont aussi été sécurisés.
Source : Hortense Soichet, Recherche Vente HLM CNRS-USH, 2021.
En deuxième lieu, le prix des logements sociaux vendus est généralement avantageux, en particulier dans les marchés les plus valorisés. Avant le vote de la loi ELAN en 2018, le prix de vente était déterminé à la suite d’une évaluation effectuée par les services de l’État, à laquelle les organismes HLM avaient le droit d’appliquer une décote de plus ou moins 35 %. Depuis 2018, les organismes HLM ont toujours le droit de pratiquer une décote, mais ils fixent désormais librement leurs prix. Au sein des organismes enquêtés, le fait que les prix de vente soient en dessous des prix du marché s’explique par la prise en compte du « caractère HLM » des immeubles vendus, qu’il serait nécessaire de compenser selon les chargés des ventes enquêtés. La volonté de vendre rapidement, déjà évoquée, entre ici aussi en jeu. Surtout, les services chargés des ventes se réclament d’une « politique de prix sociale », en particulier pour les ménages occupants, mais pas uniquement, qui doit faciliter l’accession à la propriété des plus modestes. Ainsi, il est rare que des logements soient vendus à des ménages sans une décote comprise entre 10 et 30 %, qui s’applique à un prix de vente lui-même souvent inférieur au prix de biens semblables sur le marché immobilier. L’usage des logements à la suite de la vente ne semble pas pris en compte (et pourrait difficilement l’être) dans ce processus de fixation des prix.
En troisième lieu, les dispositifs visant à favoriser la propriété occupante des logements sociaux vendus sont peu efficaces. Le plus contraignant d’entre eux concerne les caractéristiques des acquéreurs. Lorsque les logements à vendre sont occupés, ils ne peuvent être achetés que par les ménages qui y résident. S’ils sont vacants, ils peuvent être achetés par n’importe quel ménage, mais des règles de priorité favorisent les locataires HLM [7]. S’il n’est pas possible de contourner ces obligations, nous avons observé des pratiques de commercialisation susceptibles de défavoriser les ménages locataires HLM : un des organismes HLM enquêtés communique notamment peu au sujet de ses logements vacants à vendre auprès de ses propres locataires, mais est très présent sur les sites d’annonces en ligne généralistes, tels que SeLoger.com ou Le Bon Coin. La vente HLM est aussi encadrée par d’autres dispositifs, mais dont le contrôle est difficile, voire impossible. La loi ELAN a par exemple interdit l’achat de plus d’un logement social, mais elle n’a pas créé un fichier recensant les aliénations HLM qui pourrait être consulté par les notaires lors de la rédaction des actes (Vautrot-Schwarz et Boidé 2018). Des clauses antispéculatives encadrent aussi les reventes et remises en location les cinq premières années. Par exemple, si l’acquéreur d’un logement social a bénéficié d’une décote sur le prix d’achat, il ne peut percevoir pour ce logement un loyer supérieur à celui dont s’acquittait son dernier locataire HLM. Les ménages bailleurs enquêtés connaissent pour la plupart l’existence de ces clauses, mais rares sont ceux qui en maîtrisent le détail. En conséquence, certains les ignorent, tandis que d’autres ont, par exemple, attendu par précaution cinq années avant de remettre en location le logement acquis. Aucun n’a fait l’objet d’un contrôle visant à vérifier la bonne application de ces clauses.
La vente HLM à l’origine de pratiques patrimoniales différenciées
L’enquête qualitative réalisée auprès de seize ménages bailleurs d’un appartement dans les résidences d’Alfortville, de Sartrouville et de Villejuif permet de faire apparaître des pratiques et des trajectoires patrimoniales différenciées.
En premier lieu, les pratiques d’une partie des ménages enquêtés semblent correspondre à celles d’investisseurs, car ils perçoivent l’ancien logement HLM acheté comme un placement à optimiser. En conséquence, ils pratiquent des loyers de marché, très supérieurs aux anciens loyers HLM. Plusieurs d’entre eux ont aussi recours au statut de loueur meublé non professionnel, qui leur procure des avantages fiscaux. Les propriétaires des grands logements que nous avons rencontrés louent en sus leur logement en colocation, ce qui permet d’augmenter encore les revenus locatifs (figure 2). Les ménages ayant de telles pratiques parmi nos enquêtés partagent aussi certaines caractéristiques patrimoniales et socioéconomiques. D’une part, ils sont multipropriétaires, l’achat du logement social s’effectuant au côté d’autres investissements. D’autre part, ils appartiennent aux classes moyennes ou supérieures et ont bénéficié d’une socialisation à l’investissement locatif du fait d’un emploi dans les domaines de la finance ou de l’immobilier, ou encore par le biais de leur groupe amical ou familial.
Quatre étudiants y vivent au moment de l’enquête. Le plan de l’appartement a été réagencé de façon à accueillir plus d’occupants : une deuxième salle de bains a été créée, comme on le voit sur la figure, tandis que l’ancienne cuisine a été transformée en chambre ; dans la salle à manger, se trouve dorénavant une cuisine ouverte.
Source : Hortense Soichet, Recherche Vente HLM CNRS-USH, 2022.
En deuxième lieu, d’autres ménages enquêtés ont des pratiques patrimoniales plus prudentes. S’ils ont acheté le logement social en vue de le louer vide, il s’agit le plus souvent de leur premier investissement locatif et du seul logement qu’ils louent. La vente HLM a en effet représenté pour eux une opportunité d’expérimenter de façon sécurisée l’investissement immobilier. Le prix très avantageux et le bon état du logement les ont décidés à investir et ils sont plusieurs à insister sur le côté « sécurisant » de cet investissement, qui apparaît d’autant plus sûr que le faible prix d’achat leur assure la réalisation d’une plus-value importante en cas de revente du logement. Ceux qui ont acheté directement à l’organisme HLM ont aussi profité d’un accompagnement et de garanties spécifiques [8].
Les trajectoires des ménages enquêtés montrent que ces novices de l’investissement locatif peuvent mettre en œuvre progressivement, mais pas systématiquement, des pratiques ressemblant à celles des investisseurs, décrites ci-dessus. Ainsi, le statut de loueur meublé non professionnel, qui procure des avantages fiscaux, est choisi après quelques années par plusieurs propriétaires, qui ignoraient au départ l’existence de ce dispositif. Chez certains ménages, des formes de professionnalisation, décrites par d’autres travaux (Lévy et Saint-Raymond 1992, Lefeuvre 2018), émergent : une propriétaire enquêtée, dont l’achat d’un logement HLM a constitué le premier investissement locatif, est maintenant à la tête d’un patrimoine de cinq logements et envisage de se reconvertir en gestionnaire de biens immobiliers.
En troisième lieu, nous avons aussi rencontré au sein des résidences des bailleurs plus circonstanciels, qui ont vécu une grande partie de leur vie dans le logement et n’envisageaient pas de le louer au moment de l’acquisition. Pour ces derniers, le départ du logement HLM acquis et sa mise en location sont le plus souvent liés à l’acquisition d’une autre résidence principale. Ils restent néanmoins attachés à ce logement et n’envisagent pas au moment de l’enquête de réaliser d’autres investissements locatifs.
Une niche aux effets peu connus
Même si ce marché constitue une niche encore peu connue et peu répandue, les logements sociaux à vendre semblent pouvoir permettre à des ménages, généralement issus des classes moyennes et supérieures, jeunes et non locataires du secteur HLM, de tirer parti de prix très avantageux pour se constituer un patrimoine locatif, voire d’enclencher un processus d’accumulation patrimoniale et une « carrière » d’investisseur immobilier. De telles trajectoires ne sont bien entendu pas systématiques, mais l’accroissement de la part des ventes de logements sociaux à des ménages qui ne sont pas locataires HLM, couplé à une hausse des ventes encouragée par les pouvoirs publics, pourrait progressivement étendre cette niche.
Les effets du développement de la location privée dans d’anciennes résidences HLM restent aussi à enquêter. En effet, les logiques de rentabilité liées à la location privée entrent en contradiction avec la vocation sociale initiale des logements. Nous avons pu observer que les loyers pratiqués par les bailleurs enquêtés sont, à de rares exceptions près, deux à trois fois supérieurs à ceux qui étaient pratiqués par les organismes HLM. La pratique de la location meublée et/ou en colocation, assez fréquente dans les résidences enquêtées, favorise aussi une rotation importante des occupants. Enfin, la présence de ménages bailleurs peut rendre plus complexe le fonctionnement de copropriétés déjà marquées par la présence, parmi les copropriétaires, d’un organisme HLM. En effet, les ménages bailleurs enquêtés participent en général peu aux instances formelles comme informelles de gestion des copropriétés.
Cependant, comme l’indique un des rares « coachs immobiliers » qui promeuvent leur expérience de la vente HLM sur YouTube [9], la mise en location n’est pas nécessairement la pratique spéculative la plus rémunératrice en lien avec la vente HLM dans les marchés les plus attractifs. Le différentiel entre prix d’achat décoté et prix de revente du logement quelques années plus tard peut permettre à des ménages occupants modestes de réaliser leurs aspirations résidentielles ; la plus-value peut aussi constituer une aubaine pour des ménages investisseurs.
Bibliographie
- Boulai, C. 2022. La Mise en location de logements HLM vendus en Île-de-France, mémoire de master 1, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Bosvieux, J. 2012. Bailleurs et locataires dans le parc privé, Rapport pour l’ANIL.
- CGEDD. 2014. Mission d’évaluation de la politique de vente de logements sociaux à leurs occupants et à d’autres personnes physiques, Paris : Conseil général de l’environnement et du développement durable.
- Gimat, M. et Gloor, M. 2016. « La vente de logements sociaux à des particuliers. Modalités et conséquences d’une pratique encore marginale des organismes HLM franciliens », Revue d’économie régionale et urbaine, 2016/3, p. 527-555.
- Gimat, M. et Marot, B. 2020. État des connaissances sur la vente de logements sociaux en Europe (Allemagne, France, Pays-Bas et Royaume-Uni), Rapport pour l’Union sociale pour l’habitat et la Caisse des dépôts et consignations.
- Laferrère, A., Pouliquen, E. et Rougerie, C. 2017. Les Conditions de logement en France, Paris : INSEE, 224 p.
- Lefeuvre, M.-P. 2018. « Le logement comme ressource : copropriétaires professionnelles, rentières et logeuses », Le Monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française, Paris : Éditions de l’INED, p. 251-268.
- Lévy, J.-P. et Saint-Raymond, O. 1992. Profession propriétaire, logiques patrimoniales et logement locatif en France, Toulouse : Presses universitaires du Midi.
- Vautrot-Schwarz, C. et Boidé, C. 2018. « Pratique notariale de la vente HLM à l’épreuve de la loi ELAN », Defrénois, n° 44, p. 15-21.